mardi 13 mai 2008

De Viris Illustribus (2)

"Tout est dans tout, mais sûrement pas pour n'importe qui."
Guy M, Aphorismes, Œuvres préposthumes (à paraître)



A fin d'édification de ma petite bécacousine au second degré, je voudrais vous livrer, en copié-collé-emballé-et-pesé, tiré des "vies" de Michel Foucault*, cet intéressant "biographème" (ainsi que disait le gentil, charmant et onctueux Roland Barthes dont l'étonnante virtuosité dans la sodomisation indolore des mouches littéraires a fait la gloire).

Le narrateur est Claude Mauriac, "fils-de"**, ancien secrétaire du général de Gaulle, écrivain ,  critique de cinéma, chroniqueur au Figaro, auteur d'un grand montage de son journal intitulé Le Temps immobile… L'extrait suivant trouve place à la fin du tome 3 du Temps Immobile, sous-titré Et comme l'espérance est violente.

L'époque est celle de l'interminable fin physique de cet archétype de la crevure majuscule que fut (et restera) le caudillo Francisco Franco***.

En 1975, onze hommes et femmes sont condamnés à mort par la "justice" franquiste.



Goya: El garrotado
(Le caudillo aimait beaucoup ce supplice)




Un groupe de protestataires a rédigé une pétition et obtenu les signatures d'André Malraux, Pierre Mendès France, Louis Aragon, Jean-Paul Sartre et François Jacob. Ils ont décidé de porter le message physiquement à Madrid et d'y donner une conférence de presse…

22 septembre 1975, Claude Mauriac raconte:


6 h. Salon Madrid, au 15e étage. Un bar-salon de thé paisible. La plupart des journalistes sont déjà là, - toutes les agences étrangères sont représentées et il y a quelques confrères espagnols. Les clochers, les dômes, les toits pressés, les Cortès ou l'ancien Palais-Royal (je ne sais plus) dans la poussière du soleil. Derrière une autre fenêtre, les vieux toits de tuiles rousses. Quelques amoureux prennent le thé. Nous sommes dans un coin. Nous attendons. J'aimerais que l'on commence le plus vite possible, en cas d'arrivée de la police, mais les autres préfèrent que l'on attende d'éventuels retardataires; nous y allons enfin, nous nous présentons, je dis quelques mots, dont ma phrase sur la "justice terroriste". Yves Montand lit notre texte en français; nous n'aurons pas la possibilité de le faire lire en espagnol par Régis Debray; quelques policiers en civil de la Seguridad ont fait irruption, nous ne les avons vus qu'au moment où leur chef, à la petite moustache de Charlot cruel, nous a intimé l'ordre de nous taire et de rester assis - les journalistes et nous. Nous n'en continuons pas moins, par brèves interventions. CostaGavras me passe, griffonné sur un bout de papier le numéro de téléphone de l'ambassade de France. Il sert d'interprète. Foucault demande:

"Nous sommes donc en état d'arrestation?"

Réponse :

"Vous n'êtes pas arrêtés, mais tout le monde doit rester assis, personne ne doit bouger"

Foucault a un principe: obliger les flics à aller jusqu'au bout de leur travail, ne pas le leur faciliter... Devant le barrage des flics en civil nous prenons acte de notre arrestation de fait.

Ainsi le message de Malraux, d'Aragon, de Sartre, de Mendès France, de François Jacob a été lu à Madrid et remis à Madrid à la presse. Aucun journaliste ne pourra avant un certain temps donner la nouvelle. Mais le correspondant d'une agence a diffusé notre texte avant de venir.

L'attente est longue, oppressante.

Nous avons à la main, roulés, ceux des tracts que nous n'avons pas distribués. Le chef des inspecteurs en civil intime l'ordre à Michel Foucault de lui remettre les siens. Il refuse. L'autre insiste. Il y a un bref affrontement, - qui nous paraît très long. Michel ne veut pas céder. Il ne s'y résigne, à la fin, que sur mon intervention pressante, à demi-mot. Après quoi je dépose moi-même sur la table sans qu'on me les ait demandés, les exemplaires que je tenais...

... Ainsi donc j'aurai vu deux fois, dans ma vie, Michel Foucault résister à des flics, avec la même pâleur, la même ardeur. (Comme je me serai trouvé deux fois avec lui dans une voiture de police aux fins grillages tressés. Mais nous n'en sommes pas encore là...) .

... Michel Foucault, de faible devenu puissant et de courtois, inquiétant - tel que je l'avais déjà vu une fois face à des flics français - des C.R.S. -, dressé plus témérairement encore devant ces flics espagnols de la Seguridad, face à leur chef à la petite moustache dérisoire et à l'air cruel, Michel Foucault pâle, tendu, frémissant, prêt à bondir, à jaillir, à passer à l'attaque la plus inutile, la plus dangereuse et la plus belle, d'autant plus admirable dans son refus, son agressivité, son courage que, l'on sent (que l'on sait) qu'il s'agit chez lui d'une réaction physique et d'un principe moral: l'impossibilité charnelle de subir le contact d'un policier et de recevoir un ordre de lui...

Il murmure, à mon intention, avec honnêteté :

"S'il avait eu une mitraillette, j'aurais cédé plus vite, naturellement..."



Faut-il te le grasseyer, petite cousine?

Réaction physique et principe moral: l'impossibilité charnelle de subir le contact d'un policier et de recevoir un ordre de lui...





* Bien sûr, M. Foucault préférait la vie des hommes infâmes… Mais j'espère que les foucaldiens purs et durs me pardonneront ce clin d'œil à sa mémoire.

** C'est un "état" assez recherché de nos jours. Le cas de Claude Mauriac mériterait d'être médité.

*** Penser que j'ai été pendant près d'un quart de siècle le contemporain de cette ordure me fait mal… Ce mal a été ravivé récemment par la lecture de Moi, Franco, un très grand livre de Manuel Vásquez Montalbán.
 
 

2 commentaires:

Anonyme a dit…

Dieu que c'est vilain comme mot "grasseyer" !

Sinon, eh bien merci Tonton Croûton (sic) : je me coucherai moins ignare que je me suis levée ce matin.

Bises !

PS : tu es très bon dans le rôle de l'édificateur (Edificator ?) de péronnelles, tu sais ?

Guy M. a dit…

Dieu a fait les vilains mots pour mieux frapper l'imagination des jeunes péronelles, et par là, atteindre les régions (fort réduites en étendue) de leur intellect.

"Edificator", c'est un nouveau film?