mercredi 20 juillet 2011

Les mystères de Saint-Sulpice

Lorsque, de la rue de Vaugirard, je rejoins la place Saint-Sulpice en empruntant l'allée du séminaire, il est extrêmement rare que je songe à Ernest Renan et que, par suite, je médite sur sa définition de la Nation ("une âme, un principe spirituel" ?). Si parfois ma pensée s'élève jusqu'à envisager une relecture de Là-bas de Joris-Karl Huymans, j'avoue que, la plupart du temps, la grossièreté native de ce qui me tient lieu d'âme me pousse à seulement retrouver la mémoire de ces quelques vers :

Je hais les tours de Saint Sulpice
Quand par hasard je les rencontre
Je pisse
Contre.

On les trouve parfois comptés de manière encore plus irrégulière :

Je hais les tours de Saint-Sulpice
Quand je les rencontre
Je pisse
Contre

Mais les rimes demeurent.

Souveraines...

Ce quatrain est attribué au discret Raoul Ponchon (1848-1937), qui disait de lui-même, en réponse aux demandes qu'on lui faisait de réunir en recueils ses "gazettes rimées" :

Je suis un poète de troisième rang, je ne puis admettre que l’on me mette au premier.

C'était en 1920. Le volume parut sous le titre La muse au cabaret, chez Fasquelle. Il a été repris en 1998 dans Les Cahiers Rouges des éditions Grasset.

Raoul Ponchon au Chat Noir. Dessin de Georges Redon.
(Illustration empruntée au blogue de Bruno Monnier
où l'on trouvera bien des choses sur Ponchon.)


Je n'avais jamais mis en doute cette attribution jusqu'à ce que je trouve, sur le site lyrikline.org, quelques poèmes enregistrés par Jacques Roubaud pour le printemps des poètes 2006, et notamment celui-ci :

Les tours de Notre-Dame

quand par hasard je rencontre
les tours de Notre-Dame
à la différence de Tristan Derème
qui

rencontrant les Tours de Saint-Sulpice
pissait
contre
je médite

d'une méditation quasi
modale
esméraldine presque, hugolâtre quoi,
assis dans le square

derrière
les nuages révérends se détournent
les pigeons gargouillent les touristes japonais se
photonumériquent
devant

fermé de grilles le pas-mal-à-l'abandon-jardin
où trois petits chats noirs boivent
le bon lait blanc de la France
Catholique

ils appartiennent à Monseigneur
(Lustiger)
plus tard ils grimperont parmi tes girouettes
ô joyau de l'art gothique!

(Pour l'entendre dit par Roubaud, il faut aller chez lyriklin.org.)

Vous l'avez lu et entendu, c'est au gentil Philippe Huc, en poésie Tristan Derème (1889-1941), qu'est attribué ici le compissage poétique et systématique des tours de Saint-Sulpice...

Et cela me trouble fort, reconnaissant en Jacques Roubaud, mémoire vivante de la poésie française, un des marcheurs les plus érudits de la capitale, capable de se promener à l'aise, et en vers, dans des rues disparues.

Promeneur des rues mortes

***************************A François Caradec

Je suis dans Paris un promeneur des rues mortes
Des rues qui ne sont plus, des rues débaptisées,
Effacées, trucidées, tronquées, amenuisées,
Rue du Contrat Social ou Rue Entre-Deux-Portes
Où es-tu Rue Sensée, Ruelle des Fouetteurs
Rue de la Pomme Rouge , Rue du Pot au Lait
Ruelle des Paillassons, Rue du Grand Hurleur,
Rue Perdue, Rue Grillée, Petit Four, Petit Pet
Oh belles disparues, De La Champignonière,
Ruelle des Trois Morts, Rue des Trois Crémaillères,
Rue Qui Trop Va Si Dure et Rue du Champourri
Passages! Cul-de-sacs! Chemins! Quais! Places! Sentes
Piéton ignoré de la foule indifférente
Je marche seul dans la Rue Où Dieu Fut Bouilli

(Pour l'entendre dit par Roubaud, il faut toujours aller chez lyriklin.org.)

Oui, mais voilà : je doute.

J'ai donc décidé de faire de cette taraudante question notre grand jeu culturel de l'été.

Pour gagner, il faudra bien sûr trancher, preuves à l'appui, entre Ponchon et Derème...

Afin de départager la foule des candidat(e)s, il sera demandé à chacun(e) un développement en 1500 signes typographiques, espaces compris, sur l'histoire et la géographie de cette curieuse "Rue Où Dieu Fut Bouilli". Les alexandrins, même boiteux seront acceptés.

Le premier prix sera une dédicace autographe de mes œuvres posthumes.

Il n'est pas impossible qu'il y ait un peu de délai à prévoir...


PS : Il est possible que ces deux poèmes de Jacques Roubaud soient repris dans La forme d'une ville change plus vite, hélas, que le cœur des humains, aux éditions Gallimard... Mais n'ayant pas le livre sous la main, je ne puis vérifier.

PPS : D'une perquisition toute récente au cœur de ma bibliothèque, il appert que Promeneur des rues mortes a été publié dans Churchill 40 et autres sonnets de voyage, aux éditions Gallimard, en 2004. Quant au poème sur Les tours de Notre-Dame, qui n'ont aucune raison d'être moins mystérieuses que celles de Saint-Sulpice, et sont infiniment plus belles, il est peut-être resté inédit...

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