mercredi 8 octobre 2008

A la mémoire de Marcella "Sally" Grace

Boomp3.com

Depuis ma lecture matinale du billet de Porteporte "Il n'y a plus de fous" (dont j'ai repris la chanson de Paco Ibanes), je n'ai rien pu écrire qui convienne.

Alors je vous laisse lire La Clenche, et je complète par un témoignage, dont j'ai un peu retouché la traduction.

Hasta Siempre Sally Grace



Dans mes souvenirs, Sally Grace m’apparaît telle qu’on peut la voir sur la photographie publiée par ses amis avec le communiqué dénonçant qu’elle a été violée et assassinée : riant et souriant, un appareil photo à la main.

Sally m’a dit qu’elle était une sorte de nomade dont les liens les plus forts étaient en Arizona. Quand elle est arrivée à Oaxaca l’été 2007 pour aider les organisations locales en lutte contre le gouverneur Ulises Ruiz Ortiz, elle a publié ses photos, ses informations et traductions du Conseil Indigène Populaire de Oaxaca - Ricardo Flores Magon (CIPO-RFM) et de la APPO dans Indymedia Arizona. Quand elle est retournée en Arizona en Mars, elle a organisé des collectes de fonds ainsi que des réunions où elle montrait des photos et des vidéos des rues de Oaxaca et elle vendait des tissus artisanaux faits par les femmes du CIPO.

Les amis de Sally au sein du CIPO-RFM, Encuentro de Mujeres Oaxaqueñas “CompartiendoVoces de Esperanza”( Rassemblement des femmes d’Oaxaca "partageant les voix de l’espoir", Colectivo Mujer Nueva (Collectif Femme Nouvelle), Voces Oaxaqueñas Construyendo Autonomía y Libertad (Voix d’Oaxaca construisant l’autonomie et la liberté), Colectivo Tod@s Somos Pres@s ( Collectif "nous sommes tou(te)s des prisonnièr(e)s) et Encuentro de Jóvenes en el Movimiento Social Oaxaqueño (rassemblement des jeunes du mouvement social de Oaxaca), tous disent qu’elle rendait service là où il le fallait, que ce soit en peignant une banderole ou un mur, en exécutant des danses orientales, en organisant des concerts punk pour récolter des fonds pour les organisations qu’elle supportait, en donnant des cours d’autodéfense aux femmes ou en traduisant et enseignant l’anglais. Elle a aussi servi d’observateur international des droits de l’homme en accompagnant les activistes qui se sentaient menacés par le gouvernement ou les paramilitaires de Oaxaca.

Tout récemment, Sally a accompagné les parents d’un témoin dans le cas de l’assassinat du journaliste d’Indymedia Brad Will. Elle vivait chez eux et les accompagnait dans leurs activités quotidiennes. Cependant un membre de la famille décida que la situation devenait dangereuse aussi pour la vie de Sally. Par exemple, les mystérieuses personnes qui suivaient la famille ne les laissaient jamais tranquilles, même si Sally les accompagnait. Cette femme incita alors Sally à s’en aller vivre chez des amis qui n’étaient pas mêlés au mouvement.

***

Sally et moi nous nous sommes connus à Oaxaca au cours des manifestations et des commémorations qui marquèrent l’anniversaire de l’assassinat de Brad Will en novembre 2007. Nous nous levâmes de bonne heure le jour du rassemblement qui se proposait de rétablir les barricades à l’endroit où les agents du gouvernement avaient tiré mortellement sur Brad. Quelqu’un est allé inspecter le lieu du rassemblement et en est revenu blême. "Il y a la police. Ils sont masqués et attrapent tous ceux qui se présentent. Nous ne pouvons pas y aller." Nous sommes donc restées cachées là où nous étions et Sally et moi avons discuté: qui étions-nous et que faisions-nous. Elle parla du quartier où elle vivait; elle dit qu’il était dangereux parce qu’il grouillait de membres du PRI qui sont les supporters du gouverneur répudié Ulises Ruiz Oritz.

