jeudi 2 juillet 2009

Les murmures du Palais

La justice, en France, est rendue publiquement, mais elle n'est pas faite pour les sourds.

J'en ai fait l'expérience en me rendant, avec quelques ami(e)s, à l'aube radieuse de ce mercredi premier de juillet, au Palais de Justice de Paris, où trois militants antifascistes comparaissaient devant la 10ème chambre correctionnelle pour "tracé d'inscriptions sur un bâtiment ayant entraîné des dommages légers".

Heureusement, avant qu'on en vienne à l'examen de cette affaire, j'avais pu exercer mon oreille déficiente à l'acoustique atone de la salle d'audience, et à la diction sourde des magistrates et de la plupart des avocat(e)s, en suivant une sombre, et peu rocambolesque, histoire de port, ou transport, d'une arme de quatrième catégorie, reclassée en septième après intervention d'un expert...

Rassurez-vous, on peut fumer dans la cour,
au pied de la Sainte Chapelle.

C'est donc avec une ouïe affinée que j'ai pu suivre l'exposé que madame l'assesseure de la juge a fait du dossier concernant Albéric*, Brunehaut* et Clovis*, accusés de ces fameuses dégradations légères, et, pour le dernier, à titre de prime, d'une tentative de subornation de témoin.

Pour arriver à cette accusation, les enquêteurs n'ont pas ménagé les moyens, et ont déployé un bel acharnement : perquisitions, écoutes téléphoniques, relevés d'empreintes ADN, repérage des téléphones portables, et bien sûr les inévitables gardes à vue (quatre mises en garde à vue, allant jusqu'à 36 heures), utilisant les techniques de déstabilisation habituelles, y compris celles que le sens commun juge inqualifiables (menaces concernant l'avenir professionnel, et même un ignoble chantage sur le placement des enfants).

Les résultats de ces effort sont consignés dans un dossier de 5 à 600 pages, dont madame l'assesseure a entrepris d'extraire la substantifique moelle.

Au pas de charge.

Nous apprenons donc que des faits avérés sont à l'origine de cette minutieuse enquête. A la fin du mois de mai 2008, le Bloc Identitaire avait programmé un mitigne, et l'avait fait savoir sur le ouaibe. Cette réunion devait avoir lieu dans une salle louée pour l'occasion à l'Association Immobilière de L'Ecole Militaire.

A la suite de diverses actions (dont les fameux graffitis), menées probablement sans concertation aucune par divers groupes allergiques aux identitaires, l'ASIEM a annulé la location, et le mitigne fut transformé en une manifestation de rue.

Avec une perspicacité remarquable, la police orienta ses recherches vers les milieux antifascistes actifs, qui se rencontrent plus à l'extrême gauche que dans les rangs de l'UMP... Cela tombait bien, savez-vous, car c'était l'époque où madame Alliot-Marie avait cru bon de pointer le danger représenté par la mouvance extrémiste de gauche et de la recommander à l'attention de ses plus fins limiers...

(Simple coïncidence sans doute, mais comme disait ma grand mère, le monde est petit et le hasard fait bien les choses.)

La machine à enquêter était lancée, et elle se concentra avec application sur A., B. et C.

Sur les murs du Palais.
(Je peux témoigner que A., B. et C. ne sont pas les auteurs de ces graffitis.
Je les avais à l'œil.)

Madame l'assesseure s'est employée avec une détermination pathétique à extirper de ces 500 pages de dossier des preuves ou des soupçons de preuves, permettant de mettre toutes les actions menées contre l'ASIEM, sur le dos des trois inculpés, en donnant de plus à C., le plus âgé des trois, le rôle de chef, ou d'idéologue du groupe.

Elle ne faisait en cela que suivre l'idée directrice des policiers, élaborée au cours de l'enquête.

Les "preuves" apportées par les enquêteurs reposent essentiellement sur la localisation des présumés coupables, ou plutôt de leurs téléphones portables**, "à proximité immédiate de l'ASIEM" durant les nuits où ont été commises des dégradations (22-23 mai, et 27-28 mai 2008). Selon l'heureuse expression de madame l'assesseure, "vos téléphones ont borné dans le secteur", ou "vous avez borné". Elle regretta, me semble-t-il que nos trois amis n'aient pas borné dans la journée du 25 mai, où d'autres dégradions ont été commises; mais ne put s'empêcher de lâcher cet aphorisme: "ce n'est pas parce qu'on ne borne pas qu'on n'y est pas", qui traduit tout de même une étrange conception de la matérialité des faits.

