mercredi 29 février 2012

Désarroi policier à Grasse

A ma connaissance, qui est relativement restreinte, aucun ténor de l'exécutif en place, ou en attente d'y être, n'a proféré de commentaire audible sur le verdict du tribunal correctionnel de Grasse dans l'affaire Ajimi.

(Trois policiers - deux agents de la Brigade anticriminalité et un policier municipal - ont été reconnus coupables d'homicide involontaire et/ou de non-assistance à personne en danger et condamnés à des peines de prison avec sursis. Les quatre autres ont été relaxés.)

Normal.

En régime républicain de séparation des pouvoirs, l'exécutif se tait quand passe la justice...

Mais cette règle ne semble pas s'appliquer aux exécutants.

Que les membres de la BAC de Grasse présentent à leur hiérarchie un "rapport de démission", cela pourrait être un réjouissant signe de sagesse, au demeurant assez tardive, mais il ne faut pas surinterpréter ce geste. Il faut simplement y voir "un geste symbolique fort, signe d'un soutien entier et franc à nos collègues Jean-Michel Moinier et Walter Lebeaupin" - les deux policiers de la BAC, condamnés respectivement à 18 et 24 mois de prison avec sursis -, ainsi que l'explique monsieur Laurent Martin de Frémont, délégué départemental adjoint du syndicat Unité SGP-Police, dans un articulet de Nice matin. (*)

Selon C.C., de 20 Minutes, monsieur Patrick Chaudet, Directeur départemental de la sécurité publique (DDPS), devait recevoir les sept présumés démissionnaires hier après-midi. On ne sait pas trop ce qu'a donné cette entrevue...

Elle a probablement eu lieu après la manifestation qui a réuni, selon les sources, 100, 150 ou 200 fonctionnaires de police devant le commissariat de Grasse "pour protester contre les condamnations à des peines de prison avec sursis de deux de leurs collègues".

(Étrangement, on insiste surtout sur les condamnations prononcées pour "homicide involontaire" à l'encontre des deux bacqueux, en passant sous silence, la plupart du temps, celle prononcée pour "non assistance à personne en danger" à l'encontre du policier municipal.)

Vous trouverez dans Libération, par exemple, la dépêche de l'AFP décrivant ce rassemblement :

Quelque 200 policiers de Grasse, mais aussi de Cannes, Antibes, Cagnes-sur-Mer et Nice étaient présents devant le commissariat de Grasse, à l'appel de plusieurs syndicats de gardiens de la paix, selon les autorités. Une banderole «Soutien à la BAC de Grasse» a été déposée sur les marches du commissariat, puis sur le rond-point en face de l'édifice.

Un autre rassemblement a eu lieu, nous dit-on, "brièvement", "sans slogan ni banderole, devant le commissariat des Moulins, dans l'ouest de la ville".


Mais c'est dans Nice Matin que vous trouverez la photo
(et une vidéo).
(La photo est de Xavier Giraud.)

Afin d’atténuer l’inconvenance - ce n'est qu'un euphémisme - de ce mouvement, qui semble bien être une pure et simple contestation publique d'une décision de justice, les responsables syndicaux jouent avec talent la carte du désarroi policier.

"Nous venons faire part de notre solidarité et de notre colère, après cette condamnation, car ça peut arriver à chacun d'entre nous. Aujourd'hui, les policiers sont paumés : qu'on nous dise ce qu'on doit faire face à un individu violent !"

A déclaré monsieur Laurent Martin de Frémont, déjà nommé, secrétaire départemental adjoint du syndicat Unité SGP Police.

Monsieur Laurent Laubry, secrétaire départemental du syndicat Alliance, a, pour sa part soutenu que les deux agents de la BAC ont été condamnés "alors qu'ils n'ont fait qu'appliquer des règles d'intervention enseignées à l'école de police". "Comment les fonctionnaires peuvent-ils continuer à travailler ?", s'est-il demandé, avant d'offrir à son auditoire un bel exemple de logique policière sous forme de syllogisme conditionnel tordu :

"Quand un policier enfreint une règle, il est normal qu'il soit condamné, mais là, ce n'est pas le cas. On sait parfaitement que la règle comporte des risques mais elle est légale. Et si elle est dangereuse, c'est à l'administration de la retirer pour qu'elle ne soit plus appliquée."

Des arguties ejusdem farinæ ont été avancées au cours de l'audience du tribunal correctionnel de Grasse. Elles ont dû être entendues puisque seules des peines avec sursis ont été prononcées. Les répéter à satiété en réunion publique ne semble pas être indispensable, à moins que nos policiers ne réclament un définitif statut d'irresponsabilité réglementaire pour atténuer leur profond désarroi...


