lundi 10 mai 2010

Pas de pitié pour les canards boiteux

Comme les grands classiques de la marche à pied ne sont pas tous des chédeuvres, nous entonnions parfois à gorge déployée:

"Dans la troupe, y'a pas d'jambe de bois
Y'a des nouilles, mais ça n'se voit pas !"

Celui qui chantait le plus fort n'avait de jambes que la longueur d'un demi-fémur et était un virtuose dans l'art de démonter et remonter son fauteuil roulant...

C'était le plus agile du petit groupe de "canards boiteux" que j'avais été chargé d'accueillir, avec leurs accompagnateurs/trices, sur un "chantier international de jeunes bénévoles" organisé dans le Finistère par une association où je jouais occasionnellement, et pour un peu d'argent, les Gaston Lagaffe avec un talent inné.

Je n'ai jamais vraiment su par quel tortueux concours de circonstances, "on" avait eu l'idée de génie de proposer à ce groupe de participer à un "chantier" dont l'objectif était de reconnaître et baliser, à l'entour d'un gros bourg de la Bretagne intérieure, des sentiers de petite randonnée pédestre. Mais mon goût déjà assez développé des situations absurdes m'avait conduit à accepter d'assurer l'intendance dans cette opération.

Et je n'ai jamais regretté d'avoir accepté.

Nous avons rempli notre contrat, le complétant d'un chemin de randonnée vespérale passant par toutes les bâtisses du village ornées d'une licence IV (une sur trois, d'après nos estimations), et si le projet ne fut pas renouvelé, la responsabilité en incombe aux dissensions des conseillers municipaux (bien divisés par une récente opération de remembrement), et non à la quinzaine de volontaires, dont trois lourdement handicapés, qui avait œuvré à ouvrir les voies du tourisme pédestre sur le territoire de cette commune.

Nos copains et copines handicapé(e)s avaient adopté pour devise "Pas de pitié pour les canards boiteux". Et dans le regard dépourvu de pitié qu'ils demandaient que l'on porte sur eux, ils nous ont appris à mettre simplement de l'humanité.

De cela, ils rêvaient parfois...

Il n'est pas impossible que tous ceux à qui j'ai dédié mon billet d'hier aient pu éprouver, à un moment ou un autre, de la pitié pour ce garçon de 15 ans, polyhandicapé, qu'ils ont expulsé avec sa famille vers le Kosovo, au matin du mardi 4 mai.

Mais justement à cause de cette simple possibilité de pitié, misérable sentiment qu'ils ont su mettre au fond de leur poche en le recouvrant soigneusement du recueil des lois et règlements qui les font vivre, ces respectables citoyen(ne)s se sont placé(e)s au dessous de l'idée que je me fais de l'humanité.


Si l'on reprend le fil des événements, on ne peut qu'être frappé par la froide détermination avec laquelle a été menée l'expulsion de la famille Vrenezi, le père, la mère et leurs trois enfants, dont Ardi, atteint d'une maladie évolutive et polyhandicapé.

Vers 20 heures, lundi 3 mai, à Valmont (Moselle), les policiers se sont rendus au domicile de la famille:

« Le plus jeune frère, âgé de dix ans, jouait en bas de l’immeuble. Ils l’ont embarqué avant d’aller chercher dans l’appartement le père et la grande sœur, âgée de dix-huit ans », raconte le cousin du père de famille, vivant à Metz.

La mère n'étant pas encore rentrée d'une intervention chirurgicale, les policiers en fourgon ont dû faire étape à l'hôpital pour l'arrêter:

« Elle était à genoux dans les couloirs de l’hôpital, elle priait les policiers de laisser au moins son fils handicapé en France. »

Vers 21 heures, ce même lundi, douze gendarmes selon la préfecture - une trentaine de policiers et gendarmes selon l'Association des paralysés de France (APF) - se sont présentés à l'Institut d'éducation motrice (IEM) de Freyming-Merlebach (Moselle) où Ardi était accueilli depuis le mois de mars. Devant le personnel "choqué et impuissant", ils l'ont embarqué pour le conduire, avec le reste de la famille, au centre de rétention administrative de Metz.

A 10 heures, le lendemain, ils étaient mis dans un avion à destination de Pristina.

« Lorsqu’ils sont arrivés sur place, ils étaient seuls dans l’avion avec 17 gendarmes et un pompier secouriste. Le père d’Ardi et sa sœur ont été menottés pendant la moitié du vol », explique le cousin de Metz.

Ixchel Delaporte, dans son article de l'Humanité, poursuit ainsi:

On avait assuré à la famille la présence d’une ambulance pour transporter leur fils handicapé. Rien de cela. « Mon cousin et sa famille ont dû payer un taxi pour rejoindre leur village de Marali (nord du Kosovo). Mon neveu pourra tenir avec ses médicaments pendant une semaine. Mais au Kosovo, il n’y a pas de sécurité sociale, les hôpitaux coûtent cher. Je ne sais pas comment il pourra être soigné. »

Dessin illustrant l'article de France-Handicap-Info.

Évidemment, la préfecture de la Moselle dément cette version, et pour ceux que cela intéresse, ou qui y croient encore, la version préfectorale est prudemment donnée en encadré de l'article du Monde intitulé sobrement En Moselle, l'expulsion d'un adolescent kosovar polyhandicapé et de sa famille suscite des interrogations.

C'est pas grave, les interrogations...

