vendredi 30 mars 2012

Un collectionneur sensible et enthousiaste

Un jour, c'est sûr, je reviendrai à Fontaine-de-Vaucluse.

J'y suis allé pour la première fois il y a une bonne quinzaine d'années, lors d'un séjour vacancier - mais "hors saison", comme on dit - passé dans les parages de René Char.

Le ciel du printemps était translucide, et j'avais dans la tête, en désordre, des vers de la Chanson pour Yvonne (*) :

******************La Sorgue
**************Chanson pour Yvonne

Rivière trop tôt par­tie, d’une traite, sans com­pa­gnon,
Donne aux enfants de mon pays le visage de ta passion.

Rivière où l’éclair finit et où com­mence ma mai­son,
Qui roule aux marches d’oubli la rocaille de ma raison.

Rivière, en toi terre est fris­son, soleil anxiété.
Que chaque pauvre dans sa nuit fasse son pain de ta moisson.

Rivière sou­vent punie, rivière à l’abandon.

Rivière des appren­tis à la cal­leuse condi­tion,
Il n’est vent qui ne flé­chisse à la crête de tes sillons.

Rivière de l’âme vide, de la gue­nille et du soup­çon,
Du vieux mal­heur qui se dévide, de l’ormeau, de la compassion.

Rivière des far­fe­lus, des fié­vreux, des équar­ris­seurs,
Du soleil lâchant sa char­rue pour s’acoquiner au menteur.

Rivière des meilleurs que soi, rivière des brouillards éclos,
De la lampe qui désal­tère l’angoisse autour de son chapeau.

Rivière des égards au songe, rivière qui rouille le fer,
Où les étoiles ont cette ombre qu’elles refusent à la mer.

Rivière des pou­voirs trans­mis et du cri embou­quant les eaux,
De l’ouragan qui mord la vigne et annonce le vin nouveau.

Rivière au cœur jamais détruit dans ce monde fou de pri­son,
Garde-nous violent et ami des abeilles de l’horizon.

René Char à Fontaine-de-Vaucluse, en 1966,
au cours d'un rassemblement protestant
contre l'installation d'une base de lancement de "fusées atomiques"
sur le plateau d'Albion.

Je ne sais pas s'il existe des "lieux magiques", mais il en existe qui rencontrent ce que l'on porte en soi, et où l'on est heureux d'être.

Cependant.

L'incroyable obscénité mercantile et putassière du monde réel, qui n'est jamais bien loin, y fait parfois irruption et vous éclate à la figure.

A Fontaine-de-Vaucluse, c'était un "Musée de la justice et des châtiments", qui faisait la retape en proposant de découvrir, en cave naturelle sans doute, l'exhibition d'une collection d'instruments de supplices légaux.

Un articulet du Figaro m'a permis d'en savoir un peu plus sur cet établissement. On y annonçait, en effet, que la société Cornette de Saint Cyr allait, le 3 avril, procéder à "dispersion" de la collection de ce musée "dans le cadre des ventes de prestige à l'hôtel Salomon de Rotschild, à Paris". Valérie Sasportas, la journaliste du Figaro Enchères, donne un aperçu tarifé des trésors qui attendent les acheteurs, et que j'aurais pu admirer si j'avais visité le "Musée de la justice et des châtiments" :

Trois cents pièces sont rassemblées. Ici, une chaise dite de tribunal d'inquisition, avec son assise en caillebotis garnie de clous pyramidaux en bois (lot 713, entre 200 et 300 euros). Là, une épée de justice, marquée «1756», avec sa poignée entièrement filigranée de fer (lot 701, entre 1 000 et 1 200 euros). Là encore un boulet de bagnard en fonte, avec sa chaîne (lot 694, entre 400 et 500 euros). Des entraves. Un masque de contrainte en fer martelé, avec les yeux et les narines ajourés, numéroté. Des portes de cellule. Et même le moulage du masque facial mortuaire et des deux mains de Syd Dernley, l'un des derniers bourreaux anglais (lot 772, entre 1500 et 1800 euros).

