lundi 25 janvier 2010

Passage clandestin sur la terre

"Nous entrons dans ce port bien connu des marins: une double falaise à pic et sans coupure se dresse autour et deux caps allongés, qui se font vis-à-vis au devant de l'entrée, en étranglent la bouche. Ma flotte s'y engage et s'en va jusqu'au fond, gaillard contre gaillards, s'amarrer côte à côte: pas de houle sur ce creux, pas de flot, pas de ride; partout un calme blanc."

Odyssée, X 87-94.
Poème attribué à Homère, date incertaine,
dans la traduction de Victor Bérard (1924).


Malgré les controverses d'érudits, la description de "ce port bien connu des marins", qu'Homère ne nomme pas, évoque le souvenir rêveur que l'on peut garder du site de Bonifacio quand on a eu la chance d'y flâner.

Ulysse y fait escale dans son périple, et y rencontre pour son plus grand malheur, le peuple des "Lestrygons robustes, moins hommes que géants", et surtout cannibales. Il parvient à rembarquer dans un seul vaisseau, avec quelques survivants, et à partir vers de nouvelles aventures.

Mais, si j'en crois ces quelques photos aériennes protégées par copyright, la description de l'Odyssée pourrait assez bien s'appliquer à la cala di Paragnano, située à l'ouest de Bonifacio, où auraient massivement "débarqué", jeudi soir, 124 migrants "sans-papiers et se disant kurdes de Syrie" pour reprendre les termes employés par la presse.

(Le vocabulaire utilisé pour rendre compte de cet événement a été particulièrement bien épinglé par JBB dans son récent billet d'Article XI.)

Bord de route, vendredi matin.
Ils sont 124, 57 hommes, 29 femmes dont 5 enceintes
et 38 enfants, dont 9 nourrissons.
(Aujourd'hui, on parle de 123... (???))

On ne peut pas dire qu'on les attendait là.

Eux-mêmes ne s'attendaient peut-être pas à se retrouver là, au terme d'une odyssée dont nous ignorons encore presque tout.

Aussi fut-on intrigué de la présence de ces étranges étrangers au bord des routes corses. Et ils furent l'objet d'étonnants étonnements: ici on souligne que "les vêtements [étaient] propres, les visages rasés, et les bébés bien portants" et là "que les femmes étaient maquillées, les hommes rasés, et que leurs vêtements ne portaient aucune trace d'eau de mer". Que des gens qui ont pris un jour la décision de partir et de chercher un refuge ailleurs, peut-être n'importe où, aient l'idée de se présenter dignement dans cet "ailleurs", c'est louche... Forcément !

Mais face à ces gueux sans guenille, il fallait parer au plus pressé.

Monsieur Jean-Charles Orsucci, maire de Bonifacio, a mobilisé les services de commune pour aménager à la hâte un gymnase, afin de les accueillir "dans les meilleures conditions".

"Nous leur avons amené des serviettes, des lits de camp et de la nourriture, nous avons essayé de faire en sorte qu'ils puissent prendre des douches et se laver, de leur procurer tout le confort possible dans une situation aussi délicate", a expliqué M. Orsucci, désireux que "les Bonifaciens sachent se montrer à la hauteur de la réputation d'hospitalité des Corses".

Le gymnase porte le nom de "Liberta".

Pause dînette au gymnase.

Le préfet de Corse-du-Sud, monsieur Stéphane Bouillon a, lui aussi, cherché à parer au plus pressé. Après avoir dénombré ces réfugiés (il en a trouvé 124, mais il s'est trompé: ce matin, on parle de 123...), monsieur le préfet leur a trouvé une "vocation":

"La réglementation dit que les personnes qui sont rentrées en séjour irrégulier ont vocation à repartir là d'où elles venaient. Nous devons appliquer la loi en ce domaine."

C'est clair, c'est net, c'est définitif. Bien droit sous sa casquette à feuille de chêne, monsieur le préfet dit la loi, et s'emploie à l'appliquer.

Il transforme assez rapidement le gymnase "Liberta" en local de rétention, ou tout comme, et s'active à mettre tous ces indésirables échoués sur une de "ses" plages en route pour l'expulsion. Dès le samedi matin, 7h, on leur fait quitter leur lieu d'hébergement provisoire pour les envoyer "sur le continent", dans des centres de rétention administrative à Rennes, Marseille, Toulouse, Lyon et Nîmes.

