jeudi 18 mars 2010

Un choix social difficile

Ce n'est pas parce qu'on est insomniaque qu'on a le réveil facile.

Faut pas croire.

Souvent, je ne crois pas mes yeux, mais ce matin, c'étaient mes oreilles: j'ai découvert que monsieur Nicolas Demorand, qui anime en braillant la matinale de France Inter, avait une voix d'une étonnante et inhabituelle suavité...

Il dialoguait, autant que faire se peut - et ce ne peut pas toujours, avec monsieur Daniel Cohn-Bendit, et, c'est vrai, par comparaison, le verbe de monsieur Demorand avait pris à mon oreille semblance de chatoyant velours...

J'en ai peu profité car le pétulant député européen a tendance à répondre aux questions avant qu'elles ne soient posées, afin d'optimiser son temps de parole et assommer à son aise ses auditeurs de ces glapissements qui lui tiennent lieu de message.

Pendant les cinq minutes que j'ai passées à retrouver mes esprits, il a bien éructé dix fois "Faut arrêter" ou "Faut qu'on arrête avec ça".

J'ai fort regretté qu'il ne le fasse point.

Dany le Rouge, Dany le Vert,
en opportuniste daltonien sur fond bleu.

Avant d'éteindre la radio pour pouvoir achever de me réveiller en toute quiétude, j'ai eu le temps d'entendre un court éloge du "seul système démocratique réel" qui serait "la proportionnelle".

La critique du système de scrutin est un marronnier récurrent de l'entre deux tours, arrosé régulièrement par ceux qui pratiquent la chasse aux pourcentages à transformer en strapontins. Inutile d'attendre plus de leur part, ils ont déjà fait acte d'allégeance à la logique imparfaite qu'ils dénoncent.

Comme un message...,
adressé par un graffiteur rouennais inconnu.
(Tag relevé rue des Basnage.)

On peut aussi se livrer à une étude théorique des modes de scrutin. Cette étude s'est plus ou moins constituée en une spécialité que l'on appelle généralement, en France, la "théorie du choix social", et dont les résultats sont extrêmement décevants pour les tenants de la démocratie élective.

C'est sans doute pour cette raison que les professionnels de la profession politique n'y font jamais référence.

Condorcet, en 1785, publia un opuscule, élégamment intitulé Essai sur l’application de l’analyse à la probabilité des décisions rendues à la pluralité des voix, où il mit en évidence ce que l'on a appelé plus tard "le paradoxe de Condorcet".

Ce paradoxe, dont on pourra trouver un exemple chiffré dans l'article de Ouiquipédia, montre que l'on peut rencontrer, lorsque les votants ont à choisir entre trois candidats (A, B et C), des configurations de préférences individuelles telles que, en opposant les candidats deux à deux, A l'emporte sur B, et B l'emporte sur C, mais que C l'emporte sur A, contrairement à ce que l'on attend puisque A l'emporte sur B qui l'emporte sur C.

La fréquence d'apparition du paradoxe de Condorcet dépend du nombre de candidats et du nombre d’électeurs. S’il y a 3 candidats, sa probabilité est de 5.6 % avec 3 électeurs, et approche de 9 % quand le nombre d’électeurs s'élève à des dizaines de millions. Et elle augmente encore avec le nombre de candidats, jusqu'à frôler les 100 % pour un nombre de candidats se chiffrant en milliers.

Ce manque de "transitivité" du vote majoritaire a fortement troublé Marie Jean Antoine Nicolas de Caritat, marquis de Condorcet, qui chercha à y porter remède dans son essai...


Un second résultat important de la théorie dite du "choix social", encore plus catastrophique pour le moral démocratique, a été publié en 1951 par Kenneth Arrow dans son livre Social Choice and Individual Values, où il étudie le problème très général de l'agrégation des préférences individuelles en préférences sociales (ce qui inclus le problème des procédures électorales).

