mardi 23 mars 2010

Gilles Châtelet, voyou de la pensée

On doit pouvoir appliquer à Gilles Châtelet ce qu'il disait lui-même, en 1996, de son ami Gilles Deleuze:

"(...) mieux que quiconque, [il] savait que son ennemie - la Bêtise -, qu'elle soit hargneuse ou grassouillette et 'pluraliste', ne fait et ne fera jamais de cadeau."(1)

En 1998, un an avant de choisir de se donner la mort, Gilles Châtelet a lancé une dernière salve contre cette "Bêtise" qui "a[vait] beaucoup d'avenir" en publiant un essai qui demeure l'un des plus lucides et des plus percutants de la fin du siècle, Vivre et penser comme des porcs, sous-titré De l'incitation à l'envie et à l'ennui dans les démocraties-marchés.(2)

Ses lecteurs ont été à peine surpris de voir son titre apparaître comme pièce à conviction dans le procès qui a opposé madame Laure Adler, ancienne directrice de France Culture, à Antoine Lubrina, président du Rassemblement des auditeurs contre la Casse de France Culture (RACCFC).

On se souvient peut-être que madame Adler a dirigé cette chaîne de 1999 à 2005, et qu'en voulant "prouver que France-Culture est une radio comme les autres", elle a mis en œuvre une politique de modernisation très contestée par une partie des producteurs et des auditeurs.

Ceux-ci, regroupés dans le RACCFC, avaient fait circuler un dessin satirique où l'on pouvait voir quelques silhouettes, avatars hâtivement crayonnés de celle de madame Adler, brandissant des pancartes sur lesquelles on était censé lire les grands mots d'ordre de la modernisation.

Madame Laure Adler fut très affectée de lire sur une pancarte: "Vivre et penser comme des porcs", et porta plainte pour injure publique, soutenue par son président, monsieur Jean-Paul Cluzel.

Au cours du procès, on put entendre celui-ci déclarer que "Vivre et penser comme des porcs est un livre à petit tirage que ni lui, ni Laure Adler, ni son avocat ne connaissaient".(3)

Les plaignants passent aussi parfois aux aveux...

Le mot qui fâche est ici masqué, pour ne pas peiner madame Adler.

Le livre de Gilles Châtelet, mathématicien-philosophe, ou l'inverse, n'était pourtant pas passé inaperçu de ceux qui, de temps en temps, jetaient un œil sur la véritable vie intellectuelle de notre pays; et avant de lancer dans le ciel consensuellement serein de la fin de siècle les fusées éclairantes de Vivre et penser comme des porcs, Gilles Châtelet avait fait éclater quelques pétards bien ajustés dans les jambes du troupeau volatil des Turbo-Bécassine et Cyber-Gédéon.(4)

Mais, c'est vrai, le subtil artificier n'avait fait aucun effort de "promotion"...

Dans le livre qui vient de paraître aux Nouvelles Éditions Lignes, Catherine Paoletti(5) a regroupé quelques uns de ces textes, inédits ou devenus introuvables, sous le titre de l'un d'entre eux: Les animaux malades du consensus.

Ce recueil est un cadeau précieux pour les vieux lecteurs de Gilles Châtelet qui, comme moi, n'ont aucun talent d'archiviste, et une bonne aubaine pour les gamins et gamines dont la "conscience politique" n'a pu s'éveiller que durant les grises années du mitterrandisme gouvernant, voire même après. Ces lecteurs et lectrices en bas-âge y trouveront un ensemble de textes courts, admirablement écrits, regroupés par thèmes, référencés et annotés avec précision. Catherine Paoletti, qui a fait là un très beau travail d'édition, a rédigé, avec beaucoup de compétence et, je crois, d'amitié, une présentation et des repères biographiques qui permettent de découvrir la personnalité et le parcours de Gilles Châtelet.

Gravure empruntée au site du Laboratoire Disciplinaire Pensée des Sciences,
que Gilles Châtelet avait rejoint en 1994, et qui abrite désormais ses archives.

Dans un entretien(6), qui fut peut-être l'un des derniers qu'il ait accordé, au magazine scientifique La Recherche, Gilles Châtelet concluait:

Ce qui m'importe, c'est de voir se dresser (...) des voyous de la pensée, capables de lutter contre l'élite consensuelle et de renouer avec l'excellence du politique. A tout moment il y a pour un individu la possibilité de dire non.

