La première édition du roman Le Camp des Saints s'ouvrait sur trois citations judicieusement choisies par l'auteur. J'ignore si l'irascible Jean Raspail s'est fâché avec ses excellents collègues en écriture Lawrence Durell ("Mon esprit se tourne de plus en plus vers l'Occident, vers le vieil héritage. Il y a peut-être bien des trésors à retirer de ses ruines... Je ne sais.") et Alexandre Soljenitsyne ("A y regarder de l'extérieur, l'amplitude des convulsions de la société occidentale approche du point au-delà duquel cette société devient 'métastable' et doit se décomposer."), mais pour la nouvelle édition, il n'a conservé que cette épigraphe, tirée de l'Apocalypse de Jean :
Le temps des mille ans s'achève. Voilà que sortent les nations qui sont aux quatre coins de la terre et qui égalent en nombre le sable de la mer. Elles partiront en expédition sur la surface de la terre, elles investiront le camp des Saints et la Ville bien-aimée.
Apocalypse, XXe chant.
C'est bien aimable de sa part, puisque cela permet aux ignares en études néotestamentaires de comprendre d'où vient le titre de son livre et dans quelle perspective millénariste il entend le situer...
On peut regretter cependant que l'auteur s'abstienne de citer plus précisément la source de cette adaptation, mais, par défaut, dans l'état d'ignorance où nous sommes, nous lui en attribuerons généreusement la paternité.
Mais nous vérifierons dans la Bible, dite de Jérusalem, que nous avons justement en rayon :
Les mille ans écoulés, Satan, relâché de sa prison, s'en ira séduire les nations des quatre coins de la terre, Gog et Magog, et les rassembler pour la guerre, aussi nombreux que le sable la mer ; ils montèrent sur toute l'étendue du pays, puis ils investirent le camp des saints, la Cité bien-aimée.
Et la révélation johannique poursuit :
Mais un feu descendit du ciel et les dévora.
On voit que Jean Raspail se permet quelques libertés avec le texte de l'apôtre bien-aimé, omettant allègrement Satan, Gog et Magog, soit toutes les choses amusantes, et qu'il va jusqu'à faire silence sur l'essentielle intervention de ce feu descendu du ciel qui a pourtant marqué toute l'iconographie apocalyptique de ce passage.
En prime, vous avez même la Bête...
(Tenture de l'Apocalypse d'Angers, fin XIVe siècle.)
C'est donc l'histoire d'une défaite qui nous est narrée par un des vaincus écrivant dans une semi-clandestinité, réfugié dans une Suisse prête à s'abandonner elle aussi à l'inéluctable "submersion" par les innombrables. Riche idée du romancier qui peut ainsi donner libre cours à sa verve revancharde et flatter le goût d'un certain public pour les sagas complaisantes des soldats perdus - qui, en 1973, après l'amnistie gaullienne de 1968 et en attendant l'amnistie complémentaire de 1974, commençaient à se dire ici ou là.
Malgré la posture divinatoire adoptée par Jean Raspail dans sa nouvelle préface - "Si un livre me fut un jour inspiré, c'est celui-là", dit-il -, aucun ange n'est venu le visiter au bord de la Méditerranée, dans la "monumentale villa de style anglo-balnéaire fin XIXe siècle" où il aurait écrit son roman, en 1971 et 1972. Ses visions prémonitoires lui ont plus probablement été dictées par les sombres prévisions de certains démographes de cette époque, voyant d'un œil lugubre la faible natalité des pays de la vieille Europe comparée à la fécondité profuse des pays formant ce que l'on appelait encore le "tiers-monde"et que, pour une grande part d'entre eux, la récente décolonisation avait abandonnés à leur triste sort. Dans le court avant-propos de la première édition du Camp des Saints, l'auteur ne faisait pas mystère de cette inspiration :
Cependant, je me dois de signaler au lecteur que de nombreux textes prêtés à la parole ou à la plume de mes personnages, éditoriaux, discours, mandements, lois, reportages, déclarations en tout genre, sont textes authentiques. Peut-être les reconnaîtra-t-on au passage... Appliqués à la situation que j'ai imaginée, ils n'en deviennent que plus lumineux.
Par certains de ses aspects, le livre de Raspail, en 1973, pouvait être considéré comme un roman à clés. L'une d'entre elles est réapparue, incidemment, dans le compte-rendu de la réédition par Jérôme Dupuis, pour l'Express : le personnage de Ben Souad, "dit Clément Dio", "Français d'origine nord-africaine, cheveux élégamment crépus et peau bistrée", aurait été inspiré par la figure de Jean Daniel, qui alors gouvernait à gauche le Nouvel Observateur...
Obsédé par le risque d’engloutissement de l'Atlantide occidentale par la démographie galopante des "autres" - "Il suffit de se reporter aux effarantes prévisions démographiques de l'an 2000, soit dans 28 ans : sept milliards d'hommes, dont neuf cent millions de Blancs seulement.", disait-il en sa préface à la première édition -, notre auteur imagine, comme point de départ, une grand colère tiers-mondiste se déclenchant à Calcutta, au moment où la foule des parias à la natalité proliférante apprend du consulat de Belgique la décision qui a été prise de suspendre les procédures d'adoption des enfants. Cette multitude, devenue incontrôlable, s'entassera sur les rafiots disponibles pour s'embarquer en direction du paradis européen qui se refuse à ses enfants. Elle prendra pour guide un ancien ramasseur de bouses - car, en ces exotiques contrées, on les utilise comme combustible -, paria entre les parias, géniteur d'un enfant difforme qu'il porte sur ses épaules. Peu à peu, une fois l'avorton affublé de la casquette du capitaine du navire de tête, ce "coprophage" se dégagera comme la seule figure à peu près individualisée dans le "grouillement" des envahisseurs. Mais ce sera celle d'un monstre bicéphale - un Satan à deux têtes ? - menant sa flotte de bateaux déglingués jusqu'aux côtes de la Méditerranée française, après leur avoir fait effectuer une circumnavigation du continent africain...
