samedi 10 avril 2010

Nouvelles de l'espace habitable

Les librairies sont très encombrées ces temps-ci de coffrets-jardinage, avec graines et outils. On y attend avec impatience les coffrets-barbecue, accompagnés de brochettes et d'épices variées.

On y trouve encore des livres...

... que l'on peut commencer à lire debout:

***Gisement de ténèbres et d'éclairs
d'immobilité et de mouvement.

***Gisement d'air qui vibre et de langues
***au fond du silence tenace.
Ici un mot, là un geste, une absence

***que nous montre, nous épelle l'érosion.
***Dénudés sur les routes du Sud
nous portons plus loin nos gîtes d'énigmes,

***nos quêtes d'aurore dans la nuit -

***Entre deux margelles de clarté
un pléistocène grouillant et obscur.

***L'accord ici est hors clavier.
***Dans l'écartèlement - bonheur, détresse -
nous accouchons parfois d'une vie vraie

***dans l'espace habitable -

C'est la première page du nouveau recueil de Lorand Gaspar, publié aux éditions Gallimard.


En 1982, à l'occasion de la réédition dans la collection Poésie/Gallimard de ses précédents recueils - Le quatrième état de la matière, Flammarion, 1966; Sol absolu, Gallimard, 1972; Corps corrosifs, Fata Morgana, 1978 -, Lorand Gaspar avait écrit un essai d'autobiographie dont le début nous indique où situer ce qui est "derrière le dos de Dieu".

On m'a dit que je suis né en 1925, dans une petite ville de la Transylvanie orientale, dont j'ai pu faire connaissance quelques années plus tard. Mes parents, tous deux originaires de ces villages rudes des hauts plateaux des Carpates, se sont rencontrés là dans les années qui ont suivi la guerre de 14-18; mon père y était venu chercher du travail après sa démobilisation. Enfant de citadins néophytes et heureux de l'être, avec quelle impatience j'attendais les vacances pour retourner là-bas, "derrière le dos de Dieu", comme on disait.

Il décrit son admiration d'enfant pour B., son oncle maternel, le seul à ses yeux,

à n'avoir pas trahi nos origines au sein de la tribu de paysans-guerriers installés là jadis pour défendre le pays d'envahisseurs que l'Asie continuait à déverser sur l'Europe.

En 1943, le jeune homme, qui voulait "devenir physicien et écrivain à la fois", est admis à l'École polytechnique de Budapest.

De la guerre où il est alors enrôlé, il ne dit rien, "hors [s]on étonnement d'en être sorti".

Il est déporté dans un camp en Allemagne, d'où il parvient à s'évader, avec des camarades, au mois d'avril 1945, à l'approche des troupes alliées, et un an plus tard, il arrive à Paris.

C'était une fois de plus le printemps, les marronniers du Luxembourg étaient en fleur, les gens souriaient dans les rues, je me disais que le mot liberté avait un sens, c'était le plus beau jour de ma vie.

Il commence des études de médecine qu'il mènera à bien dans l'effervescence de l'après-guerre, "longue fête d'amitié et d'entraide".

(...) nombreux étaient les étudiants aux ressources modestes qui n'arrivaient pas à se loger. Un jour, un groupe enthousiaste et déterminé s'est avisé du manque d'emploi des anciennes maisons closes, closes pour de bon depuis la loi Marthe Richard. Celle de la rue Blondel fut prise d'assaut; le gouvernement finit par en céder aux étudiants: les Maisons communautaires étaient nées.

Lorand Gaspar fut donc un temps locataire du Sphinx, boulevard Edgar-Quinet...

En 1954, il obtient le poste de chirurgien à l'hôpital français de Bethléem. Il passera seize ans à Jérusalem-est, qu'il quittera, "fatigué d'une vie quotidiennement difficile", pour un poste de chirurgien dans les hôpitaux de Tunis, et pour s'installer à Sidi-bou-Saïd, autrement dit "à Mégara, faubourg de Carthage".

C'est dans la fraîcheur des matins de Jérusalem qu'il prend l'habitude de se mettre à ses "gribouillages" avant d'entamer sa journée à l'hôpital.

En 1995, il reviendra sur ces années dans un texte intitulé Quitter Sidi-bou-Saïd, écrit pour un recueil collectif publié chez Actes Sud, et maintenant repris dans Arabie heureuse, Deyrolle Editeur, 1997.

Je fais partie de ces millions de gens que les guerres, petites et grandes, ont chassé de chez eux - et continuent à le faire. Quand on commence par être arraché aux lieux de son enfance on se dit qu'après tout, ayant survécu à cette première brutalité, à un déracinement aussi radical, on ne peut plus avoir beaucoup de surprise dans ce domaine. On se fait une âme de nomade. Aussi, ayant choisi une langue, une culture et un métier pour patrie, quand les circonstances y invitent c'est de nouveau le départ. Puis, un jour, sans y prendre garde, quelque chose dans l'air, dans les visages: les couleurs du soir et de la terre, la lumière du matin, le rire des enfants, font qu'on se sent chez soi et inopinément on se laisse pousser des racines. Le temps de croire que c'est arrivé, et c'est déjà une nouvelle guerre, de nouvelles haines, un nouveau départ.


Cris inaudibles de millions d'insectes
à chaque instant sans faille dévorés

et ceux bouleversants de la douleur

d'une âme écrasée sans voix

tant de vies sans cesse déchirées

tandis que nous mettons tant de ferveur

à recoudre ce qui se déchire


un poème déchiré et refait -



PS1: Les deux poèmes cités sont extraits de Derrière le dos de Dieu, Gallimard, 2010.

PS2: Lorand Gaspar vit maintenant en France, où il travaille aux côtés de Jacques Fradin, à l'Institut de Médecine Environnementale, qui est un "institut de recherche, conseil et formation, réalis[ant] un transfert de compétences entre les neurosciences, sciences du comportement, et les domaines de la santé, du management, de l’organisation en entreprises et institutions, dans la perspective d’un développement durable".

Je ne connais pas trop ce domaine, mais je me demande si je ne préfèrerais pas continuer à feuilleter les livres de Lorand Gaspar du côté du rayon "poésie"...

2 commentaires:

olive a dit…

Oui et oui. Merci de parler de cet homme profondément beau.

Allez, encore un :

«J'aurai passé le plus clair de mon temps en ces lieux où se concentre la douleur des hommes. Mes yeux se seront remplis journellement des images de cette décomposition de la forme humaine, de sa défaite inévitable. La nécessité d'essayer de comprendre tant bien que mal et d'agir ne laisse pas beaucoup de place au déploiement des sentiments. On se ramasse dans l'amour obstiné de la vie, le désir de guérir — sans cesse déjoué, déçu — qui est aussi désir de se guérir. Sur ce fil tendu il faut pourtant marcher.

Parmi ces bouches baîllonnées j'apprends chaque jour une nouvelle composition du regard, corrosion de l'espoir et de la nuit, chimie de l'intensité, de la solitude, de l'extrême solitude. Autre chose parfois. D'infrangible, comme si une lueur ou une pulsation pouvaient être infrangibles.»

Feuilles d'observation (1986), dans le recueil Égée Judée (nrf-Poésie Gallimard, 1993).

Guy M. a dit…

Tu as bien raison de citer les Feuilles d'observation.

(...encore un livre égaré...)