Quelques heures après, Sally partit avec d’autres compañeros et compañeras pour participer à une grande marche, convoquée par le syndicat des instituteurs de la Section 22 et d’autres membres de la APPO, et pour prendre des photos. Quant à moi je ne suis pas allée avec eux alléguant que j’avais du travail à faire "dans les coulisses"; Sally revint quelques heures après et s’est attelée à envoyer les photos qu’elle avait prises lors de la marche sur Indymédia Arizona et son album Flickr. Elle y travailla toute la nuit tandis que nous dormions.

Nous sommes restés terrés dans cet endroit quelques jours. Quand nous décidâmes, moi et un ami, que la situation dans la rue s’était suffisamment calmée, nous décidâmes de nous aventurer dehors pour faire des courses dans le centre et trouver un autre endroit pour se réfugier. Sachant que les tatouages, les vêtements sombres et toute autre chose "suspectes" suffiraient pour nous faire arrêter, nous empruntâmes des vêtements légers pour couvrir nos tatouages et firent nos adieux à Sally et aux autres compañeros. Ensuite, nous sortîmes, mon ami et moi, dans la rue pour la première fois depuis des jours.

Une fois arrivés au centre, nous nous dirigeâmes vers le marché. Je ne sais pas exactement à quel moment une camionnette pleine de policiers municipaux commença à nous suivre mais ils montrèrent leur présence assez rapidement. Deux flics sautèrent de l’arrière de la camionnette, et en communiquant par des sifflements et des signes de la main, ils coururent vers nous. L’un d’entre eux se campa devant nous et sans rien dire pointa son arme automatique contre nos visages.

Je saisis la main de mon compagnon et bien qu’il ne parlât pas un mot d’anglais, je me mis à lui parler en anglais: "What’s going on ? What do they want ?" (Qu’est ce qui se passe ? Qu’est ce qu’ils veulent ?)

"Tranquila, tranquila", répondit-il. Garde ton calme. N’ai pas peur. Ils veulent voir s’ils te font la trouille.

Le policier maintint son arme à la hauteur de nos têtes, pointant d’abord le visage de mon ami, puis le mien, et ainsi de suite. "Que se passe-t-il ?" ai-je demandé en anglais.

Les collègues du policier le sifflèrent. Il siffla en retour. Puis il baissa son arme et s’enfuit, disparaissant au coin d’une rue. La camionnette pleine de policiers disparut aussi. Nous poursuivîmes notre chemin vers le marché comme si de rien était.

Je savais qu’être reporter au Mexique comportait des risques. Le Mexique est, après tout, le pays le plus dangereux dans l’hémisphère nord pour un journaliste et, dans le monde, il vient en seconde position, juste après l’Irak.

Ceci a été mis en évidence quand je travaillais dans le Sonora fin octobre 2006. Je couvrais la célébration de la fête des morts avec le Subcomandante Marcos quand tous les portables se mirent à sonner. Ceux qui répondirent reçurent la mauvaise nouvelle : ils avaient assassiné un reporter gringo d’Indymedia à Oaxaca. Son nom était Brad Will.

***

Le corps violé et en voie de décomposition de Sally fut trouvé dans une cabane à 20 minutes de San José del Pacifico. Un des voisins remarqua l’odeur et appela la police.

D’après l’amie qui identifia le corps, le visage de Sally était méconnaissable : elle était noire comme si on l’avait brûlée et tous ses cheveux avaient disparus comme si on les lui avait arrachés. Mais Julieta Cruz reconnut les tatouages de Sally.

L’assassinat de Sally aurait pu passer pour un cas de plus de violence sexuelle, sans relation aucune avec son travail politique mené avec plusieurs des organisation les plus persécutées dans l'état de Oaxaca. Mais, à Oaxaca, les amis de Sally savent que quelqu’un la suivait à cause de son travail pour les droits de l’homme et à cause de ses liens avec le CIPO et d’autres organisations pour qui la violence politique est quotidienne.