(*) On trouve ailleurs une explication plus complète et moins symbolique des motifs de cette remise d'un "rapport de démission" par les membres de la Brigade anticriminalité de Grasse :

"Ils estiment que leur sécurité n'est plus assurée, puisqu'ils ne sont plus couverts par l'administration dans le cas d'interpellations violentes", a précisé le commandant Bruno Patizel, leur supérieur, estimant qu'il y avait désormais "un gros doute chez les policiers, notamment à la BAC".

(Que les policiers aient un "gros doute" sur leur impunité en "cas d'interpellations violentes" me rassurerait plutôt, à dire vrai.)

jeudi 16 février 2012

Sur la ligne de départ

Sur le point de me retirer quelque temps de la vie publique - afin d'aller faire retraite en un haut lieu de l'Aveyron où l'on se voue au culte exclusif de l'oie grasse sous ses diverses espèces -, je tiens à préciser que "non, ch'uis pas candidat".

Mon parti a décidé de ne pas en présenter.



Parfois titré Le brasero de Ravel.

Cependant, nous avons, comme tout le monde, choisi notre affiche de campagne :

On peut y voir un hommage à Pierre Dac.
(Image empruntée au blogue de Marc Large.)


mercredi 15 février 2012

Gare au poutou qui tue

A l'heure où vous lirez ces lignes, bande de veinard(e)s, le président Nicolas Sarkozy sera sûrement devenu candidat, et les plus fins commentateurs politiques de ce pays vous auront expliqué pourquoi il a tant tardé à adopter cette position commode qui lui va si bien.

Car enfin, il faut bien reconnaître que, s'il n'a vraiment rien réussi comme président, il avait, en tant que candidat, au moins réussi à se faire élire président...

Et il est assurément plus gratifiant pour un égo monté sur talonnettes de se faire acclamer par une foule en délire lors d'un grand mitigne de campagne que de se faire applaudir par une bande de gamins tout excités de voir passer un président dans une petite ville de province.

Comme à Lavaur...

Lavaur est la charmante localité du Tarn que monsieur Sarokozy, ou l'un de ses conseillers, a trouvée idéalement profilée pour aller, le 7 février, débiter un discours présidentiel bien senti sur la politique familiale de la France. Il n'a pas hésité à dire que "la France est forte car la France est d'abord forte de sa démographie" et que "la démographie française fait l'étonnement d'une Europe vieillissante". Il a sûrement dit des tas d'autres platitudes intéressantes, mais je ne les ai pas lues.

Cette sortie sur le terrain était agrémentée de la visite de la crèche "Les Bouts de chou". Le président était, semble-t-il, accompagné de madame Bachelot, beaucoup plus à l'aise que lui pour dialoguer avec les futurs électeurs en couches-culottes. Il faut dire que ces petits baveux et morveux ont l'art, comme d'intuition, de faire la différence entre un vrai sourire et un rictus nerveux. Pour se donner une contenance, monsieur Nicolas Sarkozy s'était muni d'un appareil photographique aux équipements surdimensionnés...

Un photographe frimeur photographié.
(Photo : Michel Euler/AFP.)

Durant cette visite, monsieur Sarkozy s'est acquitté de toutes les tâches inhérentes à son dur métier de président : il a parcouru les rues de la ville, il a serré des mains tendues, a fait un bout de causette avec le député-maire et il a redescendu les marches du perron de l'hôtel de ville pour le plus grand plaisir des amateurs de contre-plongée - voir la fin de la vidéo, à partir de 0.15.




Ces images d'enfants qui agitent de petits drapeaux tricolores au passage du président ont été diffusées au Petit Journal de Canal + et relayées par Rue 89. Il ne semble pas qu'elles soient le résultat d'un montage. Elles sont confirmées par l'une des très officielles photographies du diaporama - que l'on pourra trouver sur le site de la Présidence de la République - qui nous offre une vue fixe de la même scène.

En moins bruyant mais en plus net.
(Photo : P. Segrette.)

Il apparaît que cette pimpante et patriotique mise en scène d'enthousiasme juvénile a été en grande partie machinée sans l'accord de bon nombre de parents.

Qui râlent.

Car le parent est râleur.

Et parfois avec raison.

Car, qu'ils aient ou non reçu la "note d'information" de l'ALAE (Accueil loisirs associé aux écoles), ils ont tous été trompés.