Avec une certaine précipitation assez discourtoise, si l'on en croit cette anecdote rapportée par le JDD:

Il est 8h15, trois représentants de la Ligue des droits de l’Homme surgissent. Colère de l’un d’eux, André Paccou. "Le préfet nous donne rendez-vous à 9 heures et, quand on arrive, tout le monde est parti. Le préfet et Besson ont fait le choix d’une procédure de reconduite à la frontière. On connaît la réalité du peuple kurde en Syrie, des gens martyrisés qui ont droit à l’asile…"

Face à ce forcing des autorités, les associations, ces misérables droits-de-l'hommistes, comme on dit sur les forums des U-M-Pistes, ont fait bloc pour dénoncer cette procédure d'urgence, et son irrégularité.

Dimanche, monsieur Eric Besson a répondu en s'attaquant au "pointillisme procédural" (mais où va-t-il chercher tout ça ?) et a "réfuté toute entorse aux droits de l'homme".

C'est très malheureux pour lui, mais, au même moment, les tribunaux détaillaient, avec toute la minutie qu'on leur connait, les diverses irrégularités commises par nos autorités dans l'application du droit. Tout court.

Et je dois vous dire que c'est avec une certaine jubilation que je découvrais cette avalanche de libérations.

J'en retrouvais même l'accent de mes aïeux: Asteu, dé bin fai son museau, é l'sinistre !

Bienvenue à vous, puisque nul n'est, ni ne doit être, clandestin sur cette terre.

12 commentaires:

Flo Py a dit…

Signe de la période sombre que nous vivons, cette photo (reprise notamment sur le site du Nouvel Obs si je me souviens bien) a provoqué un flot nauséabond de commentaires d'internautes outrés de ce "V de la victoire".

On peut (et même on doit) en effet se réjouir de la victoire du droit. Mais on ne peut pas faire comme si ce qu'on appelait il y a quelques années la lepénisation des esprits n'avait pas encore progressé.

Bises

Guy M. a dit…

Tant pis pour les internautes outrés, c'est bien le signe d'une victoire. Très temporaire, on le sait bien, mais célébrons-la.

Ces commentaires n'auraient pas été si nombreux, il y a dix ans ? Peut-être, peut-être pas...

Mais est-ce important ? Les commentateurs/trices se défoulent en croyant faire l'opinion, et leur ensemble n'a même pas la médiocre valeur d'un sondage.

Bises.

Lucide a dit…

Pour les commentaires :

http://secretdefense.blogs.liberation.fr/defense/2010/01/r%C3%A9fugi%C3%A9s-kurdes-pourquoi-la-marine-na-rien-vu.html

Guy M. a dit…

C'est fou le nombre de spécialistes méconnus de la défense côtière !

JBB a dit…

Argh ! Que vois-je ? J'avais écrit ici-même un super commentaire hier (bon, pas vraiment "super", mais quand même…) et il n'apparaît pas. Je soupçonne la technique sur ce coup…

(Et surtout, j'ai la paresse de le retaper. Alors, je me sauve)

Dorémi a dit…

Tu es bien bon de donner du "monsieur" à l'autre sinistre…

Guy M. a dit…

@ JBB,

Je me suis peut-être mélangé les crayons avec cette fichue protection anti-troll, mais malgré mes efforts, je n'ai rien retrouvé.

Donc c'est bien la technique. ;-)

@ Dorémi,

Les personnalités ont toujours droit au "monsieur" ou "madame", mais avec minuscule, pour ne pas trop exagérer...

JBB a dit…

@ Guy : il reste une dernière possibilité : je suis un troll… Arghhhhh…

JBB a dit…

J'oubliais : ça a déjà été dit par toi et Flo Py, mais… j'adore cette photo. Limite, si j'étais sentimental, je dirais que ça fait chaud au coeur.

Guy M. a dit…

Faut en profiter: il fait froid dehors.

(Te confondre avec un troll ? Non, je ne bois plus.)

Dorémi a dit…

Sauf erreur de ma part ton code typo te dira que, excepté en début de phrase, "monsieur" ne prend pas de CAP. Ou alors c'est qu'il désigne une personne particulière (= personnification).
Bises monsieur Guy :-)

Guy M. a dit…

J'ai donc fait erreur sur les usages...

(Je ne m'étais pas trop penché sur la question. Merci de m'éclairer.)

Bises, madame Dorémi.