N'y cherchons pas la vraisemblance, c'est "une allégorie", nous dit l'auteur - qui, par ailleurs, se réclame de la règle classique des trois unités...
Et puis, Jean Raspail sait de quoi il parle : il est officiellement "écrivain de Marine".
C'est dans la description de ce périple que s'épanouit la puissance littéraire de notre écrivain et que se révèle la fécondité de son imaginaire. Pour bien faire sentir à son lecteur que ce "millier de milliers" d'individus qui se dirige vers nos côtes n'est justement pas constitué d'individus, mais qu'il est plutôt une masse organique tout juste animée d'actes réflexes assurant sa survie et sa reproduction, il recourt à la poésie allégorique la plus pure...
Ami(e)s poètes, jugez-en :
(...) La chaleur aidant, l'inaction, le soleil sur la peau et dans les cerveaux comme une drogue, l'espèce de climat mystique où baignait cette multitude et, surtout, l'inclination naturelle d'un peuple pour qui le sexe n'a jamais été synonyme de péché, la chair se mit à bouillonner sourdement. Il naquit, parmi les formes allongées, des mouvements en tout genre. (...) Des mains se levaient, des bouches, des croupes, des sexes masculins. Sous les tuniques blanches coururent des ondes de caresses. (...) On embouchait des verges jusqu'à la garde, des langues pointées trouvaient un fourreau de chair, des femmes masturbaient leurs voisins. Sur les corps, entre les seins, les fesses, les cuisses, les lèvres, les doigts, coulaient des ruisseaux de sperme.(...)
Ce passage se termine par :
Ainsi, dans la merde et la luxure, et aussi l'espérance, s'avançait vers l'Occident l'armada de la dernière chance.
Si cette page flamboyante aborde, avec une légèreté un peu pataude, la thématique de la "luxure" - "magnifique, la luxure", disait pourtant Rimbaud -, d'autres s'attardent, et pataugent, pour la plus grande délectation des lecteurs, dans le domaine, également riche, de l'excrémentiel. Après avoir inventé le personnage de son "rouleur de bouse", le Moïse bicéphale conduisant l'exode maritime, Jean Raspail ne lâche pas l'affaire. Ainsi les ponts des rafiots en goguette vers l'Europe se peuplent de charmants "enfants chasseurs d'étrons, courant de-ci de-là, les mains jointes en forme de coupe", histoire d'assurer l'indépendance énergétique de l'armada. Bien documenté sur la question, l'auteur insiste sur le fait que les matières ainsi recueillies doivent être convenablement malaxées pour en évacuer l'humidité avant d'en faire usage de combustible.
Ainsi la flottille progresse-t-elle sur les mers, précédée d'une puanteur considérable...
(Car, dans les bons romans visionnaires, l'étranger, en plus d'être étranger, sent mauvais. Ce sont des choses qui se font.)
Mais ses agréments littéraires, ici trop rapidement notés, ne doivent pas nous faire oublier que Le Camp des Saints est également un livre de réflexion sur les menaces qui pèsent sur notre Occident, représentées par cette flottille merdeuse qui finit par s'échouer sur nos plages.
On peut couper au plus court dans les nombreuses pages que l'auteur consacre à de prétendus débats d'idées - elles sont très ennuyeuses et leur mise en dialogue est très scolairement lourdingue - et ne retenir que cette intervention d'un petit secrétaire d’État ubuesque, issu de la "majorité marginale" - et de Normale-Sup Lettres -, au cours d'un conseil des ministres consacré à la question :
"Monsieur le président", dit le secrétaire d’État, "lorsque mes collègues voudront enfin converser raisonnablement, je me permettrai de leur suggérer vingt solutions sérieuses à ce problème bouffon." Le Président : "Par exemple ?" Se dressa le secrétaire d’État, balayant la table du conseil de ses deux mains pointées de façon enfantine comme une arme imaginaire : "Tac tac tac tac etac etac tac tac. Vous êtes tous morts", dit-il. L'effarement fut à son comble lorsqu'on entendit l'amiral, dissimulé sur un tabouret derrière le fauteuil de son ministre : "Poum ! Poum ! Poum !" fit-il. "Qu'est-ce que c'est ?" demanda le ministre, l’œil affolé, en se retournant. "Monsieur le ministre, c'est le canon", répondit l'amiral.
(On voit que ce, chez les réalistes défenseurs de l'Occident, le fantasme massacreur ne date pas d'aujourd'hui.)
La fine suggestion du facétieux secrétaire d’État ne pourra être suivie - la faute à Big Other -, mais elle fera l'objet d'une mise en œuvre désespérée par un dernier noyau de fidèles aux valeurs occidentales qui, dans la joie et la bonne humeur, tireront dans le tas, jusqu'à ce que des avions portant "la cocarde de nos armées" déversent sur eux le feu du ciel qui les dévorera.
Quelques hélicoptères auraient peut-être été suffisants, mais il fallait bien faire comprendre aux lecteurs que ces vingt-là étaient des héros...
Des vrais, animés d'un vrai désir d'occire.
2 commentaires:
La vache ! Enfin je veux dire, heu ...
Heu... Un peu...
Enregistrer un commentaire