L'article de La Dépêche est sans équivoque sur ce point :

Dans cette note, il est stipulé «que les enfants de l'ALAE du centre assisteront au passage du cortège présidentiel sur les allées Jean-Jaurès. Dans l'hypothèse où vous ne souhaiteriez pas que votre enfant participe à cette animation, veuillez le signaler à la direction de cette structure». Or les petits n'ont pas été conduits sur les allées Jean-Jaurès comme indiqué dans la note, mais bien à l'intérieur du périmètre de sécurité, place du général Sudre.

Monsieur Joseph Dalla Riva, adjoint au maire chargé des sports et de la jeunesse, admet explicitement "certaines imperfections" qu'il attribue à des "contraintes de sécurité particulières". Plutôt que d’admettre la faute commise par ses services, il déclare qu'il "ne peu[t] en revanche accepter la volonté délibérée de nuire, dont certains font preuve" - je suppose que "certains" désigne ici les parents légitimement indignés par sa manipulation.

Avec un certain goût du risque en matière de comparaisons historiques, ce monsieur n'hésite pas à signaler :

"Ce n'est pas la première fois dans l'histoire que des enfants de l'école publique saluent comme il se doit le premier personnage de l’État."

On allait le dire.

Mais on ne sait pas trop ce qu'avait envie de dire, sur Europe 1, monsieur François Bayrou, en déclarant :

"Si cela est vrai - je ne l'ai pas vérifié, cela pose tout de même un certain nombre de questions sur la manière dont nous concevons la démocratie en France et dont on peut utiliser les enfants. Cela rappelle d'autres régimes."

Poussé à dire le fond de sa pensée, il a répondu, en parfait centriste :

"Des régimes à l'Est, vous savez bien..."

En moins net, mais très tricolore.
(Photo DDM, dans La Dépêche.)

Dans un article de ce matin, La Dépêche, évoquant cette "polémique" que l'UMP juge "inutile", fait allusion aux problèmes de sécurité soulevés par cette dérogation constatée...

J'allais justement en parler.

Car le dégagement en touche de monsieur Bayrou m'a rappelé l'histoire ancienne du poutou qui tue - bien attestée dans les romans de l'époque -, une arme redoutable mise au point durant la guerre froide par les espions, et surtout les espionnes, venu(e)s de l'Est. La pratique, peu hygiénique, du baiser à la russe, alors fort répandue dans les milieux diplomatiques, rendait son usage assez commode, et je suis sûr que le poutou qui tue a fait davantage de victimes que le fameux "parapluie bulgare".

Or, à Lavaur, on a pu assister à un incident très inquiétant pour la sécurité du chef de l’État. Arrivé à la hauteur des enfants qui l'acclament, il est, nous dit La Dépêche, "happé par une animatrice de l'ALAE" - celle que l'on voit s'agiter sur la droite, avec un vêtement dont je ne pourrais désigner la couleur sans être désobligeant - qui l'embrasse frénétiquement.

Une photo immortalise ce baiser passionné, où l'on voit monsieur Sarkozy, abandonné par sa protection rapprochée, résister de toutes ses forces...

Mais si cela avait été un poutou qui tue, il n'avait aucune chance de s'en sortir.


Les risques du métier.
(Photo DDM, dans La Dépêche.)

mardi 14 février 2012

Images d'un pays qu'on étouffe

Les amateurs d'euphémismes apprécieront :

Malgré l'adoption d'un nouveau plan de rigueur dimanche soir, la population ne croit plus guère à une solution proche.

C'est à peu près tout ce que l'on trouve aujourd'hui sur ce qui se passe en Grèce en première page "Actualité" d'un quotidien proche de l'UMP...

Enfin presque.

On trouve aussi, parmi "les plus belles images de la semaine, sélectionnées par Le Figaro Magazine", une photo de Louisa Gouliamaki, de l'AFP, avec cette légende explicative :

Chaos. Athènes brûle. La capitale grecque commence à peine à se remettre d’une nuit de guérilla urbaine, provoquée par la révolte contre les nouveaux sacrifices votés par le parlement afin d’obtenir le soutien des bailleurs de fonds internationaux. Une rigueur sans laquelle l’UE et le FMI ne débloqueront pas leur aide de 130 milliards d’euros vitale pour le pays, qui risque sans cela le défaut de paiement dès le mois prochain. « La faillite de la Grèce n’est pas une option que nous pouvons nous permettre », a ainsi martelé avant-hier le Premier ministre Lucas Papademos, avant le vote au parlement.

Photo de Louisa Gouliamaki /AFP dans le Figaro.

