dimanche 11 mars 2012

Une certaine idée de la France

Il n'est pas impossible que, par manque de discernement ou souci d'exhaustivité, certains libraires aient fait voisiner, sur la même table thématique, le livre de Patrick Buisson, La Guerre d'Algérie 1954-1962, inspiré, comme on l'a dit, d'une certaine idée de l'Algérie, avec les réimpressions de quelques uns des ouvrages publiés, entre 1957 et 1962, par Les Éditions de Minuit, au nom d'une certaine idée de l'honneur de la France que se faisait son directeur Jérôme Lindon.

Sur les vingt-trois titres portant sur ce qu'on appelait "les événements" sortis durant cette période, sept sont ainsi remis à la disposition des lectrices et lecteurs.

Il faut les citer tous - les liens renvoient à leur présentation sur le site de l'éditeur :

  • Henri Alleg, La Question, publié une première fois en février 1958, saisi le mois suivant, republié en octobre 1959, saisi en novembre ; une information contre X fut ouverte pour "atteinte au moral de l'armée".

  • Pierre Vidal-Naquet, L'Affaire Audin, avec une préface de Laurent Schwartz, achevé d'imprimer le 22 mai 1958.

  • La Gangrène, présentant les déclarations de cinq détenus algériens, torturés dans les locaux de la D.S.T., rue des Saussaies, à Paris ; publié en juin 1959 et aussitôt saisi ; une information fut ouverte contre l'éditeur et les auteurs pour "diffamation de la police".

  • Noël Favrelière, Le Désert à l'aube, récit autobiographique de la désertion d'un rappelé ; saisi dès sa parution ; une information fut ouvert contre l'auteur et l'éditeur pour "provocation à la désertion et complicité".

  • Charlotte Delbo, Les Belles Lettres, choix de correspondances de l'époque, paru en mars 1961.

  • Robert Bonnaud, Itinéraire, ensemble de lettres d'un opposant à la guerre, paru en janvier 1962.

  • Provocation à la désobéissance. Le procès du Déserteur, compte-rendu du seul procès qui se soit tenu contre Jérôme Lindon pour "incitation de militaires à la désobéissance" - le livre mis en cause, Le Déserteur, de Maurienne, pseudonyme de Jean-Louis Hurst, a été réédité par les Éditions L’Échappée en 2005.
Une brochure de l'historienne Anne Simonin, intitulée Le Droit de désobéissance, et sous-titrée Les Éditions de Minuit en guerre d'Algérie, est offerte pour l'achat de l'un de ces livres.

(On peut aussi la télécharger sur le site des éditions.)


Quelques auteurs des Éditions de Minuit en 1959 :
Alain Robbe-Grillet, Claude Simon, Claude Mauriac, Jérôme Lindon,
Robert Pinget, Samuel Beckett, Nathalie Sarraute et Claude Ollier
(Photo: Mario Dondero.)

Le texte d'Anne Simonin, concis - une cinquantaine de pages - mais bien documenté, retrace le chemin de résistance qui a été suivi par Les Éditions de Minuit. Dans le même temps, il apporte un éclairage intéressant sur la personnalité de celui qui, de 1948 à 2001, en assura la direction, Jérôme Lindon l'intransigeant.

Il avait une certaine idée de la littérature. Même si on ne la partage pas totalement, un simple coup d’œil à son catalogue prouve qu'il n'a jamais transigé là-dessus. Sur la très célèbre photo de 1959, où on le voit attendre on ne sait quoi ou qui - peut-être Michel Butor qui est absent - entouré de quelques-uns de "ses" auteurs, on peut noter la présence de deux futurs prix Nobel de littérature...

(Les archives de l'Ina donnent à voir et entendre Jérôme Lindon à l'occasion de ces deux attributions du Nobel, à Samuel Beckett en 1969, et à Claude Simon en 1985. Dans la seconde, le contraste qui s'établit immédiatement entre le bateleur Pivot et l'éditeur Lindon est d'emblée saisissant...)

Jérôme Lindon avait aussi "une certaine idée de la France", et de l'honneur de la France. Cette idée, c'était celle du général de Gaulle, bien sûr, et Lindon l'avait héritée de la Résistance dans laquelle, tout jeune homme, il s'était engagé. Il n'était pas question pour lui de transiger...

Le déshonneur de la France résidait alors en l'utilisation ordinaire de la torture par l'armée et la police françaises. Les premiers ouvrages engagés publiés par Lindon ont largement dénoncé ces pratiques assimilables - à cette époque les vieilles histoires n'étaient pas encore si vieilles, et l'autocensure par point Godwin n'avait pas encore cours -, à celles des occupants nazis.

Il faut comprendre qu'il lui a suffi, à partir de là, de rester fidèle à lui-même et à l'idée qu'il avait de l'honneur pour en venir à éditer des livres posant clairement "le droit à la désobéissance" et "établissant la désertion comme un état de nécessité".

Il y risquait l'accusation de trahison.

Et même de haute trahison.

Mais je suis persuadé que Jérôme Lindon avait justement un certain sens de la hauteur.

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