Si les amis de Sally ne peuvent affirmer avec certitude que son assassinat a des motifs politiques, ils sont sûrs que le gouvernement ne fait pas le nécessaire pour obtenir justice dans son cas. La police et le tribunal de l’état agissent très lentement et n’interrogent pas les témoins clefs qui ont vu Sally avant qu’elle ne soit assassinée et qui pourraient identifier la personne avec qui elle était. Les organisations qui connaissaient Sally ont protesté contre ce manque d’actions le 25 septembre, d’abord devant le consulat des EU à Oaxaca et ensuite au tribunal de l’état. Un porte-parole du CIPO dit que le CIPO n’a simplement pas les moyens d’enquêter sur ce cas et que le gouvernement ne veut pas livrer d’information à ceux qui ne sont pas membres de la famille de Sally. C’est pourquoi il doit faire pression sur le gouvernement pour qu’il fasse son travail et enquête sur le meurtre de Sally Grace.

***

Sally n’était absolument pas une figure centrale de l’activisme oaxaquénien ; ce n’était pas un organisateur. Au contraire elle faisait la seule chose que pouvait faire un activiste étranger: elle rendait service ici ou là comme elle pouvait. Grâce à ses traductions et ses reportages, elle maintenait la communication entre les EU et Oaxaca. Bien après que l’attention et l’indignation pour Oaxaca soient retombées dans le monde, Sally resta et accompagna les activistes dont la sécurité n’importait plus à la communauté internationale. Elle ne les protégeait pas ni s’engageait: elle observait et écoutait simplement.

Alors pourquoi quelqu’un prendrait-il la peine de suivre quelqu’un comme Sally et de l’assassiner brutalement ?

Mon amie Sœur Dianna Ortiz a été enlevée et a été torturée au Guatemala en 1989. Sœur Dianna enseignait l’espagnol à des enfants indigènes, ce qui ne constitue guère une entreprise révolutionnaire ni rebelle. Cela faisait peu de temps qu’elle était au Guatemala avant qu’elle ne disparaisse. Mais ils l’avaient choisie.

Des années après, dans ses mémoires, Sœur Dianna signale que la torture et la violence politique ne visent pas uniquement les individus qui en souffrent physiquement.Torture et violence politique visent à terroriser toute la population. Quand ses agresseurs enlevèrent Sœur Dianna (qui était probablement une des personnes les moins importantes et influentes de sa mission et qui n’avait aucun lien avec la résistance), il envoyèrent un message à tous : personne n’est à l’abri.

S’ils avaient enlevé un prêtre, un évêque, un responsable ou un rebelle, tous auraient pu l’expliquer : "oui, c’était un rebelle et elle c’était une responsable. Moi je ne suis ni l’un ni l’autre. Je suis à l’abri".

Mais quand ils enlèvent quelqu’un qui travaille à la périphérie, comme Sœur Dianna ou Sally, ils réussissent à terroriser tout le monde : étrangers, nationaux, chefs, pauvres, voisins, activistes, punks, journalistes, femmes… Personne n’est à l’abri.

***

Brad Will est mort en martyr. Il est mort en faisant son travail. Il est mort dans la rue pendant un soulèvement. Il a filmé son propre assassinat. Il est mort entouré de compañeros et de témoins. Malgré cela et d’autres preuves accablantes, le gouvernement mexicain essaie de trouver de bonnes excuses à son assassinat. Comme si utiliser son assassinat comme justification d'une invasion policière dans la ville de Oaxaca ne suffisait pas, le jour où on trouva le corps de Sally, le gouvernement annonça qu’une fois de plus il allait signer des mandats d’arrêt contre les membres de l’APPO et contre ses collaborateurs, en relation avec l’assassinat de Brad Will.

Sally, par ailleurs, est morte de la pire manière : dans l'épouvante, la souffrance et la solitude. Il n’y a pas de preuves photographiques ni vidéo. Il n’y avait pas de soulèvement fournissant un motif évident à son assassinat. Au contraire, son assassinat laisse ouverte la question de savoir si c’était pour des raisons politiques ou si c’était un acte de violence sexuelle marginal. Ceci aurait pu être intentionnel de la part du ou des criminels pour cacher leurs vrais objectifs.

