On ne peut évoquer Charlotte Delbo sans être pris de l'envie de donner l'envie de la lire.
Donc de faire entendre cette voix revenue "d'au-delà de la connaissance", "sans pouvoir même / expliquer comment".
De Aucun de nous ne reviendra, premier volume de sa trilogie Auschwitz et après :
Jusqu'à cinquante
L'homme s'agenouille. Croise les bras. Baisse la tête. Le kapo s'avance. Il a son bâton. S'approche de l'homme agenouillé et s'assure bien sur ses jambes.
Le SS s'approche avec le chien.
Le kapo lève le bâton qu'il tient des deux mains, assène un coup sur les reins. Eins.
Un autre. Zwei.
Un autre. Drei.
C'est l'homme qui compte. Dans l'intervalle des coups, on l'entend.
Vier.
Fünf. Sa voix faiblit.
Sechs.
Sieben.
Acht. Nous ne l'entendons plus. Mais il compte toujours. Il faut qu'il compte jusqu'à cinquante.
A chaque coup, son corps fléchit un peu plus. Le kapo est grand, il frappe de sa hauteur, de sa force.
A chaque coup, le chien jappe, veut sauter.
Sa gueule suit la trajectoire du bâton.
« Weiter », nous crie l'anweiserine parce que nous sommes immobiles sur nos bêches.
« Weiter. » Nos bras sont retombés.
Cet homme qu'on bat avec le bruit d'un tapis qu'on bat.
Il compte toujours. Le SS écoute s'il compte.
C'est interminable, cinquante coups de bâton sur le dos d'un homme.
Nous comptons. Qu'il compte, lui aussi ! Qu'il continue à compter !
Sa tête touche le sol. Chaque coup donne à son corps un sursaut qui le disloque. Chaque coup nous fait sursauter.
C'est interminable, le bruit de cinquante coups de bâton sur le dos d'un homme.
S'il s'arrêtait de compter, les coups s'arrêteraient et recommenceraient de zéro.
C'est interminable et cela résonne, cinquante coups de bâton sur le dos d'un homme.
Un extrait de la Prière aux vivants pour leur pardonner d'être vivants, qui clôt le second volume Une connaissance inutile :
(…)
Vous qui passez
bien habillés de tous vos muscles
comment vous pardonner
ils sont morts tous
Vous passez et vous buvez aux terrasses
vous êtes heureux elle vous aime
mauvaise humeur souci d'argent
comment comment
vous pardonner d'être vivants
comment comment
vous ferez-vous pardonner
par ceux-là qui sont morts
pour que vous passiez
bien habillés de tous vos muscles
que vous buviez aux terrasses
que vous soyez plus jeunes chaque printemps
Je vous en supplie
faites quelque chose
apprenez un pas
une danse
quelque chose qui vous justifie
qui vous donne le droit
d'être habillés de votre peau de votre poil
apprenez à marcher et à rire
parce que ce serait trop bête
à la fin
que tant soient morts
et que vous viviez
sans rien faire de votre vie.
(…)
De Mesure de nos jours :
Un enfant m'a donné une fleur
un matin
une fleur qu'il avait cueillie
pour moi
il a embrassé la fleur
avant de me la donner
et il a voulu que je l'embrasse aussi
il m'a souri
c'était en Sicile
un enfant couleur de réglisse
il n'y a plaie qui ne guérisse
Je me suis dit cela
ce jour-là
je me le redis quelquefois
ce n'est pas assez pour que j'y croie.
PS : Ces textes de Charlotte Delbo ont tous été publiés aux Éditions de Minuit, et sont toujours disponibles.
lundi 26 mars 2012
Une voix sans images
Inscription à :
Publier les commentaires (Atom)
Aucun commentaire:
Enregistrer un commentaire