Toutes ces vérifications avaient de quoi lasser. Et il m'a semblé que madame la procureure, du haut de sa cathèdre donnait quelques signes d'agacement – mais je ne saurais l'assurer, je n'entends guère la langue des signes...

En ce domaine, précisément, policiers et magistrats doivent recevoir une formation spéciale, car ils l'entendent.

A leur façon.

Interrogé sur le fait d'avoir borné dans le secteur dans la nuit du 27 au 28, et un peu perdu dans les dates, A. eut le malheur de vouloir se retourner vers son avocate. Dans le mouvement, son regard croisa celui de C. La magistrate bondit (virtuellement) et demanda que l'on inscrive que "monsieur A. prenait ses instructions de monsieur C."

Toute protestation fut impossible et A. eut droit, en prime, à un petit sermon teinté de mépris sur les bienfaits que l'on peut retirer des études de philosophie pour apprendre à penser par soi-même. Venant d'une magistrate qui ne se distinguait guère par la distance prise dans sa lecture, un peu scolaire, d'un rapport de police, cette remarque était parfaitement déplacée.

Mais elle semblait bien contente que cette rencontre de regards confirme le rôle de chef-idéologue de C., et par conséquent la possibilité d'une tentative de subornation de témoin.

Cette accusation découle très précisément du témoignage de deux policiers. Au sortir des gardes à vue, B. était très éprouvée, déstabilisée et au bord des larmes. En la voyant, C. aurait levé la main, en un geste qui, pour lui, voulait dire "c'est rien, c'est rien, c'est pas grave... ", et qui, pour les policiers, voulait dire "tais-toi, ne parle pas! "

Belle interprétation d'un geste. Pour les représentants de l'ordre, tout geste ne saurait-il être qu'un geste de commandement ? Ne peuvent-ils imaginer qu'un geste puisse être d'amitié et d'apaisement ?

C., qui, au cours des interrogatoires, avait été catalogué "insolent, non en paroles mais en attitude", s'expliqua avec calme et pondération sur ce geste. Je ne sais comment madame l'assesseure le prit...

La procureure ne retint que les dégradations de la nuit du 22 au 23 mai. Elle signala fort courtoisement qu'elle comprenait que l'on ait des idées et que l'on défende ses idées, mais qu'au nom de la Société, elle ne pouvait accepter qu'on les défende en se livrant à des dégradations. Pour cela, elle réclamait une peine d'amende.

Elle ajouta à ce réquisitoire minimaliste que, selon elle, il fallait retenir la déclaration des deux policiers, et qu'il lui avait semblé que l'infraction de subornation de témoin était constituée. Cependant elle laissait cela à l'appréciation du tribunal.

Maître David Dassa-Le Deist, avocat du Bloc Identitaire, qui s'était constitué partie civile, souligna le préjudice subi par son client. Mais il se doutait bien qu'il n'allait pas nous faire pleurer avec une annulation de mitigne...

Dans une plaidoirie concise, mais bien articulée, Maître Dominique Noguères ramena les choses à leurs justes proportions. Si, parmi les murmures des gens de robe, s'éleva une voix claire qui était la voix de la raison, ce fut bien la sienne...

Surtout, n'allez pas borner Porte de Vanves!

Nos trois amis ont écopé de 250 euros d'amende pour des dégradations légères.

Et, heureusement, C. fut relaxé de cette absurde accusation de subornation de témoin...

On pourrait croire que la montagne de papier de 500 pages a accouché d'une minuscule souris... et trouver cela plutôt ridicule. Mais le pouvoir sécuritaire se moque bien du ridicule. Il se désintéresse probablement du résultat de ce procès. Ce qu'il a récolté de renseignements sur des militants, sur leurs proches, sur leurs relations, est infiniment plus important pour lui: des matériaux pour alimenter son prochain délire sur telle ou telle "mouvance"...