Cela fait moins de bruit que l'indignation, et cela permet de la masquer un peu.

Le communiqué conjoint de l'Association des paralysés de France et du Réseau éducation sans frontière, daté du 6 mai, peut être lu ici et , et on peut consulter la lettre que Jean-Marie Barbier, président de l'APF, a envoyée au président de la République.

Dans la presse locale, le Républicain Lorrain donne des informations, non reprises dans les quotidiens nationaux de référence, et pourtant éclairantes. (Sont accessibles sans abonnement: un article du 5 mai, avec les témoignages des voisins; un article du 6 mai, avec la réaction de la préfecture; et surtout un article du 8 mai, avec des informations plutôt inquiétantes.)

Dans cet article, qui est signé de Stéphane Mazzucotelli, on peut lire cette très belle déclaration préfectorale:

Hier, Elisabeth Castellotti, directeur de cabinet du préfet, a maintenu que l’état de santé de l’enfant était compatible avec son expulsion : « Il a été vu par un médecin inspecteur de la santé publique qui a confirmé que le Kosovo était à même de soigner ses pathologies. Son retour au pays a même été jugé bénéfique ».

(Je ne souligne pas...)

Mentor Vrenezi, un cousin installé à Metz, a réussi à joindre le Kosovo : « Ardi va mal. Nous sommes inquiets. Il a eu deux fortes crises de convulsions jeudi soir. Contrairement à ce que dit la préfecture, il n’y a pas de suivi médical.

Si les parents sont venus en France, c’est pour que leur fils puisse se soigner. Ardi avait d’ailleurs fait beaucoup de progrès durant son séjour en Moselle. Mais on ne leur a donné aucune chance ».

L'article continue en donnant le témoignage du Dr Isabelle Kieffer, pédiatre ayant suivi Ardi à l’IEM de Freyming-Merlebach:

« Ardi a été admis chez nous sur notification officielle. Aucun contact n’a été établi depuis son expulsion avec "l’établissement spécialisé" au Kosovo où il devrait apparemment être soigné, établissement que nous ne connaissons pas, aucun nom ni aucune adresse ne nous ayant été communiqué. Aucun médecin n’a encore réclamé les éléments médicaux indispensables pour les soins adaptés d’Ardi […]

Ceci ne peut être que préjudiciable à l’état de santé de cet adolescent. Sans connaissance du diagnostic précis, aucun soin adapté ne peut lui être apporté. »

La réponse de la préfecture à ce "témoignage troublant" ne tarde pas:

Elisabeth Castellotti, directrice de cabinet du préfet de Moselle, a précisé hier que « l’ambassade de France à Pristina a effectué des démarches avec le ministère de la Santé kosovar. Le centre universitaire de Pristina possède son dossier et le corps médical a donné son accord pour un protocole de soins gratuits. »

Madame la dircab' sait décidément beaucoup de choses que même les parents d'Ardi ne semblent pas savoir.

Elle devrait leur annoncer prochainement que le bon air du Kosovo lui a fait tellement de bien que leur fils est guéri...


PS ajouté le 11/05:

Un blog d'information et de soutien a été mis en place: http://blogardy.over-blog.com/

On y annonce une manifestation de soutien à Forbach, le 12 mai, à 14 h, devant la mairie, et une marche silencieuse le 15 mai, à 14h, départ devant l'IEM "les jonquilles".

Et enfin, on y trouve le lien vers la pétition "Pour le retour de la famille Vrenezi".

Auquel il faut maintenant ajouter (13/05) le lien vers la pétition RESF.

7 commentaires:

Anonyme a dit…

C’est reparti, comme en quarante-trois ? !

Qui poursuivra ces criminels avérés qui, de plus, se permettent de donner des leçons ?

Jean Moulin aussi, était préfet.

Il y a actuellement PLUS de camps en Europe qu’il n’y en avait il y a une bonne soixantaine d’années.

http://pajol.eu.org/IMG/pdf/camps-fr.pdf

(et encore, ce n’est pas à jour !)

Lien provenant d’ici :
http://pajol.eu.org

« Résister [mais comment ?] se conjugue au présent. » (Lucie Aubrac)

Merci pour ce blogue, en tout cas !

Karl-Groucho Divan

Guy M. a dit…

Jean Moulin, et Raymond Aubrac l'est devenu...

A bientôt, Karl-Groucho !

Anonyme a dit…

Merci de votre aide par cet article, nous essayons de nous organiser pour agir et nous avons créé un blog pour l'occasion...
http://blogardy.over-blog.com/#
Nous y avons mis un lien de votre blog...

Harpo...

Guy M. a dit…

Si je puis aider en quoi que ce soit, j'en serai très heureux.

Vraiment.

Anonyme a dit…

Merci à vous, les choses se mettent en place et l'espoir nous porte. Impossible de ne pas continuer, il doit revenir, c'est une très grande souffrance de le savoir en détresse, c'est une très grande souffrance de regarder son pays dans les yeux...

Guy M. a dit…

"Impossible de ne pas continuer".

Je continuerai avec vous, alors.

(Rappel:
Les infos sur le blogardy:
http://blogardy.over-blog.com/

Et la pétition RESF:
http://www.educationsansfrontieres.org/?page=article&id_article=28922 )

Anonyme a dit…

Encore un pas, l'espoir nous porte. Lundi sera une soirée importante, décisive? L'angoisse monte. Voulez vous me redire que vous continuerai avec nous? Merci