lundi 18 janvier 2010

Du grand journalisme

Lorsqu'en France, on parle d'un "grand journaliste", on peut être certain de déclencher une sorte de rigolade pincée chez la plupart des gens fréquentables.

C'est une des façons de les reconnaître.

Le "grand journaliste" est souvent chez nous une caricature d'écrivassier universel, jamais sur le terrain mais toujours sur la brèche, "professionnel de la pensée-minute" capable de pontifier sur n'importe quel sujet d'actualité avec la même aisance et le même prétendu anticonformisme. On en trouve quelques prototypes, encore en état de marche, portraiturés dans Les éditocrates (La Découverte, 2009) de Mona Chollet, Olivier Cyran, Sébastien Fontenelle et Mathias Reymond.

Aucun de dix grands de la presse qui y sont épinglés ne mériterait le nom de "journaliste" si nous avions le sens des proportions.

Amusez-vous à les reconnaître...

Gideon Levy, lui, est un vrai grand journaliste, rédacteur depuis vingt-sept ans au quotidien israélien Haaretz, où travaille à ouvrir les yeux de ses compatriotes sur les horreurs commises en leur nom par l'armée israélienne dans les territoires palestiniens, afin que personne ne puisse dire "je ne savais pas".

Ce qui n'est pas facile, en Israël ou ailleurs:

J'aime Gaza, j'ai toujours aimé y aller - phrase totalement insensée pour une oreille israélienne. (...) je suis retourné des dizaines de fois à Gaza. Un jour, un journaliste de TF1 s'était joint à nous. Sur le seuil d'une maison de Rafah, ou peut-être de Khan Younès, où se trouvait une Palestinienne paralysée qui venait de perdre sa fille unique, frappée par un missile israélien, j'ai dit à mon collègue français: "C'est dans ces moments-là que j'ai honte d'être israélien; ce missile a été tiré en mon nom." Le lendemain, le journaliste m'appelle: "On ne pourra pas diffuser ce que tu as dit. C'est trop radical et nos téléspectateurs risquent d'être furieux." Je l'ai profondément regretté. Les rendre furieux: c'est exactement ce que j'essayais de faire depuis des années. Susciter la colère et l'indignation face à ce qu'Israël inflige au million et demi de malheureux habitants de Gaza, totalement démunis. Avec mes modestes moyens, je fais tout pour que les Israéliens, et les autres, réagissent et s'indignent, ou au moins, sachent ce qu'on fait en leur nom, et qu'ils ne puissent jamais dire qu'ils ne savaient pas, qu'ils ne savaient pas que l'occupation israélienne était aussi brutale et perverse, qu'ils ne savaient pas que de telles atrocités avaient lieu.

Ce passage est extrait de l'avant-propos que Gideon Levy a écrit, "à l'intention du lecteur français", pour un choix de ses articles sur Gaza de 2006 à 2009.

Ce recueil a été publié, à l'automne 2009, par les éditions La fabrique, dans une traduction de Catherine Neuve-Église.

Pour ne plus dire "je ne savais pas".

Gideon Levy est, ces derniers temps, venu présenter son livre en France, et il a dû, si j'ai bien compris, prendre l'avion du retour pour Tel-Aviv ce ouiquende.

Jeudi dernier, il était au Reid Hall (campus de l'université Columbia à Paris) et l'inestimable Lémi, d'Article XI, a couvert l'événement.

Le lendemain, Gideon Levy est venu présenter son livre à la librairie L'Atelier, dans le XXième arrondissement (métro Jourdain), événement que j'ai découvert le soir même.

Belle occasion d'entendre cette grande voix discordante qui représente, en un sens, la conscience d'Israël. C'est la voix d'un homme lucide et sans illusions, mais qui ne se taira pas.

Gideon Levy, à L'Atelier, assisté d'Eric Hazan pour la traduction.
(Montage photo emprunté à La Fleur au Fusil.)

En parcourant les articles regroupés dans Gaza, j'ai été frappé par la rigueur de leur écriture, bien éloignée de l'habileté louvoyante de nos "éditocrates".

On devrait leur conseiller la lecture de Gideon Levy, afin de progresser dans le journalisme.

10 commentaires:

JBB a dit…

"inestimable Lémi"

Inestimable, inestimable, c'est vite dit…
:-)

(Hop, je retourne à ma bouteille de rosé)

Guy M. a dit…

Y aurait-il du rififi à Article XI ?

(Il ne t'a laissé qu'une bouteille, c'est ça...)

Flo Py a dit…

Z'avez vu ce qui arrive à ceux qui vont sur le terrain ? Ils se font traiter par Guéant, dis donc.
C'est pas à Val et autres Mouchard qu'on reprocherait une "imprudence vraiment coupable" !

Bises et bonne journée.

Lémi a dit…

Hey hey, désolé de t'avoir grillé la politesse (mais j'avais un jour d'avance !) et merci des compliments (inestimable ? brrr...).

Pour la bouteille de rosé à JBB, je déments formellement, longtemps que je ne suis plus son dealer, il trouve à s'apprivoiser ailleurs.

See you à la prochaine conférence à l'Atelier ? Il y a Andrei kourkov vendredi, mais je peux pas. Par contre, Rancière le dimanche 31, à priori je serais là. Ce serait un plaisir de t'y croiser.

Guy M. a dit…

@ Flo Py,

Le président était très colère d'apprendre que des journalistes ne se satisfaisaient pas des communiqués officiels de l'armée française...

Sur le sujet, la chronique de Guillon de ce matin...

@ Emilien,

Tu avais pris plus de notes que moi, je le reconnais. On ne peut rien contre un valeureux envoyé spécial d'Article XI.

A bientôt donc, autour d'un verre ou de Rancière.

Guy M. a dit…

re @ Flo Py,

Le timide Emilien a omis de signaler son billet jeanpierremartinesque inspiré par les propos de l'audacieux Guéant.

C'est là: http://www.article11.info/spip/spip.php?article672

olive a dit…

À l'Atelier, Gideon Levy, puis Andreï Kourkov vendredi prochain...

En pleine lecture du Dernier amour du Président, je (re)dis merde au proprio pourri (j'ai quand même gagné le procès) à cause de qui j'ai dû quitter un taudis moisi de la rue Lesage (et Paris par la même occasion) ! Neuf ans après, je suppose que c'est tout bobo-ïsé.

Les gars les filles et Le Pingouin, trouvez un bistrot décent pour après, et tchin !

Guy M. a dit…

Aux alentours de la rue Lesage, la gentryfication n'est peut-être pas encore très avancée...

Vendredi prochain, je ne serai pas à Paris... Peut-être Lémi, s'il est revenu de son road-trip en Clio...

(Qui c'est Le Pingouin ?)

olive a dit…

Si si, la gentrification avance en ellipse, et se déplace aussi vite que la dialectique éplorée (voir la nombreuse chronique de Jean-Pierre Garnier sur le blog d'Agone).

«Qui c'est Le Pingouin ?»

C'est le titre du premier bouquin d'Andrei Kourkov que j'ai lu (Points Seuil). C'est un pingouin, un vrai. La preuve, il dort debout derrière le canapé en attendant le saumon congelé et les blocs de glace dans la baignoire. Quant au narrateur avec qui il vit...

Guy M. a dit…

Je vais aller faire un tour rue Lesage, dès que possible, pour un état des lieux.

Ton histoire de pingouin me ravit: voilà un bouquin à lire !

(Faut toujours avoir des projets...)