Il importe de lire ou relire le "voyou de la pensée" qu'il a su être.(7)


(1) Gilles Châtelet, Pour Deleuze, penseur du déclic, texte paru dans Libération en 1996, repris dans Les animaux malades du consensus, éditions Lignes, 2010.

(2) Publié en 1998 par les éditions Exils, il a été repris en Folio-Actuel (Gallimard) en 1999.

(3) Tous les détails sur cette plainte, finalement retirée après un premier jugement et avant la tenue de l'appel, peuvent être trouvés en picorant le copieux, et recommandable, dossier "Laure Adler" sur Acrimed.

(4) Turbo-Bécassine et Cyber-Gédéon forment le couple primordial de l'humanité décérébrée que produisent les démocraties-marchés:

Turbo-Bécassine et Cyber-Gédéon participent joyeusement au grand carnaval cybernétique de la ville, du parking, de l'autoroute, du portable, de l'internet, et bien sûr de la démocratie-argent. C'est le couple standard, étalon de la future classe moyenne mondiale, qui passe le week-end à Londres pour faire les soldes, Fukuyama à la main. Le cyber-bétail du Grand Marché, le nouvel avatar des créatures-particules de l'état de nature ... (Contre les ingénieurs du consensus, entretien avec Olivier Postel-Vinay, La Recherche, mars 1999)

(5) Catherine Paoletti, spécialiste des sciences, a produit, pour France Culture, une émission qu'elle intitule, dans ses notes, Gilles Châtelet, dernier intellectuel romantique ("Une vie, une œuvre", 30 juillet 2000). Cette émission est référencée, sur le site de l'Inathèque, sous le titre Gilles Châtelet, un intellectuel en pétard, qui me semble également convenir, consultable "près de chez vous", qu'ils disent...

(6) Voir référence note (4).

(7) Vivre et penser comme des porcs, est disponible en Folio-Actuel.

Mais on peut regretter que Enjeux du mobile : mathématique, physique, philosophie, qui a été publié au Seuil en 1993, ne le soit plus.

Enfin, moi je le regrette, parce sa mobilité l'a fait disparaître de ma bibliothèque.

5 commentaires:

Lémi a dit…

Bon, ça fait plusieurs fois que je me promets de mettre la main sur "Vivre et penser comme des porcs" et que je ne le fais pas. Cette fois-ci, c'est décidé, je me jette à l'eau (faut dire que t'as l'enthousiasme sévèrement communicatif, l'ami, joli hommage)...

Salutations en colimaçon, l'escalier

Anonyme a dit…

Un livre simplement salvateur pour qui ose s'aventurer dans ses méandres sans idées à l'emporte-pièce.Il suffit de jouer ce jeu et la beauté du livre vous saisira pour longtemps. Très longtemps. Tout sur la pensée post-moderne y décrit avec une virulence flamboyante. Vivons et espérons, car l'avenir n'attend pas!! Wilfried M.

Un bibliothécaire a dit…

J’ai appris l’existence de ce livre par "Le petit lexique philosophique de l’anarchisme" de Daniel Colson. Son titre m’avait intrigué et laissait présager un contenu stimulant.

Malheureusement, je suis un peu resté sur ma faim. Bien sûr, il y a cette dénonciation du système démocratique, du citoyen panéliste, de cette transposition sur la sphère politique de la logique marchande, de la célébration festive etc. Mais le tout reste assez hermétique à la démonstration, à l’explication et parfois, c’est pire, à l’intuition. La faute sans doute à un style très particulier - j’ai envie d’écrire un style de prof de mathématiques qui s’essaie aux sciences humaines - où l’auteur invente ses propres classifications en employant des termes comme Robinsons, Cyber-Gédéons, Turbo-Bécassines...

Ainsi l’auteur expliquant une théorie de Hobbes : « Comme les particules libres de Galilée, les Robinsons de Hobbes doivent d'abord être conçus comme des unités destinées à être additionnées, chacune d'elles pouvant être équilibrée par un agrégat convenable de certaines autres. Hobbes souligne bien que les différences de force physique ou de talent sont négligeables : plusieurs hommes peuvent s'allier contre un seul. Vus du point de vue de la souveraineté absolue, ces Robinsons, si féroces soient-ils, ne sont que des grains de sable, des unités de convoitise, des boules de billard pathétiques se faisant la guerre, que chaque effort pour se différencier enlise encore plus dans une grande équivalence ». (p. 51)

Châtelet citant Guattari attaque les penseurs post-modernes du type Baudrillard en ce qu’ils font du langage la base de leurs appréhension défaitiste et désarmante du social. On aurait aimé que Châtelet aille plus loin, fasse preuve d’une plus grande fulgurance sur ce point.

