dimanche 12 février 2012

Un pan de mur à Barcelone

Même lue dans la belle langue de Catalogne, sur le site de la Fundació Antoni Tàpies, c'était une triste nouvelle :

La Fundació Antoni Tàpies comunica amb tristesa el decés d’Antoni Tàpies i Puig, que va tenir lloc a Barcelona el dilluns dia 6 de febrer, a l’edat de vuitanta-vuit anys. Per voluntat expressa de la família de l’artista, la cerimònia de comiat serà en l’estricta intimitat.


Antoni Tàpies i Puig (1923 - 2012)
(Photo : La Vanguardia.)(1)

Longtemps, si je me souviens bien, devant les œuvres d'Antoni Tàpies, les "fidèles" des "petits clans" contemporains ont pu donner libre cours à leur grand numéro critique :

- Je me suis approché, dit-il, pour voir comment c’était fait, j’ai mis le nez dessus. Ah ! bien ouiche ! On ne pourrait pas dire si c’est fait avec de la colle, avec du rubis, avec du savon, avec du bronze, avec du soleil, avec du caca ! (2)

Cette pitoyable sortie de monsieur Biche – qui se révélera plus tard être Elstir, le grand peintre de la Recherche –, indique assez le rôle ambigu qu'il accepte de jouer chez les Verdurin, où il ne pourrait faire état, en toute sincérité, de son admiration pour le travail d'un artiste dont il vient de visiter une exposition. Mais elle exprime aussi, en prenant la tangente du ridicule, la difficulté que l'on peut rencontrer à dire simplement ce qui, dans une œuvre, s'est emparé de votre regard.

De ces remarques décalées, j'en ai entendues beaucoup en parcourant la rétrospective Tàpies que le Jeu de Paume avait proposée en 1994. Elles ont été, me semble-t-il, absorbées dans le concert d'hommages qui a suivi l'annonce de sa disparition. Les médias avaient donné le ton : il était "le dernier grand artiste du XXe siècle".

Et cela, anéfé, c'est assez facile à répéter et à proclamer.

Antoni Tàpies, Tierra sobre tela, 1970.

Un tableau de Tàpies peut être fait d'encre, de résine, de vernis, de paille, de bouts de ficelle, de fils de fer, de poussière, de sable, de terre... et sur tout cela semble planer une injonction : Regarde de tous tes yeux, regarde !

C'est cette recommandation que Tàpies a placée au centre d'un petit texte qu'il a donné en 1967 à la revue pour enfants Cavall Fort publiée en catalan. Il y proposait un jeu, au fond très sérieux, le jeu de savoir regarder (3) – c'était le titre – en réponse à la question :

Comment faire pour bien regarder, sans vouloir trouver dans les choses ce qu'on nous dit qu'il doit y avoir, mais simplement ce qu'il y a ?

Pour conclure son appel à la libération du regard, il écrivait :

Je vous invite à jouer, à regarder attentivement... je vous invite à penser.

Antoni Tàpies, Pintura n° XXVIII, 1955.

Lors d'un court séjour à Barcelone, en 2007, je me suis – évidemment – rendu à la Fundació Antoni Tàpies. La Fundació est installée dans un bel immeuble de la Carrer d'Aragó, dans le quartier de l'Eixample. Ce bâtiment a été construit, entre 1881 et 1885, par l’architecte moderniste Lluís Domènech i Montaner, et a longtemps abrité la maison d'édition Montaner i Simon. J'ai pu y voir assez peu d’œuvres de Tàpies, mais entourées de beaucoup d'espace, de silence et d'intensité.

Le jour suivant, j'ai dû attendre un moment l'ouverture d'une librairie où je voulais me rendre, non loin du MACBA - Museu d'Art Contemporani de Barcelona -, dans un quartier plus ancien de la ville et, selon toute apparence, en cours de restructuration. Sur une petite table que l'on avait tirée au soleil sur un trottoir, j'ai dégusté le plus lentement possible un café.

Devant moi, il n'y avait qu'un mur.

