Le projet de loi gouvernemental qui instaure, en psychiatrie, cette inquiétante nouveauté que sont les "soins" ambulatoires sous contrainte a déjà été adopté à l’Assemblée Nationale. Le débat a été rapidement expédié, la majorité des députés étant d'avis qu'il était temps de poser, concernant la santé mentale, ce qu'on appelle les "bonnes questions", et, par conséquent de réduire la visibilité de la folie à sa dangerosité qu'il s'agit de contrôler.
Ce projet doit maintenant être examiné par les sénateurs, qui parfois font preuve de cette sagesse qui nous vient, paraît-il, avec l'âge. On peut toujours tenter de stimuler ladite sagesse en leur notifiant notre désaccord avec cette loi, par exemple en leur écrivant, ou en participant à la cyberaction mise en place par Radio Citron et le Collectif des 39 contre la Nuit sécuritaire.
D'autres manifestations continueront d'affirmer, contre la déraison d’État, le refus de "cette loi honteuse qui transforme les soignants en police sanitaire et qui enlève leur humanité aux personnes malades".
Ainsi, le Collectif des 39 appelle à un
Samedi 9 avril de 14h à 18h
« UN POUR TOUS ET TOUS CONTRAINTS »
Devant la statue de Pinel
47 Bld de l’hôpital 75013 Paris
Ce n'est pas un hasard si le rendez-vous est fixé au voisinage de la statue du docteur Philippe Pinel à qui l'on attribue d'avoir pris la décision de faire enlever, à Bicêtre, les chaînes qui entravaient les "furieux" et les "insensés" les plus agités. On voit généralement dans ce geste marquant les débuts de la psychiatrie moderne, l'expression d'une volonté nouvelle de soigner la folie et non plus de simplement l'enfermer.
On sait qu'il ne s'agit là que d'une légende, qui s'est construite à partir d'un récit tardif - une quarantaine d'années après la date supposée des faits - par Scipion Pinel, fils de Philippe et comme lui aliéniste, dans son ouvrage Traité complet du régime sanitaire des aliénés, ou manuel des établissements qui leurs sont consacrés, publié en 1836.
Bien qu'il prétende avoir reconstitué les "curieux détails" de cette histoire, "célèbre dans les annales de la science", en utilisant "les notes mêmes de [s]on père", Scipion en fait un récit trop ampoulé pour être véridique, et on a montré qu'il était truffé d'invraisemblances. La date elle-même, "dans les derniers mois de 1792", ne peut être qu'erronée : Pinel est arrivé à Bicêtre en 1793.
Dans son Histoire de la folie, Michel Foucault, pour qui le geste attribué à Pinel était plus un aboutissement du "grand enfermement" qu'une libération du regard sur la folie, détaille brillamment la mise en scène du mythe paternel par Scipion Pinel. S'il admet que le récit de celui-ci est peu vraisemblable, il ne remet pas en question la date de l'événement.
Si Foucault s'était penché plus attentivement sur les archives de cette affaire, il aurait pu découvrir le rôle essentiel joué, aux côtés de Pinel, par un homme sans réputation - un "homme infâme" - à qui l'on doit, dans les faits, et sans doute par étapes, l'abandon des chaînes.
A l'arrivée de Pinel à Bicêtre, Jean-Baptiste Pussin, ancien garçon tanneur originaire du Jura, qui avait été soigné pour des "humeurs froides", occupait le poste de "gouverneur des fous". Marie Didier lui a consacré un beau livre, Dans la nuit de Bicêtre, accueilli en 2006 dans la collection "L'un et l'autre", chez Gallimard, et réédité ensuite en folio. Elle y rapporte ce dialogue entre Pinel et Pussin, d'après un récit de Maxime Du Camp :
- Quand ils deviennent trop méchants, que faites-vous ?
- Je les déchaîne.
- Et alors ?
- Ils sont calmes !
Dans l'introduction à la première édition de son Traité médico-philosophique sur l'aliénation mentale ou La manie, de 1800, Pinel rend hommage à Pussin, et raconte comment il l'a pris pour guide pour approcher ses "aliénés" :
Les écrits des auteurs anciens et modernes sur cet objet, rapprochés de mes observations antérieures, ne pouvoient me faire sortir d'un certain cercle circonscrit ; et devais-je négliger ce que le spectacle des aliénés, pendant un grand nombre d'années, et l'habitude de réfléchir et d'observer, avoient pu apprendre à un homme (M. Pussin) doué d'un sens droit, très appliqué à ses devoirs et chargé de la surveillance des aliénés de l'hospice ? Le ton dogmatique de docteur fut dès lors abandonné ; des visites fréquentes, quelquefois pendant plusieurs heures du jour, m'aidèrent à me familiariser avec les écarts, les vociférations et les extravagances des maniaques les plus violents ; dès lors j'eus des entretiens réitérés avec l'homme qui connaissoit le mieux leur état antérieur et leurs idées délirantes.
