You never know what is enough
unless you know what is more than enough
William Blake. Proverbe of Hell.
Si, comme le prétend un adage d'ivrogne, l'alcool conservait vraiment, Malcolm Lowry aurait aujourd'hui cent ans.
De manière plutôt discrète, deux honorables assemblées littéraires auront bu à sa santé: lors de la deuxième édition des Rencontres de Fontevraud, les 26 et 27 juin dernier, et lors du colloque de l'université UBC de Vancouver, du 23 au 25 juillet.
En attendant de pouvoir lire un jour quelques unes des savantes communications de ces réunions, je me suis contenté d'exhumer de ma bibliothèque le volume d'études publié en 1960 aux Lettres Nouvelles. On peut y trouver un texte de Clarisse Francillon, intitulé Malcolm, mon ami. Elle y évoque en son début le séjour que fit Lowry à Paris, à l'occasion de la traduction d'Under the Volcano qui fut entreprise par Stephen Spriel (Michel Pilotin) et elle-même:
Au cours de l'année 1948, les habitants des petites rues qui avoisinent la place Saint-Germain-des-Prés pouvaient voir passer une étrange silhouette : Lowry marchait toujours du même pas régulier; très lent; il allait, sans paraître rien regarder, ni personne, comme en songe. Le pardessus raglan assez fatigué, couleur de mousse et de muraille, s'ouvrait sur un veston de tweed, un large pantalon. Les prunelles d'un bleu de grotte sous-marine, les bras courts, presque d'un enfant, la main ronde, on remarquait tout cela ensuite.
Paris ne l'intéressait pas. Jamais, pendant tout son séjour, je ne l'ai vu lever les yeux vers quelque chapiteau, interroger une archivolte, les cannelures d'une pierre. Un soir qu'ensemble nous suivions la rue de Babylone, il s'arrêta longuement afin de contempler une frénétique chevauchée de nuages parmi les étoiles de l'hiver. Ce fut tout. Une fois, deux peut-être, il éprouva l'envie d'aller au cinéma; nous vîmes Monsieur Verdoux et, je crois bien, le Diable boiteux, une fort médiocre bande. L'affiche des Raisins de la colère requit son attention, il en avait admiré autrefois les séquences du début. Mais nous n'arrivâmes jamais jusqu'à la salle où l'on projetait le film de John Ford. Dans les villes, les relais de l'alcool sont innombrables.
Le soleil, les arbres, il ne savait plus apprécier ces choses. Chez l'amie anglaise qui les reçut, sa femme et lui, il dédaigna toujours le jardin, aux pelouses si soigneusement peignées, les plates-bandes fleuries de pieds-d'alouette; il ne regardait pas la fenêtre. Que ce fût dans cette maison-là ou dans la mienne, le rite était le même. Après son opaque sommeil, qui se prolongeait jusqu'à une heure avancée du matin, il enfilait impatiemment, fiévreusement, son chandail de laine grise à col roulé, son unique souci étant de. gagner la cuisine au plus vite. Les tremblements nerveux qui secouaient ses membres ne se calmaient qu'une fois absorbés les premiers verres de vin rouge coupé d'eau. On lui préparait cette boisson dans une petite carafe dont le bouchon, heurtant le goulot, rythmait toute une partie de la journée. Dans nos esprits inquiets, ce tintement prenait des proportions démesurées, il s'enflait, il devenait celui d'une sonnette d'alarme, d'une cloche de navire errant parmi les brumes. Cela durait jusqu'au moment où, effectivement, Lowry disparaissait, et quoi que nous puissions dire ou faire, nous échappait.
Il choisissait de préférence les petits bistrots obscurs, en retrait des voies passagères, peu fréquentés, sinon par quelques ouvriers vêtus de salopettes, musette à l'épaule. Rue Jacob, rue Gozlin, rue des Ciseaux, rue de l'Amiral-Mouchez... Presque toujours, il restait debout au comptoir, des heures durant, commandant des rhums, des fines, des demis, ou encore de ce gros rouge que, pourtant, il jugeait exécrable. Il buvait sans hâte, rêveusement, offrant parfois un verre au consommateur qui se trouvait à côté de lui par hasard, quelque membre immédiatement repéré de ce qu'il nommait la Grande Confrérie de l'Alcool. En un français point trop sûr, il lui arrivait de prendre part à un lambeau de conversation, ou bien il captait une plaisanterie, un bout d'histoire qui l'intéressait. A la patronne du Perroquet, dont l'enseigne se découpait non loin du Parc Montsouris, qui lui paraissait particulièrement accessible et compatissante, il exposa un soir les difficultés inhérentes à la traduction de la préposition under. Sous, au-dessous, en dessous ? La patronne donna son avis, gravement.
De ses mains qui recommençaient à trembler, comment parvenait-il à sortir des poches du raglan quelques coupures froissées, à les déposer sur le zinc ? Puis il s'en allait, se laissant emmener par l'un de nous, à moins que les propriétaires ne dussent le mettre à la porte, car souvent, c'était l'heure où déjà l'on balayait le carrelage, où les chaises commençaient à s'empiler sur les tables. Dans la rue, il arrivait qu'il nous déclarât tout à coup : " Attendez-moi cinq minutes, je reviens... " Il ne revenait plus. On le cherchait, on l'apercevait à travers la vitre embuée d'un bar des environs avec, sur son visage, je ne sais quelle expression d'allégresse, de délivrance.
(On peut trouver ce texte, ainsi que quelques autres du même volume, sur dh3rm3.aikotoba.org)
Clarisse Francillon ne nous dit pas quelle était la préférence de la patronne du Perroquet, mais la traduction prévue parut en 1950 sous le titre Au-dessous du volcan.
Comme on dit que les pochetrons sont toujours entre deux vins, je suis toujours entre deux relectures d'Au-dessous du volcan, et chaque relecture est lecture nouvelle: je trace un sentier toujours différent dans la forêt de thèmes, images, symboles, allusions, citations, références, comme le fait chaque lecteur.
Comme le fait chaque auditeur du Requiem pour un jeune poète de Bernd-Aloïs Zimmermann.
4 commentaires:
Moi aussi je suis toujours entre deux relectures du "volcan", hic.
Merci pour le lien "aikotoba", je note.
Alors, santé !
Jusqu'à la fin des relectures et des réécoutes, merci. Pas infiniment donc, mais pas loin.
Hey Guy, heureux vacancier. Suis impardonnable, mais j'étais passé à côté de ce billet sur Lowry. Et très heureux je suis de relire ces belles lignes de Clarisse Francillon. Pour tout te dire, j'ai clos de laborieuses études par un mémoire sur Malcolm Lowry (sûrement la seule bonne chose liée à ces études)et ce volume des Lettres Nouvelles m'a été d'un grand secours (tout comme les beaux textes de Nadeau ou de Stephen Spriel). Adoncques, je comprends tout à fait ta dernière phrase : "Je suis toujours entre deux relectures d'Au-dessous du volcan, et chaque relecture est lecture nouvelle". tout pareil. Joyeux retour.
Enregistrer un commentaire