Ce mur n'avait à vrai dire rien de particulièrement pittoresque. Il était recouvert d'un vieil enduit, assez fin, travaillé au plâtre ou à la chaux, qui par endroit s'était décollé de la pierre – il avait fait tambour, comme disent, je crois, les maçons. Là où il s'était trop effrité et détaché, on avait procédé à quelques rebouchages avec des mortiers plus grossiers et de différentes couleurs. La lumière qui éclairait obliquement ces réparations soulignait, en révélant le grain singulier de chacun, la diversité de textures des matériaux qui avaient été utilisés. Ça et là, à demi effacés, on pouvait distinguer d'anciens graffitis et, près de la porte d'entrée, des marques,
indications de mesure et bribes de calculs, faites au crayon à mine large, étaient encore lisibles. Je pouvais, en quelque manière, regarder ce petit pan de mur banal comme un alphabet de certaines œuvres de Tàpies. Mais je me suis demandé s'il ne serait pas plus juste, à propos de ces traces me faisant signe, de parler non pas d'abécédaire mais d'un recueil des étymologies de Tàpies (4) ...

Ce souvenir d'un début de méditation désœuvrée qui aurait pu se prendre au sérieux est lié à un autre, celui de la rencontre, dans cette librairie dont j'attendais l'ouverture, d'un très vieil homme qui, comprenant que j'étais français, avait tenu à me saluer. En me serrant la main de manière presque cérémonieuse, il m'expliqua qu'il avait quitté la Catalogne à la fin de la guerre civile et avait gagné la France. Il avait été enfermé dans plusieurs camps, mais il avait réussi à s'échapper... Et la France avait été pour lui la patrie de la liberté.

Dans son long manteau lourd et épais, ce vieux monsieur, qui manquait tellement d'ironie en saluant ainsi mon pays, me rappelait que Barcelone, la ville des merveilles, était une ville marquée par les blessures de grands combats...

Et de cela, Tàpies avait une conscience aigüe, ainsi que le suggère ici Jacques Dupin :

La peinture de Tàpies, c'est encore, tout crûment, la résistance du peuple catalan à l'oppression franquiste, et par cette incarnation, cette emblématique, l'insurrection de tous les opprimés, où qu'ils soient, contre les tyrannies brutales ou les modes perfectionnés de répression, indolores et masqués. Le peintre racle la surface et le fond du réel. Il dénonce à partir d'un matérialisme effectif qui est aussi, pour lui, reflet brisé de la connaissance traditionnelle, l'effroyable misère de notre civilisation et la monstrueuse exploitation sur laquelle elle se fonde. Qu'on se tourne vers le tableau intitulé L'esprit catalan : il nous concerne tous, même si nous pensons que le temps des drapeaux et des nationalismes est révolu. Il s'agit de l'oppression, c'est-à-dire d'un pays commun. L'exaltation des quatre barres rouges sur fond de soleil, les empreintes de main sanglantes, les mots de la révolte graffités sur les murs ou déracinés de son sol, nous parlent de prisons, des tortures et des exécutions, et appellent un plus vaste soulèvement que celui d'un peuple et d'un territoire. Cette conjonction ou ce précipité sur la surface signifiante nous concerne tous et nous oblige, par sa violence retenue et son intimation silencieuse.(5)

Antoni Tàpies, L'esprit catalan, 1971.


(1) Le motif cruciforme qui apparaît avec tant d'insistance dans les productions de Tàpies doit être vu comme la soudure de deux T initiaux, ceux de Tàpies et de Teresa, et non pas comme un signe religieux ostentatoire.

(2) Marcel Proust, Du côté de chez Swann, 1913.

(3) Le jeu de savoir regarder est repris dans Antoni Tàpies, La pratique de l'art, Gallimard folio essais - traduction d'Edmond Raillard et première parution en 1974.

(4) En catalan "tàpies" signifie "murs".

(5) Extrait de Jacques Dupin, Matière d'infini (Antoni Tàpies), Éditions Farrago, 2005.

2 commentaires:

Olivier a dit…

Le catalan que je suis redécouvre Tàpies grâce au normand que vous êtes. Je vous en remercie et ne manquerai pas d'aller faire un tour à la Fondation lors de ma prochaine visite à Barcelone.

Vous vous rappelez du nom de la librairie et son adresse (si divulguer vos secrets ne vous reboute pas...)?

Guy M. a dit…

Je n'ai pas retrouvé trace de l'adresse de cette librairie, qui était celle de la CNT-FAI. Je pense que j'avais dû la trouver fermée en me perdant dans le quartier après une visite au Macba...