Durant la guerre d'Algérie, Charlotte Delbo, comme d'autres ancien(ne)s résistant(e)s, d'autres ancien(ne)s déporté(e)s, a pris le seul parti qu'elle pouvait prendre : celui qu'elle estimait devoir prendre.
D'où ce premier livre, intitulé Les Belles Lettres.
L'art épistolaire, qui fleurissait au XVIIe et au XVIIIe siècles, tombé en décadence au long du XIXe, s'est presque éteint au XXe siècle. De nos jours, marquises et religieuses portugaises font comme tout le monde : elles téléphonent.
Il a suffi que le Pouvoir prenne l'Histoire à rebours pour que le genre redevienne à la mode. De l'influence des institutions sur l'histoire littéraire.
Le livre présente un choix commenté, et documenté, de correspondances de l'époque déjà publiées, partiellement ou dans leur intégralité, dans des revues ou des journaux.
Dès l'abord, il faut convenir que le titre ne ment pas : il s'agit bien de belles lettres. Les plus jeunes d'entre vous - il y en a, forcément - pourront avoir l'impression qu'elles sont d'un autre âge. C'est vrai. En ces temps lointains où une blague vaseuse de moins de 140 caractères n'était pas considérée comme contribution à un débat, on écrivait à la presse après avoir soigneusement pesé ses mots. Ceux-ci n'avaient pas été rabaissés au niveau d'éléments de langage, et il y avait encore de "grands mots" qui pour tous faisaient sens. Ainsi, ignorant tout de l'éthique citoyenne à décervelage intégré, pouvait-on poser des "cas de conscience", faire appel au "sens moral" des individus et, même, parler de défendre "l'honneur de la France"...
Charlotte Delbo ne présente pas une sèche anthologie des missives qu'elle a sélectionnées. Elle les situe précisément, et c'est, somme toute, la moindre des choses. Mais surtout elle les fait dialoguer entre elles, en une sorte de théâtre d'idées dont elle serait à la fois la scénographe et la récitante.
En guise de prologue, Charlotte Delbo donne à lire quelques réactions - à commencer par celle de Jérôme Lindon - suscitées par un éditorial de Maurice Duverger (1), paru dans Le Monde du 27 avril 1960, intitulé Les deux trahisons. Un fait avait marqué les esprits au début de cette année-là : en février, avait été démantelé le "réseau Jeanson" (2) d'aide aux militants du Front de libération national algérien. Le procès de ses membre devait se tenir en septembre. Outre la question de l'aide au FLN, se posait celle du soutien aux jeunes insoumis et déserteurs de l'armée française...
Monsieur le professeur Duverger affirme, après diverses circonlocutions virtuoses (3) :
"Un soldat qui recevrait l’ordre de torturer aurait le devoir de désobéir, car la torture est un mal absolu quels qu’en soient les buts. Mais il n’existe aucun devoir ni aucun droit de désertion."
Il introduit cependant une exception, lorsque "les chefs militaires" "prétendent utiliser à des fins politiques l’armée que la nation leur confie", "essaient d’employer à un coup de force les jeunes citoyens soumis à l’obligation de servir", et "tentent de dresser leurs régiments contre le gouvernement et l’État", "l’insoumission devient pour les soldats un devoir de conscience". Et notre éminent juriste ne craint pas d'ajouter que c'est "un devoir qui ne se borne pas à la désertion, d’ailleurs, mais à l’obligation de tourner leurs armes contre les officiers factieux, afin de les mettre hors d’état de nuire".
Et de conclure la leçon :
Qu’on y prenne bien garde à l’extrême droite, comme à l’extrême gauche : il y a deux limites à ne pas franchir si l’on veut demeurer dans la communauté française. Aider ou approuver Francis Jeanson et ses amis, c’est un crime. Mais c’est un crime de même nature qu’aider ou approuver les entreprises de ceux qui essaient de transformer l’armée en garde prétorienne.
Les Belles Lettres ne sont pas une réfutation du texte de Duverger - dont seule la conclusion en forme d'impasse est citée -, mais la thématique est ainsi posée. Elle sera largement reprise et développée dans les diverses contributions retenues dans la suite.
On lira avec intérêt les analyses rigoureuses de Francis Jeanson, longuement cité, et de Jean-Paul Sartre. On entendra les silences d'Albert Camus et d'André Malraux (4)...
Et l'on constatera, sans en être étonné, la frilosité des éditorialistes de la gauche institutionnelle, condamnant, certes, la torture, mais trop soucieux - déjà ! - de leur respectabilité pour oser penser avec la moindre radicalité politique cette question du droit à l'insoumission.
Aucun d'entre eux, on s'en doute, ne signera la Déclaration sur le droit à l’insoumission dans la guerre d’Algérie - encore nommée Manifeste des 121 -, rendue publique le 6 septembre 1960, au lendemain de l'ouverture du procès du réseau Jeanson.
Cette déclaration se terminait par :
Les soussignés, considérant que chacun doit se prononcer sur des actes qu’il est désormais impossible de présenter comme des faits divers de l’aventure individuelle ; considérant qu’eux-mêmes, à leur place et selon leurs moyens, ont le devoir d’intervenir, non pas pour donner des conseils aux hommes qui ont à se décider personnellement face à des problèmes aussi graves, mais pour demander à ceux qui les jugent de ne pas se laisser prendre à l’équivoque des mots et des valeurs, déclarent :
- Nous respectons et jugeons justifié le refus de prendre les armes contre le peuple algérien.