Arrow commence par distinguer des conditions minimales assurant la cohérence de la procédure. Ces conditions varient selon les formalisations adoptées par les différents auteurs, mais on peut envisager ces cinq critères:

1- Critère de totalité: Toutes les propositions possibles doivent avoir une chance d'être adoptée.
2- Critère d'universalité: La procédure doit donner un résultat sur l'ensemble des configurations: on doit toujours pouvoir déduire une volonté collective à partir des volontés individuelles.
3- Critère d'unanimité: Si un candidat est préféré par la totalité des votants, il doit être le gagnant.
4- Critère d'indépendance: L'introduction d'un candidat supplémentaire ne doit pas modifier l'ordre relatif existant entre les autres candidats dans chaque bulletin.
5- Critère de non-dictature: Les préférences d'un individu seul ne doit pas déterminer le choix collectif.

Le "théorème d'impossibilité" démontré par Arrow établit qu'il n'est pas possible de trouver une procédure respectant ces cinq critères.

Ainsi, on peut démontrer qu'un système électoral qui satisfait aux quatre premiers ne peut satisfaire au cinquième: il existe alors un individu qui détermine, seul, le choix collectif. On le surnomme "dictateur", et l'on dit de la "fonction de choix social" qu'elle est "dictatoriale"...

Cela me laisse songeur.

(Et quand je songe, il n'est pas question d'aller voter: la songerie, chez moi, se pratique à temps plein.)

C'est un songe qui se colore de plus de poésie que de théorie politique. Mais ce n'est pas à négliger.

Ainsi que me le confiait mon ami Aristote, un de ces soirs où nous avions versé d'amples libations sur la terre grecque, mais pas seulement sur la terre: "L'homme est un animal politique qui habite poétiquement."

6 commentaires:

Abie a dit…

Et le drame, c'est que lorsqu'on cherche à contourner les problèmes des modes les plus intuitifs de scrutin, on tombe de Charybde en Scylla, comme en témoigne le détournement d'élection locales italiennes par la mafia décrit dans ce très intéressant papier de Roberto Di Cosmo.

Guy M. a dit…

Certains cours sur la théorie du choix social abordent le délicat problème du trucage des élections: rien n'échappe à la théorie.

Chomp' a dit…

Rationnellement, en effet ...
Mais la force d'un système electoral/décisionnel avec décompte de suffrages collectifs est surtout dans le mythe que ça procure d'une volonté collective, voire harmonieuse.
Ce mythe est fédérateur.
Qu'il soit proprement équarri par l'analyse n'y change rien: l'election procurera ce sentiment,
dont un des replis les plus prevers est d'accepter n'importe quelle merde au pretexte ''sacré'' qu'elle sort des urnes,
et un autre est de faire croire que les lumières de la raison, de l'intelligence ou de la compétence s'évalueraient à l'aune d'une majorité, ce qui est quand-même un postulat, un postulat qui a l'air raisonnable, mais qui contient tout le potentiel d'arbitraire d'un postulat, et dont les conséquences peuvent très bien amener un parfait sépukku de la démocratie, là ou elle semblait exister ...

Guy M. a dit…

Les résultats théoriques montrent que le postulat ne remplit pas le rôle qu'il devrait jouer, mais ce n'est pas très grave puisqu'il ne s'agit que de simuler un choix social dans une accession au pouvoir.

Entre alors en scène la communication...

JBB a dit…

J'aime bien Aristote aussi, mais en fin de soirée et quand il a trop picolé, il devient carrément relou, hein…

(Bourdel, je dois vraiment avoir un problème : à chaque fois que tu abordes quelque chose qui touche aux mathématiques (même de loin), j'entrave que puick. J'adore la petite musique des mots et leur façon de s'agencer en formule lexicale, mais ça me reste hermétique. Zut.)

Guy M. a dit…

Picoler, nous deux Aristote ? Jamais !

(Tu devrais en parler à ton analyste, il te répondrait sûrement Hum hum...)