Plus loin, il précise :
L'usage des chaînes de fer pour contenir un grand nombre d'aliénés étoit encore dans toute sa vigueur (il ne fut aboli que trois années après) ; et comment distinguer alors l'exaspération qui en étoit la suite des symptômes propres à la maladie ?
Dans le corps même du Traité (2ème édition, p. 201) Pinel affirme plus clairement encore ne pas être l'initiateur du déferrement des fous de Bicêtre :
C'est une admirable invention que l'usage non interrompu des chaînes pour perpétuer la fureur des maniaques avec leur état de détention, pour suppléer au défaut de zèle d'un surveillant peu éclairé, pour entretenir dans le cœur des aliénés une exaspération constante avec un désir concentré de se venger et pour fomenter dans les hospices le vacarme et le tumulte. Ces inconvéniens avoient été pour moi un objet de sollicitude pendant l'exercice de mes fonctions à titre de médecin de Bicêtre durant les premiers années de la révolution, ce ne fut pas sans un regret extrême que je ne pus voir le terme heureux de cette coutume barbare et routinière; mais j'étois d'un autre côté tranquille, et je me reposois sur l'habileté du surveillant de cet hospice (M. Pussin), qui n'avoit pas moins à cœur de faire cesser cet oubli des vrais principes. Il y parvint heureusement deux années après (4 prairial an 6), et jamais aucune mesure ne fut mieux concertée et suivie d'un succès plus marqué.
La date du 4 prairial an VI n'a pas été reprise par Scipion pour son récit hagiographique. Elle correspond au 28 mai 1798 - c'est la date retenue par Marie Didier dans son livre sur Pussin. Pinel était alors médecin à la Salpêtrière.
La légende a été enrichie par deux tableaux.
Le premier, d'un académisme pimpant, est visible dans le hall de réception de l'Académie Nationale de Médecine à Paris :
Le second, d'une facture plus fluide, est accroché à la Salpêtrière :
Ces deux tableaux n'ajoutent rien à l'histoire de la psychiatrie, ni à l'histoire de l'art, mais sont, dans leur grandiloquence surannée, un indice de l'importance accordée à cet événement que fut la décision d'abandonner les fers.
Au moment où la loi aménage le retour à des contraintes de plus en plus étroites, la rencontre de Pinel et de Pussin n'est pas indifférente.
On peut penser que, du haut de son socle, à l'entrée de la Salpêtrière, Pinel adressera un signe amical pour saluer dignement le déchaînement de créativité des protestataires du meeting politico-poétique contre la nuit sécuritaire.
5 commentaires:
Merci, Guy.
Tu le sais, concerné au premier chef, j' étais (et -passablement- je reste) dans cette nuit-là.
Ainsi qu'il n'est nul besoin d'être nègre pour sentir l'ignominie de l'esclavage, ni femme pour enrager de la detresse des conditions de tant de frangines, tu sembles avoir aussi assez de feuille pour entendre le cri derrière les barreaux des cages qui protègent si bien la rue et la bourgeoisie tranquille du chaland honnête.
Je regrette de ne pouvoir sauter par chez toi ces temps-ci, pour partager une bière, une expo ..., mais ce n'est que partie remise, promis ...
;-)
A côté de ça, c'est vrai que l'académisme, des fois, qu'est-ce que ça pimpe, faut reconnaître ...
Le terme de soins ambulatoires "contraints" est déjà en soi une ineptie. Surtout quand l'on sait que par mesures d'économies budgétaires il n'ont eu de cesse de fermer grand nombre de lieux d'accueil (y compris de nuit) où les malades pouvaient aller quand ils ne se sentaient pas bien. il faut ne rien connaître à la psy pour imaginer que les raptus quels qu'ils soient auraient lieu à heure fixe ! Comme les heures de bureau...
Je n'ai pas suivi le film mais je pense qu'ils ont dû aussi fermer grand nombre d'appartements thérapeutiques et j'avais lu il y a déjà longtemps qu'était envisagée également la fermeture d'un atelier artistique dans un hôpital de la banlieue Est...
Je ne sais pas dans quel état de santé (si je dors ou non et si je ne suis pas trop fatiguée) je serai samedi mais je viendrais bien volontiers... Une occasion de se rencontrer et de boire un pot.
Les chaines, où l'art d'exacerber ce que l'on craint ...
@ Chomp',
... de rien...
A une de ces jours, j'espère.
@ Kamizole,
Apparemment, il ne reste pratiquement plus rien en matière d'accueil - de véritable accueil, bien entendu.
Bientôt, peut-être des distributeurs automatiques de neuroleptiques aux coins des rues...
(Hélas, je ne serai pas de la partie samedi...)
@ yelrah,
Bon résumé de ce que Pussin a révélé à Pinel.
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