L’auteur a compris que la portée libertaire de Mai 68, une fois expurgée de son contenu anti-capitaliste de lutte de classes s’est diluée puis propagée au sein des structures capitalistes de manière à les adapter aux désirs sociaux et culturels. C’est pourquoi il parle d’anarcho-capitalistes, d’un système basé sur la fluidité et la rapidité et qu’il dénonce le nomadisme des jeunes en « baskets et baladeurs » un peu râleurs mais tellement malléables. L’hédonisme consumériste s’est substitué à l’hédonisme libérateur d’antan.

Je suis bien loin de maîtriser suffisamment les soubassements philosophiques qui étayent les propos de l’auteur. Mais à mon point de vue ce qui manque à ce livre c’est une charpente, une thèse d’ensemble, un concept clé, une structure. Cela ressemble à une sorte de brouillon un peu confus avec de très bon passages mais le tout masqué derrière un vocabulaire qui à force de se vouloir conceptuel ne l’est plus du tout. Mais peut-être suis-je moi même trop imprégné de pensée post-moderne pour comprendre réellement ce bouquin.

C’est donc avant tout un livre d’humeur, un peu défouloir, un livre de révolte nostalgique ou de nostalgie de la révolte contre cette aliénation qui prend les contours d’une totale liberté, dans laquelle tout est fait pour nous désarmer, pour nous rendre mous. Un livre mélancolique et touchant au fond dans ce qu’il rappelle l’écho d’un passé révolutionnaire pas si lointain que l’on a finit par ensevelir sous des tonnes de déchets plastiques libéraux. Contre ce modernisme dont on nous gave… comme des porcs.

Guy M. a dit…

@ Lémi,

Je ne puis qu'encourager tes bonnes résolutions.

(Je ne puis te prêter le bouquin: un très cher et très estimé jeune homme me l'a égaré...)

@ Wilfried,

Oui, il faudrait aussi parler de la beauté de la prose très personnelle de Gilles Châtelet. Il disait que Deleuze lui avait fait prendre conscience de l'impossibilité de séparer la pensée du style, et il expliquait:

"Le style n'est pas une affectation, un ornement, un vêtement qu'on se met. C'est une manière d'avancer. Avec le style, avec des stratagèmes allusifs (...), avec une discipline de l'allusion, on peut attaquer le réel de manière beaucoup plus efficace qu'avec une énième réfutation théorique du libéralisme, si tant est qu'elle fût possible. Le style seul est capable d'empêcher qu'un certain nombre de bêtises et de cuistreries soient hégémoniques."
(dans un article intitulé "Les loisirs, c'est la paresse performante !")

@u bibliothécaire,

Il est évident que Gilles Châtelet n'a pu tout faire, surtout si l'on considère son "programme": "vaincre là où Hegel, Marx et Nietzsche n'ont pas vaincu..."

Mais il me semble difficile de le réduire à "un prof de mathématiques qui s'essaie aux sciences humaines" (c'est en effet quelque chose de redoutable, mais cela ne ressemble en rien à du Châtelet !) "Les enjeux du mobile", s'ils sont rendus à nouveau disponibles permettront, je crois, de prendre la mesure de sa pensée philosophique.

Quant à la "nostalgie" de "Vivre et penser comme des porcs", les lecteurs (de mon âge, par exemple) peuvent la ressentir de manière fugace, mais pas durablement: tout invite à reprendre cette liberté jubilatoire de dire non.

Pierre Vermeersch a dit…

Les enjeux du mobile-Mathématique, physique, philosophie, de Gilles Châtelet, a été pour moi l'outil spéculatif éclairant ma
lecture de Démocrite à partir de l'effet Worringer portant sur l'acte pictural, certes de même en appui sur les travaux de Heinz Wismann et de Barbara Cassin.

http://theoriedelapratique.hautetfort.com