De son côté, Libération a préféré laisser en "une" matinale de son site un diaporama de huit photographies de l'agence Reuters. La première image est signée de John Kolesidis, et accompagnée d'une légende assez courte, mais inepte :

Les Athéniens ont découvert ce lundi matin l’ampleur des dégâts causés au centre-ville par une nuit de violences, en marge d’une manifestation géante contre un nouveau train d’austérité.

Ce commentaire cherche peut-être à nous faire croire que les habitants d'Athènes ont, comme nous, passé leur dimanche à supputer le calendrier de campagne de Nicolas Sarkozy, président pas encore candidat, et qu'en conséquence, ils n'ont rien vu, rien entendu et rien su de ce qui se passait dans leur ville...

Exactement comme nous, qui serons bientôt exactement comme eux...


Photo de John Kolesidis/Reuters dans Libération.

Parmi les bribes d'informations, plus ou moins vérifiables, reçues dimanche, une image a attiré mon attention, et je m'attendais à la voir reprise ici ou là.

Mais non.

On y voit, entouré de manifestants, un vieux monsieur assis. Il porte un masque de protection et il a la tête un peu penchée en avant, comme s'il reprenait difficilement sa respiration...

Cet homme, qui est dans sa quatre-vingt-septième année, est le compositeur Míkis Theodorákis qui vient d'être gazé par la police grecque.

Pour un moment, il personnifie tout un pays que l'on cherche à asphyxier - pour son plus grand bien, nous dit-on.

Photo trouvée sur la page Athènes en temps réel.

Malgré les errances impardonnables de Theodorákis durant ces dernières années - on trouvera tout cela sur son site officiel -, je n'arrive pas à oublier d'autres images, comme celles-ci, qui ont été tournées par la télévision allemande - ce qui explique les sous-titres -, en octobre 1974 :




Soliste : Antonis Kalogiannis.

Míkis Theodorákis dirige, avec la gestuelle très particulière qui était la sienne, Ena to Xelidoni, extrait de Axion Esti, grande pièce "métasymphonique" - c'est lui qui le dit - composée à partir du cycle poétique d'Odysséas Elýtis.

Les paroles de ce morceau sont tirées de ce poème :

RIEN QU'UNE HIRONDELLE ici * précieux Printemps que celui-ci
Pour que le soleil s'en revienne * il en coûte bien des peines
Il faut des morts par milliers * à ses Roues poussant
Il faut non moins de vivants * à lui dispenser leur sang.

Mon Dieu Premier-Ouvrier * dans les monts tu m'as emmuré
Mon Dieu Premier-Ouvrier * dans la mer tu m'as enclavé!

Des Mages ont emporté * le corps léger de Mai
L'ont enseveli dans un * mémorial sous-marin
Dans un puits d'obscurité * l'ont précipité
Que son musc envahisse * les ténèbres et tout l'Abysse.

Mon Dieu Premier-Ouvrier * dans ces lilas de la Passion
Mon Dieu Premier-Ouvrier * Tu sens bon la Résurrection !

Frétillant comme le sperme * en sa matrice noire
L'insecte affreux de mémoire * a taraudé la terre
Et comme mordrait une araignée * mordit la lumière
La plage a resplendi * et toute la mer aussi.

Mon Dieu Premier-Ouvrier * de rivages tu m'as cerné
Mon Dieu Premier-Ouvrier * aux monts tu m'as enraciné !

Quelques pages plus loin, dans le livre d'Elýtis, on peut lire ceci :

*****SURGIRENT
vêtus en « amis»
*****d'incalculables fois mes ennemis
leurs bottes foulant le sol ancestral.
*****Or ce sol n'eut jamais d'affinités avec leurs talons.
Apportant
*****l'Expert, le Colonisateur et le Géomètre,
des livres pleins de mots et de chiffres,
*****la Toute-Puissance et Toute-Obéissance,
ils ont domestiqué le feu ancestral.
*****Or ce feu n'eut jamais d'affinités pour leurs foyers.
Nulle abeille un seul instant ne s'est laissé prendre à l'or ayant inspiré son jeu
*****nul zéphyr un instant, aux blancheurs soulevant les tabliers.
Ils érigèrent et fondèrent
*****sur ces monts, dans ces vallées, dans ces ports
tours inébranlables et villas
*****navires et autres bois flottants,
les Lois, celles qui prescrivent l'exploitation et le profit,
*****fondant leur application sur l'aune ancestrale.
Or cette aune n'eut jamais d'affinités pour leur pensée.
*****Nul sillage de divinité dans leurs âmes n'a laissé le moindre amer
nul clin d'œil de néréide n'a tenté de leur dérober la parole.
*****Surgirent
vêtus en « amis »
*****d'incalculables fois mes ennemis,
nous faisant présent de cadeaux ancestraux.
*****Mais en substance leurs cadeaux n'étaient rien
d'autre finalement que fer et feu.
*****Entre les doigts écartés qui attendaient
rien que des armes et du fer et du feu.
*****Rien que des armes et du fer et du feu.