(D'autres détaillent différemment : "Guillotine, entraves, cordes d’exécution, écrase-mains, baignoire pour réceptionner les têtes, malle pouvant contenir jusqu’à quatre corps décapités, corde de pendaison "dédicacée" par l’exécuteur britannique Syd Dernley (...) "...)

Comme je ne pense pas me porter acquéreur de quoi que ce soit, il a été beaucoup plus intéressant pour moi d'apprendre, en lisant cet article, le nom du collectionneur qui tenait boutique à Fontaine-de-Vaucluse. Il s'agissait de Fernand Meyssonnier, "l'un des derniers bourreaux de la république Française, mort en 2008, et qui a collectionné pendant trente ans des objets et documents historiques sur la guillotine, le bagne, la prison, la peine de mort". Selon sa fille, qui est la vendeuse, c'était un "un homme «sensible, jovial, enthousiaste», arpenteur assidu des salles de vente".

Dans un article plus ancien du même quotidien, ce portrait se trouvait agrémenté d'une touche de militantisme humanitaire et démocratique :

Je voulais démontrer que, paradoxalement, la guillotine a été inventée dans un souci d’humanité et d’égalité. Sous l’Ancien Régime, le raffinement et la diversité des tortures infligées (la "question") étaient incroyables ! Atroce. En outre, il y avait inégalité devant la mort : la décapitation était réservée aux aristocrates. Les roturiers étaient pendus, brûlés ou roués. La Révolution a voulu mettre tout le monde au même niveau devant la mort.

Disait-il pour présenter sa collection...

Fernand Meyssonnier, avec son outil préféré,
qu'il possédait aussi en vrai, mais c'est mignon quand c'est petit.
(Photo : AFP/Gérard Julien.)

La journaliste aurait également pu ajouter quelques précisions biographiques sur l'ancien "exécuteur des sentences criminelles" - pour reprendre l'expression qu'il préférait employer, le terme de "bourreau" heurtant son exquise sensibilité, sa jovialité communicative et son enthousiasme conquérant.

Et notamment que ce brave homme, né en 1931 à Alger, commença sa carrière dès l'âge de 16 ans, comme aide, d'abord bénévole, de son père Maurice Meyssonnier, le "bourreau d'Alger", et qu'il participa à près de 200 exécutions capitales, jusqu'à son départ d'Algérie pour Tahiti, en 1961. Il fut donc un rouage indispensable d'une certaine politique avec une certaine forme de conscience, qu'il a détaillée avec complaisance à la fin de sa vie - interviews diverses, y compris chez Mermet, et publication d'un livre par l'anthropologue Jean-Michel Bessette (**).

Au gré de l'internet, on trouve ici et là des indications :

Personne n'est obligé de remplir les fonctions d'exécuteur. C'est en toute conscience qu'on fait ce choix. Nous étions des auxiliaires de justice. On touchait un salaire niveau smic, plus une prime de risque et une prime de tête, pendant la guerre d'Algérie. Mais chacun avait son affaire à côté : mon père tenait un bistrot, par exemple. En réalité, l'argent ne comptait pas. On faisait ça parce que les exécuteurs étaient reconnus et appréciés en Algérie. Et parce que cela nous apportait un tas d'avantages : port d'armes, transports gratuits, passe-droits auprès de la préfecture, etc

...

Au seuil de ma mort, je lis et relis l'historique de ces 200 exécutions : nous suivions tous les procès et j'ai tout conservé. Je reste persuadé que les condamnés étaient coupables, en majorité des terroristes FLN, poseurs de bombes ou auteurs de massacres effroyables. Si j'avais éliminé un innocent, mon existence ne serait qu'un long cauchemar. Je savais qui j'exécutais et pourquoi.

...

Il y avait des rituels pour les bourreaux comme le coup de rhum, la chemise blanche et la cravate noire avant d'officier, «rapide», mais «sans haine». Après, lui se lavait. Pas à cause du sang et de la mort, mais «c'est le fait de toucher un homme malhonnête, moralement pourri». Il était tellement persuadé qu'ils étaient «tous d'affreux criminels» qu'il n'a jamais cauchemardé. «Après l'exécution, on rentrait chez nous comme un entrepreneur après son travail ou un chirurgien qui vient de faire une opération, ni plus ni moins.»

