samedi 6 février 2010

Deux petits poissons s'aimaient d'amour tendre

"Je dis oui à la lutte contre l'homophobie, oui à la lutte contre les discriminations, oui à la sensibilisation de nos lycéens et de nos collégiens, mais je pense que traiter ces sujets en primaire, ça me semble prématuré (...) ce film n'a pas vocation à être projeté en primaire", a déclaré le ministre. (Dépêche AFP du 3 février.)

Le ministre qui "pense que traiter ces sujets en primaire, ça [lui] semble prématuré", est monsieur Luc Chatel, porte-parole du gouvernement et ministre de l'Education nationale, et le film qui "n'a pas vocation à être projeté en primaire" est Le Baiser de la Lune, film d'animation de Sébastien Watel.

C'est en lançant un appel à souscription afin de "boucler" la production du film pour avril 2010, et à la suite d'un pataquès avec l'inspection d'académie de Rennes, que Sébastien Watel a attiré sur lui l'attention des médias, donc du ministre.

Ce court-métrage (environ 25 min) a été conçu pour servir de support à une réflexion sur l'homophobie avec des enfants de CM1/CM2. Le synopsis est le suivant:

Prisonnière d’un château de conte de fée, une chatte, «la vieille Agathe», est persuadée que l’on ne peut s’aimer que comme les princes et princesses.

Mais cette vision étroite de l’amour est bouleversée par Félix, qui tombe amoureux de Léon, un poisson-lune, comme par la lune, amoureuse du soleil : deux amours impossibles, pour «la vieille Agathe».

Pourtant, en voyant ces couples s’aimer, librement et heureux, le regard de la chatte change et s’ouvre à celui des autres. C’est ainsi qu’elle quitte son château d’illusion et se donne enfin, la possibilité d’une rencontre…

On voit que cela ne casse pas trois pattes à un vilain petit canard... et qu'il faut probablement avoir le cerveau noyé dans l'eau bénite pour soupçonner là une opération de "promotion de l’homosexualité à l’école" par le biais d'une "œuvre de propagande" savamment mise au point par les "lobbys homosexuels farouchement soutenus par les associations gays et lesbiennes".

(Tout ce qui est en bleu dans le paragraphe précédent est authentique, mais je n'indique pas les liens, pour ménager mes lecteurs/trices allergiques à cette presse.)

La position prise par monsieur Chatel permet à ces groupes de pression, qui font leurs réunions dans un confessionnal, de triompher avec leur coutumier sens des proportions.

Cliquez sur l'image pour aller voir la bande-annonce.

C'est sans étonnement que l'on trouve madame Christine Boutin, présidente du parti chrétien-démocrate, aux côtés des défenseurs obstinés des œillères à l'école. Elle a, dès le 29 janvier, adressé une lettre ouverte à monsieur Luc Chatel, pour lui demander "au nom du respect de la neutralité de l’Éducation Nationale, de bien vouloir affirmer [son] opposition à ce film en obtenant l’interdiction de sa diffusion."

Selon elle, le principe de neutralité "philosophique et politique", de rigueur dans l'Éducation nationale, serait "bafoué" par Le Baiser de la Lune "en s’immisçant dans la conscience et l’intimité des enfants sans égard pour la responsabilité éducative de leurs parents." Si l'on va par là, n'importe quel conseil donné par un adulte à un enfant peut être considéré comme manquant d'"égard pour la responsabilité éducative de [ses] parents", et le respect de "l'intimité des enfants" interdit toute incursion dans le domaine, ô combien intime, de la sexualité...

Je suppose que madame Boutin a dû voir et étudier de très près le film de Sébastien Watel car elle peut affirmer:

Au nom d’une idéologie relativiste poussée à l’extrême, et sous l’impulsion de groupes de pression, ce film idéologique prive les enfants des repères les plus fondamentaux que sont la différence des sexes et la dimension structurante pour chacun de l’altérité.

En cette phrase "j'y-fourre-tout"(relativisme, groupes de pression, idéologie, repères, altérité et structure, qui fait mieux ?), la dame nous dit en fait que, selon elle, ou selon son manuel de psychologie vaticane pour les nuls, c'est papa-maman, ou alors tu vas voir ta structure...

On pourrait peut-être lui conseiller de revoir le film, en se débarrassant de ses œillères, mais je crains qu'un élément du scénario ne la choque:

«L’apprentissage du respect de l’autre» ne peut pas non plus se faire en caricaturant «le regard archaïque d’une grand-mère sur les relations amoureuses», regard qui est celui de la très grande majorité des Français.

Une discrète vérification permet de constater que madame Boutin a largement l'âge d'être grand-mère. On peut admettre, sans chercher à s'immiscer dans sa conscience et son intimité, qu'elle se sente concernée, et prenne cela, à tort, pour une caricature...

Quant au recours à "la très grande majorité des Français", cette "très grande majorité" pourrait très bien regarder l'ensemble des homosexuel(le)s comme une sous-humanité déstructurée, cela ne rendrait pas son "regard" plus respectable.

Je crois bien que "la différence des sexes" n'est pas seule constitutive de mon "altérité", que je ressens comme assez radicale, avec madame Boutin.

La preuve: elle écrit des livres...
(Ne cliquez pas sur l'image,
il n'y a évidemment rien derrière.)


Comme je n'ai pas autant de relations que madame Boutin, je n'ai pas vu le film...

Monsieur Martin Hirsch se vante de l'avoir vu, et l'a trouvé "plutôt sympathique".

Si monsieur Hirsch l'a vu, c'est peut-être parce que le Haut-commissariat à la Jeunesse a participé au financement du film, "à hauteur de 3.000 euros", dit-il.

Je n'ai pas les moyens d'aller jusque là, mais j'envisage de rejoindre les souscripteurs individuels.

Le plaisir de patauger dans le bénitier, pour régressif qu'il soit, n'est pas à négliger.

Surtout en compagnie de deux petits poissons, sous le regard d'une vieille Agathe qui aurait les yeux assez ouverts pour réviser sa vision des choses.

Car, si j'ai bien compris, c'est cela le vrai sujet du film: la modification de notre regard.


PS: Pour souscrire, c'est ici.

Une pétition de "soutien aux initiatives de lutte contre l'homophobie en milieu scolaire" est là.

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