vendredi 18 février 2011

Retour ou abandon des tours d'abandon

Les heureux habitants de la ville de Rouen peuvent voir, s'ils le désirent, à l'entrée Germont de l'hôpital Charles-Nicolle, les restes du "tour d'abandon" qui y fut installé en 1813. Ce mécanisme en tourniquet, encastré dans le mur, permettait d'y déposer, en tout anonymat, l'enfant que l'on avait pris la décision d'abandonner. Un demi-tour, et l'on pouvait espérer qu'il aurait une vie meilleure de l'autre côté de la muraille - ce qui était loin d'être le cas.

Les tours d'abandon, dont il reste de nombreuses traces dans nos villes, avaient fait leur réapparition en 1811, rendus obligatoires sur toute l'étendue du territoire par un décret impérial du 11 janvier. Ils furent progressivement remplacés par les bureaux d'admission des enfants abandonnés, mais certains restèrent en service jusqu'au tout début du XXe siècle. Ils ont été officiellement abolis en France par une loi du 27 juin 1904.


Le tour d'abandon de l'entrée Germont.


La Convention avait pourtant voté, le 28 juin 1793, un texte qui légalisait le secret de l’accouchement et assurait à la parturiente l'assistance de la Nation :

"Il sera pourvu par la Nation aux frais de gésine de la mère et à tous ses besoins pendant le temps de son séjour qui durera jusqu'à ce qu'elle soit parfaitement rétablie de ses couches. Le secret le plus inviolable sera conservé sur tout ce qui la concerne."

Le nourrisson, lui, devenait "enfant de la patrie".

Cette disposition, qui demeure en droit français (article L 222-6 du Code de l’Action Sociale et des Familles), ne fut que très difficilement mis en application. Cela explique en partie le retour en arrière impérial, où, on l'aura remarqué, le sort des femmes en "gésine", dont se souciaient les régicides de la Convention, est bel et bien passé à la trappe, ou au tourniquet.

Car le décret napoléonien avait aussi pour objectif de dissuader les femmes d’abandonner leurs enfants, en espérant l'effet d'une mise en scène mélodramatique du caractère définitif de l’acte d'abandon.


Scène d'abandon mélodramatique.


De ces femmes anonymes, nous ne savons pratiquement rien.

Seuls nous restent ces lettres et signes de reconnaissance laissés sur les nourrissons abandonnés. En 2008, pour l'exposition Les Enfants du Secret, enfants trouvés du 17e siècle à nos jours, le Musée Flaubert et d'histoire de la médecine, à Rouen, a présenté quelques-unes de ces "archives". Dans le dossier de presse, on pouvait trouver cette remarque :

La lecture des billets et l'étude des marques de reconnaissance laissées par les parents dans les langes des nourrissons permettent d'évoquer les causes et circonstances de l'exposition et amènent à se demander si l'abandon ne fut pas parfois, paradoxalement, un geste d'amour.

Ce "paradoxalement", placé en incise, me semble indiquer à quel point il est difficile d'aborder cette question en se déprenant des représentations largement dominantes.

Distrait, j'ai presque entendu "geste d'amour maternel"...
Exemple tiré du même dossier de presse.


Or, ce qu'il faut d'abord poser c'est le droit, pour une femme, de prendre, en tout anonymat, la décision de ne pas devenir la mère de l'enfant qu'elle a porté.

La législation française, revenant finalement aux principes énoncés en 1793, reconnaît pleinement ce droit dans la procédure dite de "l'accouchement sous X", dont une remise en cause radicale se prépare doucement.

(A titre d'indices, on retiendra la publication du rapport Barèges, et les récentes décisions de justice concernant "l'affaire d'Angers".)

Il n'est pas impossible que le "détricotage" - comme on dit - de cette loi, que l'on peut considérer, avec Christine Delphy, comme "une des rares avancées du droit français", n'entraîne le retour de dispositifs d'abandon plus fonctionnels que les tours. En Allemagne, où l'accouchement sous X n'existe pas, sont désormais installées environ 80 Babyklappen modernistes. Les fabricants de ces guichets à bébés assurent que des détecteurs permettent d'alerter les personnes de garde dans le quart d'heure suivant un dépôt.


Mode d'emploi d'une fenêtre à bébés.

8 commentaires:

Christine a dit…

Merci :-)

Guy M. a dit…

De rien...

(Tu vois que ça marche, blogger... ;-))

emcee a dit…

Belle histoire bien triste. Merci de la raconter.
Et, en effet, nous allons, sur ce sujet également, avoir un retour de bâton.
Une régression énorme à la sauce "travail, famille, patrie".
Je n'avais pas eu l'occasion de lire le témoignage émouvant de cette mère à qui la justice a dénié le droit d'accoucher sous X, accordant inconsidérément la garde aux grands-parents.
Quelle honte de voir que la justice elle-même passe outre les droits des femmes, privilégiant la morale chrétienne.
Belle illustration de l'époque où nous vivons.

babelouest a dit…

Le risque est grand, de voir des femmes accoucher seules, avec les risques que cela comporte pour leur bébé et pour elles, et abandonner ensuite l'enfant n'importe où en espérant que quelqu'un le découvrira assez tôt.

Voilà ce qu'auront gagné les insensés qui veulent abroger cet anonymat.

Guy M. a dit…

@ emcee,

Le retour de bâton se prépare...

Il est assez étonnant de constater, dans l'affaire d'Angers, que par deux fois les instances institutionnelles, chargées en principe de défendre la loi, n'ont pas été jusqu'au bout. Comme si cette loi était déjà dépassée...

@ babelouest,

Et au delà des conséquences de santé publique, il y a la remise en cause d'un droit essentiel. Pour une fois que le législateur français avait compris quelque chose !

Les heures les plus sombres etc... a dit…

cette loi, que l'on peut considérer, avec Christine Delphy, comme "une des rares avancées du droit français" date du régime de Vichy.

(décret-loi du 2 septembre 1941 sur la protection de la naissance)

Il est donc paradoxal de parler de régression énorme à la sauce "travail, famille, patrie" quand une décision judiciaire va à l'encontre de cette loi pétainiste.

Flo Py a dit…

Je vous invite à télécharger le rapport Barèges et à le lire. Vous y découvrirez (puisqu'il semblerait que vous l'ignorez) que si c'est bel et bien le décret-loi n°3763 du 2 septembre 1941 qui a officialisé l'accouchement anonyme, constituant le "fondement moderne du droit à l'accouchement dans l'anonymat", le gouvernement de Vichy n'a rien inventé. Le premier décret légalisant le secret de l'accouchement date du 28 juin 1793 (voir page 10 du rapport Barèges), et dès 1812, l'anonymat devient absolu (p.11 du rapport). Viendra ensuite la possibilité d'abandon secret, institué avec l'apparition de la lettre X, en 1904 (p.13 du rapport).

Pour résumer, la loi a évolué en même temps que les structures d'accueil (l'AP-HP ne date "que" de 1849). Et il faut rappeler que le but était de soutenir la natalité (ben oui, la France n'a pas attendu Pétain pour avoir une politique nataliste), en évitant les infanticides et les avortements (ben oui, on a avorté en France bien avant la loi Veil).

Bref, vous êtes mignon-ne tout plein d'évoquer Pétain, mais vous êtes complètement à côté du sujet.

Guy M. a dit…

Pas mieux, comme on dit, et merci Flo Py.

L'esprit des lois souffle d'où il peut, et je me demande si les rédacteurs de "cette loi pétainiste" avaient bien conscience de renforcer un principe énoncé par la Convention.