Il suffit d'être un tant soit peu amoureux de livres pour savoir que la plupart des grands éditeurs auraient pu faire de juteuses affaires dans l'indutrie agro-alimentaire tant la vente de briquettes de soupe au format livre de poche semble leur activité principale.
Comment alors ne pas se réjouir des initiatives courageuses de "petites" maisons d'édition, capables d'assaisonner autre chose que la triste tambouille des rentrées littéraires à répétition ?
La réédition du Paris insolite, roman aléatoire, de Jean-Paul Clébert, a vu le jour en août dernier, aux éditions Attila, et il faut souhaiter qu'elle s'installe pour longtemps sur les tables des bonnes librairies et dans les rayonnages de vos bibliothèques.
La renaissance de ce livre est peut-être au départ une simple histoire d'amoureux de livres, si j'interprête bien cette en-tête du verso de la page de titre:
Ce livre dormait dans notre bibliothèque depuis des années, et n'en serait peut-être jamais ressorti sans le double que nous offrit LOUIS, grand chineur et grand lecteur devant l'éternel.
Roman aléatoire de Jean-Paul Clébert
authentifié par 115 photographies de Patrice Molinard.
Paru chez Denoël en 1952, sous ce titre anodin de guide pour touristes décalés, le livre de Jean-Paul Clébert est la chronique d'une errance dans le Paris des marginaux et des déclassés, à la toute fin des années 40, c'est à dire dans un Paris désormais presque totalement disparu.
Le livre rencontra un beau succès, et un an après sa sortie, Jean-Paul Clébert est reparti sur les lieux avec le photographe, Patrice Molinard, qui en a ramené 115 superbes clichés qui ont été utilisés pour illustrer l'édition du Club du meilleur livre, en 1954.
N'ayant jamais eu entre les mains cette édition illustrée originale, je ne peux dire si la présente s'en inspire de près ou de loin, mais j'y ai retrouvé avec plaisir le charme des livres anciens: épaisseur du papier, mise en page, grain des photos et goût de la belle ouvrage.
Cette présentation joliment datée permet de découvrir dans les meilleures conditions de lecture possibles le texte que Jean-Paul Clébert a composé à partir des observations, notes, anecdotes et souvenirs dans sa descente dans la dèche parisienne. Bien que la rue et la vie dans la rue aient profondément changé en plus d'un demi-siècle, Paris insolite accroche immédiatement par son authenticité et sa vérité. Contrairement à certains auteurs de cette époque, qui cherchaient leur inspiration dans le "fantastique social", Jean-Paul Clébert ne donne pas dans l'accumulation de pittoresque complaisant, ou dans l'étalage de poésie frelatée. Chez lui, la vie dans la débine est vie de débine: il faut s'abriter, manger, dormir, faire l'amour, boire, se laver... et le plus souvent dans les pires conditions, qui n'ont rien de pittoresques ou de poétique.
La poésie, elle réside surtout dans le travail d'écriture mené par ce faux paresseux de Clébert sur une langue riche, drue, qui utilise toute l'étendue des registres, familier, littéraire, argotique.. Et qui surtout n'a pas vieilli d'un poil, miracle que seul peut réaliser un écrivain qui possède le goût de la langue.
Parmi les extraits cités dans la revue de presse de la première édition, donnés par l'éditeur en fin de volume, on peut relever cette note de Jean Blanzat, dans Le Figaro Littéraire du 6 décembre 1952:
On n'aurait pas osé penser, pas osé espérer, que ce livre ait un style. Or le style est là.
Quel coup d'œil ce Blanzat !
Pour le style (mais pas que...), je vous laisse juger de cette page tirée du chapitre trois:
On se surprend à le dire tout haut, j'ai faim, ça devient une expression, un son double, une onomatopée dont la prononciation étonne, dont le sens devient fugace, insaisissable, un vocable étranger qu'il faudrait chercher dans le dictionnaire de la mémoire (facticité d'un langage familier)...
