Il y a déjà quelques mois de cela, un minutieux balayage des fréquences modulées sur mon récepteur me fit échouer sur une station de radiodiffusion peu audible dans la vallée profonde où je réside mais dont la réception est tout à fait claire sur les hauteurs de Belleville où je villégiaturais. Je pus ainsi suivre d'une oreille attentive un fragment de débat courtois portant sur la délicate question de la composition de l'équipe nationale de "balle-au-pied" - pour reprendre l'expression utilisée par l'un des participants qui voulait faire le plaisant. Peu friand de cette thématique essentiellement sportive, je poursuivis mon exploration et je crains fort de n'être resté assez longtemps à l'écoute pour avoir été suffisamment ré-informé. Je pus tout de même noter les deux références citées par les éclairés discoureurs : "1984" et "le livre de Jean Raspail"...
Ce "livre de Jean Raspail", si connu des auditeurs qu'il serait vain d'en préciser le titre, est le roman à prétentions apocalyptiques que cet "écrivain, journaliste, voyageur et explorateur français, consul général de Patagonie" - dixit Wikipedia - a fait paraître, en 1973, dans la maison fondée et dirigée par Robert Laffont.
On sait que cet honorable éditeur a également publié des œuvres littéraires. Les amateurs de fictions subtiles et d'écritures sophistiquées lui doivent, notamment, ce très pur joyau qu'est la traduction du What Daisy Knew, de Henry James, par Marguerite Yourcenar, publiée en 1947 dans sa collection de littérature étrangère "Pavillons". Mais on sait aussi que, désireux d'importer en France la culture anglo-saxonne du best-seller plus ou moins manufacturé, Robert Laffont fut un grand chasseur de têtes de gondoles pour supermarchés du livre. On pourrait évoquer, à titre d'exemple, le succès obtenu avec le très exotique et très fabriqué Papillon d'Henri Charrière...
Je ne saurais dire s'il avait flairé dans Le Camp des Saints un chef-d’œuvre littéraire ou une meilleure vente potentielle, mais, selon l'auteur lui-même qui s'en vante en toute fausse modestie, Robert Laffont s'enticha de ce roman au point de s'en faire l'infatigable propagandiste.
Ce qui, à l'heure du déjeuner, dans le "bistrot italien de la rue des Canettes" où il avait l'habitude de tenir "table ouverte", n'était probablement pas du meilleur goût...
Malgré les efforts de promotion de son éditeur, Le Camp des Saints n'est pas devenu un véritable best-seller, mais s'est plutôt imposé comme livre-culte d'un extrémisme de droite soucieux de la préservation de la civilisation occidentale ou déjà abîmé dans le regret de sa disparition. D'où sa longue carrière d'ouvrage de fond, soit de long-seller, constamment demandé et réimprimé, jalonnée de deux reprises en collection de poche, jusqu'à la récente nouvelle édition...
C'est Jean Raspail qui a suggéré à madame Nicole Lattès, directrice générale des éditions Robert Laffont de proposer au public cette nouvelle édition de son ouvrage prophétique, assorti d'une nouvelle préface permettant de le replacer dans le contexte contemporain. Ce texte, long de 27 pages, devait permettre à notre auteur de "mettre un certain nombre de points sur les i"... Nicole Lattès, dit-on, l’approuva sans réserves, mais son service juridique en émit de nombreuses et demanda des modifications, évidemment refusées par Raspail.
Une réunion de crise fut tenue, où, face à Me Jean-Claude Zylberstein, avocat des éditions Laffont, l'inflexible auteur fit intervenir son ami Me Jacques Trémollet de Villers, qui fut jadis le défenseur du milicien Paul Touvier. Ce bon maître dut convaincre tout le monde, puisque le livre est paru tel que Jean Raspail le voulait : avec sa préface, et une annexe où l'on peut trouver, pour information, et sans doute pour le plus grand plaisir de l'auteur, une liste de 87 passages du roman qui seraient susceptibles d'être poursuivis pour incitation à la haine raciale s'il paraissait actuellement.
A côté des talents oratoires de l'avocat, il n'est pas impossible qu'un autre élément soit intervenu... Dans son blogue, Pierre Assouline, qui connaît un peu (trop) le monde de l'édition, affirme que :
en cas de refus, [Jean Raspail] aurait repris ses droits et fait rééditer son livre par Lattès, maison animée par Isabelle et Laurent Laffont, les enfants de son ami Robert Laffont qui l’avait en son temps défendu bec et ongles auprès des libraires et de la presse.
A cette préface, dont la publication lui semblait si indispensable, Jean Raspail a donné le titre de Big Other. N'y voyez surtout pas une fine allusion translinguistique et humoristique au "grand Autre" de Jacques Lacan : quand on s'inquiète tant de la "submersion" de l'Occident par les "Autres", avec la complicité des traîtres et renégats,
la meute médiatique, showbiztique, artistique, droit de l'hommiste, universitaire, enseignante, sociologue, littéraire, publicitaire, judiciaire, gaucho-chrétienne, épiscopale, scientifique, psy, militante humanitaire, politique, associative, mutualiste,
(et il en passe),
ce n'est pas le moment de faire du comique post-lacanien...
Mais, on l'a vu, une discrète allusion à Georges Orwell ne peut pas faire de mal auprès du public diversement ré-informé, aussi avons-nous droit à des morceaux de bravoure comme celui-ci :
Big Other vous voit. Big Other vous surveille. Big Other a mille voix, des yeux et des oreilles partout. Il est le Fils Unique de la Pensée dominante, comme le Christ est le Fils de Dieu et procède du Saint-Esprit. Il s'insinue dans les consciences. Il circonvient les âmes charitables. Il sème le doute chez les plus lucides. Rien ne lui échappe. Il ne laisse rien passer.
On voit que notre grantécrivain maîtrise avec brio l'art délicat du détournement...
Pour le reste, cette préface ne me semble pas aller plus loin que la plupart des discours à parole libérée qui se font entendre un peu partout, et je n'ai pas cherché à souligner les passages qui ont pu faire trembler les conseillers juridiques des éditions Laffont, du moins avant qu'ils ne soient convaincus du peu de risque pris à la publier.
Le président-directeur général de la maison, monsieur Leonello Brandolini, a pourtant cru bon de rédiger une Note de l'éditeur pour le moins curieuse. En deux petites pages assez étriquées, il cherche à justifier la décision de rééditer le roman tout en se démarquant, avec une extrême discrétion, de l'opinion de son auteur. La phrase la plus explicite de son pensum est :
Jean Raspail connaît mon opinion, qui n'est pas la même que la sienne.
Aussitôt atténuée par :
Il connaît surtout la volonté que j'ai de permettre aux auteurs de s'exprimer en toute liberté.
On sent bien, là, qu'il faut admirer le courage - ça doit être le mot - de ce grand patron de l'édition, prêt à faire fi de ses propres convictions au nom de la liberté de ses auteurs - surtout de ceux qui peuvent se vendre ?
Un détail de la mise en page du volume que j'ai entre les mains attire mon attention : cette Note de l'éditeur est placée après l'épigraphe choisie par Jean Raspail, comme si elle faisait partie de l’œuvre elle-même...
Elle fait, quoi qu'il en soit, partie de la mise place commerciale de cette réédition.
Ce qui, on en conviendra, est une étrange manière de prendre ses distances avec un livre de référence au contenu raciste affirmé.
2 commentaires:
Vous n'avez pas aimé "Papillon"?
Je me souviens l'avoir lu en sautant bien des pages, mais avec un certain plaisir. Il était fait pour ça, je crois.
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