mardi 2 février 2010

La poésie après Nuremberg

"La poésie n'est pas paraphrasable"
Jacques Roubaud, Poésie, etcetera: ménage (1995, Stock)



En bon rustre attardé d'une province "pas très catholique", j'ai parfois le sentiment que la question de la possibilité de la poésie après Auschwitz se dissipe à la lecture de la Fugue de mort (Todesfuge) de Paul Celan.

(...)

Lait noir de l’aube nous te buvons la nuit
te buvons à midi la mort est un maître d’Allemagne
nous te buvons le soir et le matin nous buvons et buvons
la mort est un maître d’Allemagne son œil est bleu
il vise tire sur toi une balle de plomb il ne te manque pas
un homme habite la maison Margarete tes cheveux d’or
il lance ses grands chiens sur nous il nous offre une tombe dans le ciel
il joue avec les serpents et rêve la mort est un maître d’Allemagne

tes cheveux d’or Margarete
tes cheveux cendre Sulamith

Paul Celan (1945), dans la traduction de Jean-Pierre Lefebvre, pour les éditions Gallimard (1998).

(On trouve cette traduction sur Monumenta.com, avec le texte original et, surtout, le précieux enregistrement de Paul Celan lisant son poème.)

Pouvait-on peindre après Auschwitz ?
Zoran Mušič, Nous ne sommes pas les derniers.

Dans ma naïveté, je veux croire encore que face aux monceaux de cadavres accumulés par l'Histoire, la poésie peut continuer à s'affirmer, et même dans la langue qui fut celle des bourreaux et des exécuteurs...

Mais je doutais de son pouvoir face à ces milliers de pages consignées dans les montagnes de dossiers que des procès comme ceux de Nuremberg - et ceux qui les ont suivis jusqu'à nos jours - ont produits. Car dans ces archives qui rendent compte des tentatives minutieuses de dessiner les contours juridiques de la quotidienneté organisée du crime, c'est la langue elle-même qui, dans cet effort, est éreintée par cette terrifiante banalité du mal.

Charles Reznikoff, grand poète étasunien, trop méconnu en nos contrées, prouve avec le grand poème qu'il a intitulé Holocaust* (1975) qu'une montagne de mots peut obscurcir notre ciel, mais pas étouffer la poésie.

Charles Reznikoff, 21 décembre 1975.
Photographie © 2010 Abraham Ravett.

Charles Reznikoff, fils d'émigrants juifs venus de Russie, né à Brooklyn en 1894 et mort à New York en 1976, a fait partie, avec Louis Zukofsky et George Oppen, du groupe des poètes "objectivistes" américains. Dans un entretien, qui a été publié en 1977 par la revue Europe et qui est repris à la suite de la traduction française d'Holocaust, Reznikoff explique ce que les Objectivistes essayaient de faire en citant "un poète chinois du XIème siècle":

"La poésie présente l'objet afin de susciter la sensation. Elle doit être précise sur l'objet et réticente sur l'émotion."

Pour écrire Holocaust, Charles Reznikoff a utilisé des matériaux qu'il a puisés dans une publication du gouvernement des Etats-Unis, intitulée Procès des Criminels devant le Tribunal Militaire de Nuremberg, et dans les enregistrements du procès Eichmann à Jérusalem. Le travail effectué par le poète me semble parfaitement résumé, dans sa préface, par l'écrivain-traducteur Auxeméry:

Pas d'esthétisme documentaire, mais de la grammaire et de la ponctuation. Pas d'obscénité gratuite, ni de revendication spectaculaire de justice, mais la claire vision de l'insupportable, et le sens de la mesure des choses et des actes dans leur essentielle horreur. La poésie est ce qui respire malgré tout, quand le souffle manque devant l'indicible. Elle se situe au cœur même de la tragédie.

Pour que la langue puisse "respirer malgré tout", pour qu'elle puisse renaître de cette exténuation, il faut cet humble travail formel du poète-artisan, sur la "grammaire" et sur la "ponctuation", pour poser les mots sur la page et choisir les rythmes.

Ce souffle retrouvé dans la pulsation rythmique, on peut l'entendre, même avec une médiocre oreille, dans la lecture qu'a faite Charles Reznikoff de sa composition poétique pour le cinéaste Abraham Ravett, le 21 décembre 1975, quelques mois avant sa mort. On peut les trouver, avec les photographies prises par Ravett, sur le site PennSound de l'université de Pennsylvanie.

En cliquant à droite et en ouvrant dans un nouvel onglet,
vous devriez avoir le son...
(
Photographie © 2010 Abraham Ravett.)

Gas Chambers and Gas Trucks 1, strophe 9

The bodies were thrown out quickly

for other transports were coming:

bodies blue, wet with sweat and urine, legs covered with excrement,

and everywhere the bodies of babies and children.
Two dozen workers were busy

opening the mouths of the dead with iron hooks

and with chisels taking out teeth with golden caps;
and elsewhere other workers were tearing open the dead

and looking for money or jewels that might have been swallowed.

And all the bodies were then thrown into the large pits dug near the gas chambers

to be covered with sand.


Les corps étaient jetés dehors très vite
car d'autres convois arrivaient:
corps bleus, humides de sueur et d'urine, jambes couvertes d'excréments,
et partout des corps de bébés et d'enfants.
Deux douzaines d'ouvriers s'occupaient
à ouvrir les bouches des morts avec des crochets de fer
et avec des burins sortaient les dents qui avaient des couronnes en or;
et ailleurs d'autres ouvriers ouvraient les morts en les déchirant,
cherchant l'argent ou les bijoux qu'ils auraient pu avaler.
Et tous les corps étaient alors jetés dans une grande fosse creusée près des chambres à gaz
qu'on recouvrait de sable.

(Traduction Auxeméry)


En chaque strophe, on retrouve la même tension rythmique et la même perfection minimaliste de l'expression.

Mais il faut faire du texte une lecture complète pour qu'il déploie sa plus large pulsation, pour qu'il devienne poème, mémorable.


* Holocauste, traduit en français et préfacé par Auxeméry, suivi d'un entretien avec Charles Reznikoff, réédité chez Prétexte Éditeur (octobre 2007).

6 commentaires:

JBB a dit…

Sur l'art périlleux de mettre en vers l'indicible, j'étais resté sur la phrase de Paul Valery : "Le vent se lève, il faut tenter de vivre."

Je ne connaissais ni Reznikoff ni Celan, mais j'aime ce que tu en montres, ces mots froids et phrases sèches devenus chaleureux malgré la barbarie. Et même, si le sujet n'était celui-là, je dirais : ça pète. Comme je ne peux, je vais me contenter de le penser.

Guy M. a dit…

Je connaissais très peu de choses de Reznikoff, dans des anthologies de poésie nord-américaine...

Et voilà, le hasard l'a placé sur les rayonnages de L'Atelier (autant leur rendre hommage: ils n'étaient pas obligés...) et ce fut un choc.

Je ne regrette qu'une chose, c'est que l'édition ne soit pas bilingue (car, d'après les extraits audio, il y a tout un travail sur les sonorités, qui ne peut se retrouver dans la traduction).

Lucide a dit…

Tiens, cet excellent article de Pisani sur la poésie :

http://www.zlv.lu/spip/spip.php?article2051

Guy M. a dit…

Merci.

olive a dit…

Oui.

Guy M. a dit…

Salutations aphoristiques !