Mais quand on a choisi sciemment ce genre d'existence, ce modus vivendi, qu'on a dit merde une bonne fois pour toutes à l'avenir, qu'on a refusé de prendre une assurance vieillesse (avec auparavant un boulot à la chaîne, semaine de quarante-huit heures plus la vaisselle et le bricolage de rabiot, distractions dominicales et familiales, rides précoces et rien vu du monde que le mur d'en face et de filles que celles de la concierge, et après la retraite, logement deux-pièces, dans nos meubles à nous, belote tremblotante et pue du bec avant qu'on t'enterre toi et la vie que tu as failli avoir, veau mort-né) évidemment on n'a guère le droit de gueuler contre la faim, c'est le jeu, et chaque fois que ça m'arrive, je la boucle, je tais mes commentaires, j'évite la compagnie des bien-nourris, je rejoins les copains qui savent à quoi s'en tenir et qui eux aussi parlent d'autre chose. Mais dans cet immense foutoir qu'est la capitale, il y a des hommes qui crèvent de faim à qui on n'a pas demandé leur avis, se foutent pas mal des beautés de la liberté et de la marche à pied, ont misé sur l'avenir et le boulot bien fait qui rapporte l'aisance (celle de la fosse) et dont on apprend du bout des yeux le décès dans la colonne des faits d'hiver, vieux et vieilles morts solitaires dans un taudis innommable, ou rongés tout vivants sur leur grabat par les rats (et je ne parle pas ici des clochards, des Arabes, des vieillards d'hospice qui devraient payer cinq ou six cents francs par jour pour avoir droit à la bouffe et au pieu), et tous ceux-là c'est perdu d'avance (depuis l'enfance !), ceux-là qui savent, qui peuvent compter les jours avant l'extinction, n'ont aucune chance d'en sortir, de gagner du temps, de trouver une sortie, de gagner une semaine de boni. Et ce ne sont pas toujours des vieux. Et il y a ceux qui préfèrent se suicider, en cachette ou sous le métro, pour, dans un sursaut de révolte naïf, entraver la circulation. N'entrave que dalle. Continue la circulation, et repart de plus belle...
D'autres escapades ont rempli la vie de Jean-Paul Clébert, qui a continué d'écrire au gré de ses curiosités et passions.
Parti s'installer dans le Luberon à la fin des années 50, il vit et travaille maintenant sur les hauteurs et dans la lumière d'Oppède-le-Vieux.
7 commentaires:
"je la boucle, je tais mes commentaires"
Mince : je ne suis pas obligé de faire pareil, quand même ?
Le billet fait envie, le livre itou, les photos de même, et même la maison d'édition. Pour le peu que j'en ai vu(j'ai lu Fuck America, bon livre paru dans la même maison), les éditions Attila ont bon goût dans leurs choix et autant pour la mise en forme des textes. C'est plus que louable.
La fenêtre des commentaires t'es toujours ouverte, bien sûr...
Surtout si tu confirmes que le beau travail n'est pas une exception chez Attila (que je ne connaissais pas...)
Ouais, c'est vrai, ça donne envie!
Mais pour les commentaires, je préfère dire "pouce". Et lire d'abord. (plus que ce très beau mais remuant extrait...)
Bonne lecture, alors; tu vas voir: ça vaut le coup (et c'est un livre qu'on garde...)
Tu m'avais déjà sévèrement mis l'eau à la bouche le soir où tu faisais ton petit bras devant un café même pas calvatisé, mais là je dois avouer qu'avec l'extrait donné et le complément d'informations en rab, je ne tarderais pas à céder à l'appel du libraire (entre tatou en rut et pangolin charmeur)... Tu auras mon avis en exclusivité, promis (enfin, si t'en as queq chose à foutre)
Ah ! Tu as aussi remarqué que j'avais le bras court...
J'attends ton avis exclusif avec l'impatience d'un pangolin en rut.
Acheté hier, ce livre est tout bonnement captivant, nourrissant, rafraîchissant ! Nul besoin de banquet pour finir l'année; demain je serai repus !
Enregistrer un commentaire