"Dans mon cœur, quelque chose me dit de laisser le monde hors de moi. Peut-être que j'ai pris cette habitude là-bas. Alors je vis en France comme dans un grand Guantanamo. Toute la prison, toutes les tortures sont restées dans ma tête et ça n'en sort pas."
Ces mots sont ceux de Saber Lahmar, ancien détenu à Guantanamo et innocenté par la justice étatsunienne, qui vit en France depuis 2009, "dans un no man's land juridique".
Son témoignage - ainsi que celui de Lakhdar Boumediene, qui est dans la même situation - a été mis en ligne sur le site du journal Le Monde, la semaine dernière, sous le titre :
"Je vis en France comme dans un grand Guantanamo"
Un certain nombre de lecteurs-commentateurs, ceux à qui on ne la fait pas, ont flairé là une sorte d'outrage fait à notre grande nation...
(Photo : Le Nouvel Observateur)
Ce titre m'avait semblé dépourvu de toute ambiguïté, et je ne m'attendais pas à un tel déferlement dans les commentaires quand la précieuse Pièce Détachée avait attiré mon attention...
J'avais plutôt pensé à ceci :
Si ce qui reste de l'expérience de la torture peut jamais être autre chose qu'une impression de cauchemar, alors c'est un immense étonnement, et c'est aussi le sentiment d'être devenu étranger au monde, état profond qu'aucune forme de communication ultérieure avec les hommes ne pourra compenser. Le supplicié est surpris de voir que dans ce monde l'autre peut prendre la forme du dominateur absolu et que cette domination a pu tourner en pouvoir d'infliger la souffrance et d'anéantir. La domination du tortionnaire sur sa victime n'a rien à voir avec le pouvoir exercé sur la base de contrats sociaux, tel que nous le connaissons tous: ce n'est pas l'autorité du policier de la route sur le piéton, du percepteur d'impôts sur le contribuable, du lieutenant sur le sous-lieutenant. Ce n'est pas non plus la souveraineté sacrée des chefs ou des rois absolus, car même s'ils éveillaient la crainte, ils étaient en même temps objets de confiance. Le roi pouvait être terrifiant dans son courroux, mais aussi bienveillant dans sa clémence ; exercer l'autorité équivalait à gouverner. Tandis que le pouvoir du bourreau dans les mains duquel le supplicié gémit n'est rien d'autre que le triomphe illimité du survivant sur celui qui est jeté hors du monde dans la souffrance et dans la mort.
Étonnement de constater l'existence de l'autre qui s'affirme dans la torture sans plus tenir compte d'aucune limite, et étonnement de voir ce que l'on peut devenir soi-même : chair et mort. L'homme torturé ne cessera plus de s'étonner à la pensée que ce qui s'appelle âme ou esprit ou conscience ou identité, selon le cas, puisse être anéanti d'un coup au moment où les articulations des épaules craquent et sautent. Que la vie soit fragile, et qu'on puisse y mettre fin "rien qu'avec une petite aiguille", comme l'écrit Shakespeare, ce sont là des lieux communs qu'il connaît depuis toujours. Mais que l'on puisse à ce point réduire l'homme à l'état de chair et en faire une quasi-proie de la mort, c'est ce que seule la torture a pu lui apprendre.
Celui qui a été soumis à la torture est désormais incapable de se sentir chez soi dans le monde. L'outrage de l'anéantissement est indélébile. La confiance dans le monde qu'ébranle déjà le premier coup reçu et que la torture finit d'éteindre complètement est irrécupérable. Avoir vu son prochain se retourner contre soi engendre un sentiment d'horreur à tout jamais incrusté dans l'homme torturé : personne ne sort de ce sentiment pour découvrir l'horizon d'un monde où règne le Principe Espérance (*). Celui qui a été martyrisé est livré sans défense à l'angoisse. C'est elle qui dorénavant le mènera à la baguette de son sceptre. Elle - mais aussi ce qu'on appelle les ressentiments. Car ils demeurent et n'ont guère de chances de se transformer en une soif de vengeance écumante et purificatrice.
(*) Das Prinzip Hoffnung, du philosophe Ernst Bloch (1885-1977) a été publié en trois volumes de 1954 à 1959. Il a été traduit de l'allemand par Françoise Wuilmart, pour les éditions Gallimard - Le Principe Espérance, 1976, 1982 et 1991.
Cette longue citation est virtuellement dédiée, mais sans trop d'espoir, à ces lecteurs-commentateurs qui pensent que l'inhumanité s’accommode très bien à la sauce de l'inintelligence.
Elle est tirée de La torture, deuxième chapitre du livre de Jean Améry, Par-delà le crime et le châtiment - Essai pour surmonter l'insurmontable, paru en 1966. Ce texte n'a été traduit en français qu'en 1995, par Françoise Wuilmart, aux éditions Actes Sud. Repris dans la collection Babel en 2005, il est tout à fait accessible aux lecteurs du Monde.
Né à Vienne en 1912, de père Juif et de mère catholique, Hans Mayer/Jean Améry a émigré en Belgique en 1938. Il a été arrêté en juillet 1943 par le Gestapo, enfermé et torturé au fort de Breendonk, puis déporté à Auschwitz. Il a mis fin à ses jours en 1978, à Salzbourg.
Difficile de dire qu'il repose en paix...
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