***

Peu après avoir publié mon article dénonçant l’identité des prestataires privés qui dirigeaient les formations à la torture destinées aux policiers de Leon, Guanajuato, ils se mirent à me filer. Cela m’est arrivé deux fois au moins : la première fois, j’étais avec un ami et la personne en voiture est partie au bout de quelques rues.

La seconde fois, j’étais seule. Une camionnette grise a commencé à me suivre très lentement, restant à la même distance derrière moi. Je me suis arrêtée et lui ai demandé ce qu’il voulait. Il n’a pas répondu. Il n’a fait que de me regarder. J’ai poursuivi mon chemin.

Après un moment qui m’a semblé une éternité, je me suis arrêtée une deuxième fois. "Que voulez-vous?" me suis-je écriée en espagnol. Il a descendu un peu sa vitre. "Dites-moi ce que vous voulez ou fichez moi la paix!". Il ne faisait que de me regarder. "QU’EST CE QUE VOUS VOULEZ ?" Il me regardait.

Je suis partie. Il continuait à me suivre. J’ai demandé de l’aide. Mon ami est sorti dans la rue. La camionnette grise est partie.

Je ne l’ai jamais rapporté car je ne sais pas encore les raisons qui étaient derrière cette affaire : si c’était politique ou si il s’agissait d’un pervers. C’est ce qui se passe quand on est une femme et une activiste sociale. Nous souffrons la violence en tant qu’activiste et nous souffrons la violence en tant que femme. La violence est presque toujours liée à quelque chose. Cependant la violence politique peut être utilisée pour masquer la violence sexuelle et la violence sexuelle peut être utilisée pour masquer la violence politique.

7 commentaires:

Anonyme a dit…

Merci pour ce billet.

Pour plus d'informations, on pourra se référer au blog très sympathique et sérieux de Scott, cet "gamin blanc en colère" que j'avais rencontré durant la Guelaguetza Populaire de juillet dernier.

http://angrywhitekid.blogs.com/weblog/

Bises

Guy M. a dit…

Merci pour le lien (que j'avais raté)...
Je vais mobiliser tous mes restes d'anglais et me lancer dans la lecture.

Bonne journée.

Anonyme a dit…

Merci pour la traduction et pour ce billet. C'est édifiant.

Il y a chez certains un tel courage et une telle intégrité qu'ils devraient nous empêcher de nous lever le matin, tant nous ne sommes pas à la hauteur.

Guy M. a dit…

Je n'ai fait que quelques retouches à la traduction...

Le plus simple est de ne pas se coucher et de rester debout, et surtout de ne pas se mettre à genoux.

Anonyme a dit…

Bonjour,

Merci de ce billet.

J ignorais encore cet acte ignoble commis envers cette americaine, Sally Grace.

Il se trouve que j ai reside au Mexique presque un an.
J ai pris, durant mon sejour, 10 jours de vacances, tout a fait paisibles, et conformes aux vavanciers mexicains de Oaxaca. C est une region magnifique.

Je suis passe devant la APPO, le siege au centre ville de Oaxaca. Nous y etions, ma femme et mon couple d amis, pour nous promner comme des touristes que nous etions. Nous ne sommes donc pas entres dans l enceinte du batiment.
Un coup d oeil m a tout de suite montre le "gouffre" social et culturel entre les dehors que montre la ville touristique et coloniale, qui est magnifique cela va sans dire, et les gens a l interieur du batiment syndicaliste, qui avaient l air d un autre monde.
Celui de Los de abajo, les sans voix, les miserables, les gueux, la plebe, la racaille, les maceualli ¨-en nahuatl, langue azteque, les anonymes, les sans, dans le systeme azteque, ceux d en bas.

Anonyme a dit…

C'est à pleurer, à hurler, de rage… et de douleur.
De honte, aussi. Honte de ce que certains êtres dits «humains» peuvent infliger à d'autres.

Guy M. a dit…

@ Anonyme,
Cet écart entre la ville touristique et les "vrais gens" est encore accusé par le efforts des autorités: avant la saison, on procède à un grand nettoyage, on repeint les murs graffités , on dégage les places occupées, etc...

@ Dorémi,
Oui, j'ai aussi envie de hurler... (je reviendrai sur la vie de Sally)