* J'ai bien évidemment changé les prénoms de A., B. et C. J'espère simplement que, s'ils arrivent à cette page, ils ne m'en voudront pas trop d'avoir choisi une référence historique fantaisiste, anachronique et lointaine.

** Allumé ou éteint, un téléphone portable active un signal sur une "borne", proche de l'endroit où il se trouve. Ce signal reste en mémoire et peut être consulté par les services de police.

9 commentaires:

Lucide a dit…

J'ai bien fait de jeter le portable qu'on m'avait offert aux orties, et d'échanger ma cagoule contre des lunettes de soleil.
Nan, mais 500 pages !!! quel gâchis de papier....

Guy M. a dit…

Et c'est sans doute en plusieurs exemplaires...

myriam a dit…

J'Û préféré d'autres circonstances, mais c'était sympa de te voir...
J'aime le talent littératoire avec lequel tu relates ça. Très juste portrait de la charmante assez-sors!
"Vous avez suivi des cours de philosophie, vous devriez être capable de penser par vous même"... J'ai failli bondir de mon banc peu confortable!! C'est heureux que nous ne sommes pas des reptiles au sang qui s'échauffe au moindre rayon du soleil... (genre crocrodile, et "les crocrodiles, ça mord!")
Faudrait pas le dire qu'on y était? Bah c'est pas un secret. Tu as raison, les RG en ont eu pour leurs mirettes. (quoique certains sont peut-être daltonien...)

Guy M. a dit…

Je ne peux nier que j'y étais...

D'ailleurs j'ai dû borner comme un fou.

Mais je nie absolument toute participation aux graffitis des murs de la salle d'attente.

myriam a dit…

Oui, pareil... mais il faut dire qu'il n'y avait pas beaucoup de revues dans ce même boudoir.
Figaro madame, mon beau slip de bain magazine ou j'aime carlita hebdo ça nous aurait occupé de façon constructive. Par cruel manque de substantifiques lectures de ce genre (ou de l'autre), certains vont peut-être jusqu'à déchausser les bancs pour utiliser les vis comme stylos, il faut les comprendre...

JBB a dit…

"Je ne peux nier que j'y étais... "

Heureusement, puisque ça nous permet de bénéficier d'un tel compte-rendu. Rien de mieux que ta plume toute en retenue acerbe pour rendre la bêtise crasse de la "justice" en marche. Simplement bornée, pour le coup.

(Donc, faut jamais emporter son portable, même éteint, si on souhaite cacher quelque chose. C'est bien ça ?)

myriam a dit…

Au fait, ta grand-mère, c'est celle qui aimait les bonbons vichy?

Guy M. a dit…

@ myrage,

Je n'avais pas pensé aux vis des bancs...

J'avais cru qu'on faisait ça avec des ongles de récidiviste.

(Ma grand mère est un générique largement fictif...)

@ jbb,

Oh! comme je n'entendais pas tout, j'ai peut-être inventé, mais pas tout.

(On peut aussi retirer la pile, mais bon, pour des boulets comme moi, ce n'est pas facile: il faut d'abord la y trouver, et puis la remettre, et régler l'heure, et tout ça... A mon âge, je crois que je préfère encore la prison.)

myriam a dit…

@ Guy M. : non, c'est écrit avec une belle plume, mais c'est fidèle. Enfin moi aussi j'ai dû pencher souvent la tête pour tendre l'oreille au plus près du machouillage verbal de Mme l'assesseur.
Mais comme le disait je crois l'avocate de la défense après coup, elle ne faisait que lire le dossier. (peut-être avait elle tellement honte de lire ça tout haut que, comme un enfant qui vient d'écrire un connerie dans sa copie, et qui doit le lire devant la maîtresse, elle a préféré marmonner)
(c'est pire quand les enfants ont fait ça en groupe, çui qui s'fait prendre à devoir raconter à la maîtresse, il est tout honteux, alors que les autres rigolent comme des cons... j'ai pas regardé si les schtroumpfs avec des épaulettes étaient bidonnés au fond de la classe)

Sinon, tu règles l'heure de tes aides auditives, toi? Voilà un mystère de la vie d'adulte qui m'échappe... ça fait horloge parlante?