du silence à jamais détruit
le sourd balaye les débris
Raymond Queneau, Chêne et chien, 1937.
Une grande quantité de silence a entouré la vie de Marcel Storr, et il est bien possible qu'il ait parfois sincèrement souhaité que l'on fasse à jamais le même silence autour de son œuvre.
Il est difficile de le savoir. Ce sourd était taiseux jusqu'au mutisme...
Mais autour de son œuvre - une soixantaine de dessins au crayon rehaussés de couleurs -, il se fait ces temps-ci un peu plus de bruit : on peut la voir, exposée dans son intégralité, au pavillon Carré de Baudouin, dans le vingtième arrondissement de Paris (*). Il semble que le succès de cet accrochage a été suffisant pour qu'il soit prolongé jusqu'à la fin du mois de mars.
Incontestablement, cette œuvre a été l’œuvre d'une vie, et d'une de ces vies minuscules dont il est fait si peu de cas.
Marcel Storr est né le 3 juillet 1911, dans le onzième arrondissement. Ses parents, Eugénie Amélie Maria François et Camille Georges Storr, se sont mariés deux jours avant sa naissance et se sépareront un peu plus tard. En avril 1914, Eugénie décide d'abandonner Marcel, qui va sur ses trois ans, car, selon le rapport de l'enquêteur de l'Assistance publique, elle "s'est mise en ménage avec un amant qui ne veut pas de l'enfant et n'acceptera que celui dont elle est grosse". L'enfant recevra donc le matricule 202.292 et sera expédié à Toucy, en Bourgogne, pour un "placement familial rural". De santé fragile, probablement mal nourri et sérieusement houspillé, il ne profitera guère du bon air de la campagne. Il fait des séjours en sanatorium, est envoyé dans la région de Montauban, n'est jamais durablement scolarisé et devient sourd...
En 1937, on le retrouve à Paris, avec un rêve bien modeste : être embauché comme nettoyeur dans le métropolitain. Mais il sera obligé de vivoter sur des petits boulots.
C'est en 1943 qu'il rencontre Marthe Laib, née Sandt, avec qui il partage sa chambre au septième étage, boulevard Diderot. Marthe est épileptique et ne peut travailler que de manière épisodique. Tous deux convoleront en justes noces en septembre 1964. Marthe est alors gardienne d’école, avec logement, dans le 9ème arrondissement et Marcel a été embauché comme "cantonnier d’empierrement saisonnier" par la Ville de Paris, pour balayer les feuilles au bois de Boulogne.
A la mort de son épouse, en 1972, Marcel Storr doit quitter le logement qu'ils occupaient et déménager à Saint-Denis. Son état psychologique se dégrade. En 1974, il est hospitalisé en urgence psychiatrique à Sainte Anne, puis admis à Ville-Evrard...
Peu après avoir pris sa retraite, Marcel Storr meurt, le 18 novembre 1976, à l’hôpital Tenon, dans le 20e arrondissement de Paris.
(Photo des années 70, prise dans le parc de Bagatelle,
collection Liliane et Bertrand Kempf.)
Les dessins de Marcel Storr qui ont été conservés couvrent une période d'une bonne quarantaine d'années, jusqu'en 1975. Ils sont tous présentés au pavillon Carré de Baudouin en respectant, autant que faire se peut, l'ordre chronologique de leur exécution.
Les dessins des années 30, regroupés dans une première salle, représentent des façades d'église. Un grand souci des détails et des maladresses dans la construction de la perspective les rapprochent de ce que l'on appelle l'art naïf, à cette différence près que la naïveté semble ici tout à fait authentique - ce qui n'est pas toujours le cas dans ce type de productions.
Après la guerre, et jusqu'au début des années 60, Marcel Storr s'est appliqué à des œuvres plus ambitieuses. Il s'agit de polyptyques monumentaux, parfois incomplets, parfois inachevés, dont la facture est bien mieux maitrisée. Si la perspective géométrique est toujours un peu bancale, elle est maintenant, dans son exagération même, mise à contribution pour construire des vertiges.
Parvenu à la maturité artistique, Storr dessine alors, en 1964-1965, une série de vingt-cinq édifices religieux, églises ou cathédrales, en vue de profil. Il y déploie beaucoup plus d'inventivité et d'imagination que dans ses "essais" d'avant-guerre.
C'est peut-être dans cette salle qu’apparaît avec la plus grande évidence l'omniprésence des ciels pommelés de nuages colorés vers lesquels s'élancent les tours et les clochers...
(Et l'on se demande si cet "homme énigmatique" qui n'avait "ni père, ni mère, ni sœur, ni frère", et si peu d'amis, n'a pas aimé, lui aussi, par dessus tout, "les nuages... les nuages qui passent... là-bas... là-bas... les merveilleux nuages !")
