Le 23 juillet dernier, un brillant jeune homme qui se pseudonyme Lémi et œuvre dans les pages de l'indispensable Article XI (bientôt en kiosque ?), se livrait à un savant exercice de mauvaise foi critique sur ce qu'il se permettait de nommer "une des ritournelles les plus ânonnées de l’histoire musicale". Peu soucieux de protéger ses arrières, mais sans doute pour indiquer le véritable niveau de son papier, il avait donné à sa tentative de démolition ce très beau titre: Summertime mon cul.
Loin de moi l'intention de contester sa description de la petite chansonnette de George et Ira Gershwin, assistés de Dorothy Heyward. Summertime est bien une bluette cucul-la-praline, sans grand intérêt littéraire, et musicalement assez plate, n'était son caractère entêtant de ritournelle mélancolique.
Cependant, un autre grand prosateur du XIXe arrondissement de Paris, qui est aussi un grand poète, donnait de cette romance une description plus nuancée que celle de Lémi:
(...) Summertime, de George Gershwin, parangon de musicalité séduisante et de sensualité heureuse où se glisse pourtant un peu de cette mélancolie cachée au fond des jours trop beaux. Des robes claires qui s'en vont lentement dans de longues allées bordées de feuillages épanouis, criblés de ce bleu presque foncé au loin sur l'horizon de bois et de moissons sous la chaleur qui tremble, et c'est l'après-midi. Non pas l'heure déclinante du crépuscule et son éternité fugace, mais bien cette vaste architecture de temps saisi par la force de la lumière, et qui ne bouge plus; où cependant se balancent les robes et le faîte des arbres, où passent des voix et des oiseaux. On peut jouer Summertime en suivant strictement la partition et faire apparaître cette scène. (...)
Ces mots sont extraits du texte que Jacques Réda a intitulé Le cri d'Albert Ayler, et qu'il a fait figurer à la fin de la première partie de L'improviste, Une lecture du jazz (nouvelle édition revue et augmentée, Gallimard, folio essais, 1990).
Il y donnait, de superbe manière, sa lecture de l'interprétation du Summertime par Albert Ayler.
(Dans un commentaire, inspiré mais un peu tardif, j'avais signalé à Lémi cette version aylerienne, mais, insouciance de la jeunesse, l'iconoclaste ne daigna point me répondre.)
Albert Ayler (saxophone ténor), Niels Bronsted (piano),
Niels-Henning Orsted Pedersen (contrebasse) et Ronnie Gardiner (batterie).
Voici ce que cela inspire à la plume de Jacques Réda:
Le Summertime qu'Ayler songeait à interpréter n'était sans doute pas très différent de cette image. Mais quand il s'en est approché, il a vu que le temps simplement suspendu de l'image s'était figé, et avec lui toutes les figures heureuses qui s'y mouvaient sous sa sauvegarde. La scène entière avait basculé dans le temps immobile du passé, et déjà les couleurs avaient perdu de leur vie, le gris des vieilles photographies neigeait sur l'horizon doré, parmi les ombres opulentes des arbres. Ayler a vu que le temps de l'été s'était achevé. Il n'a pas joué Summertime. Il s'est agenouillé devant lui, il lui a parlé à voix basse et tendre, il l'a supplié comme pour rappeler à soi quelqu'un qui vient de défaillir et, à demi défaillant lui-même, il lui a chuchoté et crié combien il avait été beau et combien lui, Ayler, l'aimait, et combien cette distance infranchissable où il se retranchait maintenant était effrayante et injuste, et cédant à la colère du chagrin, il s'est emporté, entrecoupant d'injonctions sa plainte pantelante et presque animalement funèbre. Puis il s'est calmé peu à peu. Il n'a plus émis qu'une lamentation résignée proche du murmure. C'était fini.
Voilà une écoute bien séduisante, mais totalement parasitée par la conception que se fait Réda du jazz, comme "un être, un seul être, plutôt qu'une société d'individus œuvrant dans une direction identique". Reprenant, en 2002, pour les éditions Climats, sa précédente Anthologie des musiciens de jazz, il l'intitule tout simplement Autobiographie du jazz.
J'avoue que je n'ai jamais bien compris cet attachement de Jacques Réda à cette vision du jazz et de son histoire. Elle est d'une médiocre fécondité dans le domaine de la critique, et surtout ne manque pas de nous rappeler que depuis le début du XXe siècle, l'agonie et la mort du jazz ont été annoncées trente-six ou trente-sept fois, et je ne compte pas le nombre d'enterrements en grandes pompes et lamentations... Mais le lieu commun est tenace, et il étonne chez un écrivain comme Réda, qui, généralement, ne s'accommode guère des idées passe-partout. Il est vrai que son exécration vise tout particulièrement les "poncifs de la modernité", avec un côté "vieux réac", tendance "Nouvelle Revue Française", prêt à héberger cette figure bien usée de la mort de l'art.
Dans ce scénario, Albert Ayler, un des musiciens de la fin, est condamné à dialoguer avec des souvenirs pâlis, ombres suspendues des jours heureux. Et la rêverie mélancolique de Jacques Réda assure le sous-titrage...
Or, si toute interprétation d'un standard du jazz semble bien, en effet, s'entendre comme dialogue d'un musicien avec un thème, ce dialogue s'instaure plus dans le domaine de la matérialité des sons que dans le monde des images.
Albert Ayler, tout au long de sa courte carrière, a toujours été attiré par des thèmes qu'il pouvait littéralement faire sonner en les prenant au pied des notes. Et pour faire sonner un thème, il disposait de moyens bien à lui, qu'on a suffisamment détaillés: sa formidable sonorité, l'ampleur de son vibrato, sa manière de détacher les notes ou de les faire glisser, sa maîtrise du suraigu, etc. Il y avait chez lui un certain goût pour les thèmes simplets de fanfare qu'il pouvait entourer de ses attentions... Quelques notes de la Marseillaise lui ont, par exemple, fourni un motif solide et durable.
La joliesse un peu mièvre de Summertime n'était sans doute pas à la hauteur des soins que, plus tard, Albert Ayler dispensera aux thèmes qu'il choisira. Mais on y décèle déjà cette manière qu'il aura, non pas de s'agenouiller devant la beauté du thème, mais de la prendre sur ses genoux.
Et, éventuellement, comme tout le monde, de l'injurier.
Spiritual Reunion, enregistré en concert, le 27 juillet 1970,
à la Fondation Maeght, Saint-Paul-de-Vence.
Albert Ayler (saxophone ténor), Call Cobbs (piano),
Steve Tintweiss (contrebasse) et Allen Blairman (batterie).
Ce fut le dernier bel été d'Albert Ayler, retrouvé mort dans l'East River le 25 novembre 1970.
* Ce texte a été repris dans le livre récemment publié, sous la direction de Franck Médioni, aux éditions Le mot et le reste, Albert Ayler, Témoignages sur un Holy Ghost.
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