- Nous respectons et jugeons justifiée la conduite des Français qui estiment de leur devoir d’apporter aide et protection aux Algériens opprimés au nom du peuple français.
- La cause du peuple algérien, qui contribue de façon décisive à ruiner le système colonial, est la cause de tous les hommes libres.
A l'époque, on ne pouvait, sous peine de saisie, que citer des bribes de cette déclaration. Le Monde ne l'a jamais reproduite en totalité, et le livre de Charlotte Delbo ne le fait pas non plus. Il donne cependant la parole à bon nombre de signataires, et à leurs opposants, qui s'affrontent de manière parfois plaisantes, parfois moins...
Au procès du réseau Jeanson, la défense veut faire citer comme témoins les signataires du manifeste. Le commissaire du gouvernement s'indigne, estimant que "leur présence dans cette enceinte serait une insulte au tribunal". La tête haute, Simone Signoret écrit au président un petit billet formellement respectueux qu'elle termine par :
Rien dans ma vie privée ni dans ma vie professionnelle n'autorise quiconque à dire que ma présence où que ce soit puisse être une insulte pour qui que ce soit.
Charlotte Delbo ajoute en commentaire :
A un juge, président de tribunal militaire ! Une comédienne, qui sous Louis XIV n'aurait pas eu droit à sépulture chrétienne...
Des mesures punitives sont prises à l'égard des enseignants et universitaires qui ont signé. Laurent Schwartz (5), qui occupe la prestigieuse chaire d'analyse mathématique à l’École polytechnique, est destitué. A son ministre de tutelle, monsieur Pierre Messmer, qui lui avait écrit que son maintien dans le poste serait "contraire à la fois au bon sens et à l'honneur", Schwartz répond que, venant de lui, "les considérations sur l'honneur ne peuvent que [le] laisser froid".
Inutile de préciser que les arguments et la superbe détermination des signataires n'ont pas fait bouger d'un iota la gauche française, figée dans son attitude de modération tiédasse.
Et la guerre devait continuer encore plus d'un an.
Avec les mêmes méthodes : camps, prisons, interrogatoires, exécutions - sommaires ou non...
Ceci n'est pas une querelle d'intellectuels et de ministre. C'est de la liberté qu'il s'agit. Plus de 14 000 hommes sont actuellement détenus en France comme condamnés politiques.
Charlotte Delbo reproduit alors la lettre simple et émouvante qu'a reçue de sa femme un Algérien incarcéré, et qui avait été publiée par L'Express en février 1961.
Mais l'amie de Jacques Woog, guillotiné à la Santé, la femme de Georges Dudach, fusillé au Mont-Valérien, a tenu à clore son livre avec une "dernière lettre" :
Combien sont montés à l'échafaud, dans la cour de la Santé, dans la cour de Montluc, combien de Français dans les années 40, combien d'Algériens depuis 1954... Combien. Combien. Ils ont laissé des lettres d'adieu, brèves - il a peu de temps, celui qui va mourir - comme celle de Bousseta Hamou, guillotiné à la Santé, à Paris, au début de décembre 1960 :
********Ma chère femme,
Je serai mort sous peu car l'indépendance n'est pas gratuite. Le général de Gaulle m'exécute comme un criminel alors que je meurs Chahid. Tu peux être fière de moi et dire autour de toi : Vive l'A. L. N. ! Vive l'Algérie !
(1) Maurice Duverger, professeur de droit, éditorialiste et conseiller politique au journal Le Monde, eut un rôle majeur dans la reconnaissance des sciences politiques par l'université française. On peut aussi le voir comme un grand précurseur de nos actuels éditocrates. Sans ignorer qu'à partir de 1937, il fut un animateur fervent de la section bordelaise du PPF - Parti populaire français - et qu'il a été nommé titulaire de l'Ordre de la Francisque. Il semble qu'il ait su opter ultérieurement pour un rapprochement avec la Résistance.
(2) Francis Jeanson, philosophe proche de Sartre, en était le principal animateur.
(3) L'article de Maurice Duverger est reproduit en annexe de la plaquette d'Anne Simonin, disponible sur le site des Éditions de Minuit.
(4) André Malraux avait signé, en avril 1958, avec Roger Martin du Gard, François Mauriac et Jean-Paul Sartre, d'une Adresse solennelle à M. le président de la République pour protester contre la saisie de La Question d'Henri Alleg, et "somm[er] les pouvoirs publics (...) de condamner sans équivoque l'usage de la torture, qui déshonore la cause qu'il prétend servir"... Entre temps, il était devenu ministre.
(5) Laurent Schwartz, qui avait, en décembre 1957, organisé, dans le grand amphithéâtre de la Sorbonne, la soutenance de thèse in absentia de Maurice Audin mort sous la torture à Alger, était aux États-Unis quand ont été recueillies les 121 signatures. Son nom ne devrait pas figurer parmi ceux des premiers signataires, mais il a toujours demandé qu'on le considère comme tel.
2 commentaires:
Beau billet qui me conforte dans l'idée que je suis viscéralement contre la peine de mort quelque soit le crime .
Pour un condamné politique, la notion même de crime prête à discussion.
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