Il m'est souvent arrivé de serrer la main d'un médecin ou d'un chirurgien - avec légèreté, car leurs mains font parfois des miracles -, mais il me semble que si j'avais eu à serrer celle de cet homme cordial à Fontaine-de-Vaucluse, dans son antre pédagogique aux supplices, il m'aurait fallu, moi aussi, me laver.

Et je sais que "tous les parfums de l'Arabie n'auraient pas suffi"...


PS : Des protestations se sont élevées pour dénoncer la vente de ces objets de collection, "manifestation morbide qui commercialise la torture", et "outrageante à l'égard de la mémoire des êtres humains qui ont été victimes de la torture"... La maison Cornette de Saint Cyr y a répondu en retirant de la vente la réplique de guillotine, haute de 4 mètres, "estimant qu’il s’agissait « d’un objet contemporain, trop proche dans l’histoire, avec une base émotionnelle pas suffisamment éloignée »". Ce qui tend à prouver qu'il faut du temps pour que le sang ait la même odeur que l'argent.

PPS : En dernière minute, voici ce que l'on peut lire dans Libération (20 h 49).

La vente aux enchères controversée d'instruments de torture prévue mardi prochain à Paris, est suspendue «dans un esprit d'apaisement», a annoncé vendredi la maison d'enchères Cornette de Saint Cyr.

«Devant l'émotion suscitée par cette vente, nous avons décidé de la suspendre afin que toutes les parties concernées puissent examiner dans le calme le contenu réel de cette collection», a déclaré le commissaire-priseur Bertrand Cornette de Saint Cyr.


(*) La Sorgue, Chanson pour Yvonne, poème de René Char, La Fontaine narrative, 1947, repris dans Fureur et Mystère - Poésie/Gallimard. Pour l'entendre dit par l'auteur, il faut aller visiter les Labyrinthes avec vue.

(**) Il s'agit de Paroles de bourreau aux Éditions Imago, 2002. Fernand Meyssonnier a fait savoir que Jean-Michel Bessette avait déformé ses propos.


Autre PS : Promis, demain je ne parlerai pas de guillotine...

3 commentaires:

Marianne a dit…

On peut imaginer que celui qui accepte de faire bourreau soit persuadé de l'utilité de son travail .
Plus rien sur la guillotine ? dommage car c'est une partie de notre histoire .
La vente aux enchères n'a pas eu lieu mais la publicité faite autour de cette vente permettra une vente de particulier à particulier .
Je me souviens qu' à l'école primaire on nous demandait la profession de notre père !

Guy M. a dit…

J'entends bien que ce monsieur ait été persuadé de faire œuvre utile, mais ce n'était pas une raison pour déparer Fontaine-de-Vaucluse.

D'où son "musée" a disparu, puisque le dieu des mercantis ne lui a pas été favorable, et où le Musée Bibliothèque François Pétrarque est toujours là...

Anonyme a dit…

Anatole Deibler dit:
Bah moi auparavant j'ai fractionner bien plus de corps humains,pas loin de 400 decapitations;c'etait a l'ére du bagne..alala le bagne la belle epoque!on y mettait cet untel,son nom apparait sur un cahier tenu par le gardien en chef du bagne,ecriture calligraphique reconnaissable de l'epoque,cet homme donc,condamné pour "algarade"(joli vieux mot inusité n'est ce pas) a 17 mois de bagne!!
Quelle justice!toujours plus merdeuse cette justice mais elle commençait fort deja là!
Ceci vu lors de reportage TV,le livre je l'ai lu mais ne m'en souviens guére,juste me dis-je,qu'il doit y avoir eu plu d'un guillotinné,simplement pour son appartenance au mouvement Anarchie,Anarchie comme on nous la vend,CAD totalement faussée.