Durant les dernières années de sa vie, Marcel Storr va s'attacher à dessiner des paysages de villes imaginaires, complexes et exubérants, sur de plus grands formats. Bien qu'elle reste fortement marquée par les effets de symétrie, la composition s'assouplit. Il semble que l'artiste utilise parfois plusieurs systèmes perspectifs et certaines œuvres présentent de véritables vues aériennes de ses mégapoles fabuleuses. L'horizon est alors basculé hors-champ, le ciel et ses nuages disparaissent du cadre, et l'accumulation des détails architecturaux sature littéralement l'espace.
L’œuvre de Marcel Storr, élaborée dans le silence d'une vie, intrigue : elle paraît trop forte pour ne pas être une énigme.
Un livre de Françoise Cloarec, Storr, Architecte de l'ailleurs, paru chez Phébus en 2010, a tenté d'en cerner les contours. Nourri de patientes recherches dans les dossiers d'archives et de bonnes lectures de référence, cet essai de biographie apporte beaucoup de précisions utiles pour replacer Marcel Storr dans son temps. Mais l'auteure fait souvent la part trop belle à l'interprétation psychanalytique la plus basique qui soit. Ainsi, parlant de l'abandon de Storr par sa mère sous la pression d'un nouveau compagnon, écrit-elle : "ainsi l'accès à la relation essentielle au développement, plus connue sous le nom de complexe d'Œdipe, est-il empêché". Cela est, certes, un possible éclairage, mais c'est un éclairage d'artifice... On dirait bien que l'auteure, qui ailleurs laisse entendre que ses dessins auraient été pour Storr les mots qui lui manquaient pour parler sa vie, oublie la leçon (pour une fois) limpide de Jacques Lacan, qu'elle cite pourtant :
"On ne psychanalyse donc ni les muets, ni les sourds, ni les morts..."
Mais c'est sans doute une part de l'énigme Marcel Storr que faire porter à faux tout commentaire interprétatif.
On dit "architecte de l'ailleurs", on dit "bâtisseur visionnaire"... On sait que ce ne sont là que des manières de parler, puisque l'on sait que Marcel Storr n'a jamais fait que construire, et admirablement, des dessins coloriés. Mais on tient à ces images verbeuses et l'on va parler, à propos du diptyque Sans titre 14, d'une "architecture d’inspiration quasi soviétique". Sans doute inspiré par cette trouvaille, on va donner un peu plus loin, dans la dernière salle de l'exposition, comme possible source du dessinateur des images de la Bucarest de Ceaușescu, édifiée à partir de 1984.
Les visiteuses et visiteurs de cette exposition trouveront aussi sur leur parcours quelques phrases prononcées par Marcel Storr, recueillies dans les dernières années de sa vie.
"Vous savez, je suis un génie !"
Lit-on ici.
"Quand Paris sera détruit par la bombe atomique, le Président des États-Unis viendra me voir et on pourra tout reconstruire avec mes dessins."
Lit-on ailleurs.
Un couple d'amateurs hoche la tête devant cette citation. Le monsieur glisse à la madame : "Ah oui, quand même !"
J'aimerais l'entendre développer sa pensée, mais je préfère poursuivre mon chemin, en silence...
(*) Pavillon Carré de Baudouin : 121, rue de Ménilmontant 75020 Paris. Exposition Marcel Storr, bâtisseur visionnaire. Commissaire : Laurent Danchin.
PS : Avant sa mort, Marcel Storr avait confié ses dessins à Liliane et Bertrand Kempf. C'est donc grâce à eux, qui l'ont connue un peu par hasard, que l’œuvre a été sauvée de l'oubli où elle aurait pu tomber. Ajoutons que les Kempf ont beaucoup fait pour apporter leur soutien au dessinateur dans le désarroi de ses dernières années. On devine que cela ne devait pas être facile d'aider cet homme...
7 commentaires:
J'y vais demain avec la Demoiselle !
Bise, Monsieur Guy.
Bonne visite, alors.
Bise, madame Dorémi.
À propos de la Bucarest de Ceaușescu, est-ce toi qui as annoté la pancarte ?
J'ai trouvé tous ces dessins fabuleux, lumineux…
L'encadrement a été judicieusement choisi, qui donne l'impression que les dessins sont dans des vitrines éclairées par derrière…
Bises, Monsieur Guy.
Annoter la pancarte, je ne me serais pas permis... J'écris trop mal.
Tu as raison pour l'éclairage. Comme cela est encore plus sensible dans la dernière salle, je me suis demandé si cela ne venait pas des encres utilisées et du fameux vernis que Storr fabriquait lui-même...
L'oeuvre de ce monsieur me fait penser à Adolf Wölfli , expression artistique lumineuse et imaginaire sans limite .C'est beau , c'est juste grandiose et beau !
D'un côté j'aime bien et je suis pas loin, de l'autre... rien que devoir les photos j'ai le vertige.
@ Marianne,
Le rapprochement est surtout possible dans les mégalopoles.
@ Ysabeau,
De toute façon, de cet endroit de la rue de Ménilmontant, la vue donne le vertige...
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