(Odysséas Elýtis, Axion Esti, 1951. La traduction de Xavier Borde et Robert Longueville est parue en 1987, aux éditions Gallimard, et a été reprise en collection poésie/Gallimard en 1998.)

lundi 13 février 2012

Une enfance rouennaise

Comme il ne se passe pas grand chose dans le monde - et notamment, rien du tout en Grèce -, notre journal de Haute-Normandie offre à ses lecteurs une palanquée d'articles sur la jeunesse de monsieur François Hollande, "l'enfant que Rouen avait oublié" et qu'elle retrouvera mercredi soir pour un grand mitigne...

Il y a même une carte pour s'y repérer :

A parcourir avec vénération.

Un article, sobrement intitulé François Hollande : enquête sur une jeunesse à Rouen, m'a particulièrement intéressé. Olivier Cassiau et Thierry Delacourt y livrent les résultats des sérieuses investigations qu'ils ont menées avec toute l'intransigeance d'un Albert Londres bicéphale.

Ils montrent notamment que j'avais fait erreur en estimant que le jeune François Hollande avait quitté la capitale normande pour gagner Neuilly - sur Seine - avant d'entrer en sixième. Comme j'avais affirmé cela dans un billet intitulé Taches blanches de la mémoire, cela ne tombe, malgré tout, pas trop mal, genre pirouette.

Les deux enquêteurs du "journal" ont pu retrouver la photo de classe de la 5e M2, année scolaire 1965-1966, où le petit Hollande, méconnaissable, est signalé au troisième rang, premier à partir de la gauche, comme il se doit. Ils ne précisent pas, et je le regrette un peu, qu'à JiBé - comme disent les Rouennais de bonne souche -, les photos de classe étaient, à cette époque, réalisées par l'un des frères dits "des écoles chrétiennes" présents dans l'établissement. Le frère Bernardin, que tout le monde appelait Cornu - c'était son patronyme, et c'était plus vite dit, surtout pour prévenir qu'il arrivait -, était un photographe un peu râleur lors des prises de vue, mais extrêmement soigneux. Il tirait aussi, avec un certain talent, le portrait des professeurs qui le voulaient bien, et je dois avoir encore, quelque part, de ces photos.

Voici donc la 5e M2, année scolaire 1965-1966.
Ne me cherchez pas, cette année-là j'étais en seconde.

Curieusement, il semble très difficile - même dans le cas de monsieur Nicolas Sarkozy - de trouver un ancien condisciple d'homme politique qui ait été à peu près aussi bon que lui en classe. Cela doit être une loi de ce type d'enquête. Dans notre cas, on obtient ceci :

« C’était un bon élève et un bon copain » assure un Rouennais qui a usé ses fonds de culotte sur les mêmes bancs que le dirigeant socialiste. « Lui était le premier de la classe, – il avait un an d’avance – moi plutôt du côté du radiateur » sourit l’ancien élève de J.-B. « François était très sympa, je me souviens d’être allé jouer au foot chez lui, à Bois-Guillaume, un jeudi après-midi. »

Le témoignage d'un ancien professeur est plus gentiment nuancé :

Armand Adem, son prof de français pendant au moins deux ans, se souvient d’un élève brillant, mais aussi espiègle. « C’est quelqu’un qui prenait déjà ses responsabilités, mais aimait la petite déconne ».

Je dois dire que cette dernière expression, à la limite de la trivialité, me déconcerte un peu, venant de celui qui est resté pour moi monsieur Adem. Il a été mon professeur durant un an, en quatrième ou en troisième, et, faisant partie de ces enseignants qui encouragent, il m'avait un jour conseillé d'alléger mes phrases et d'enrichir mon vocabulaire. J'aurais bien voulu suivre ses recommandations de lecture pendant les longues heures d'étude "libre" où je mourrais d'ennui, mais les écrivains qu'il m'avait indiqués figuraient sur la liste des auteurs contre-indiqués des bons frères - et les internes, dont j'étais, ne pouvaient introduire que de la littérature autorisée...

Je constate que lui, au moins, a joliment enrichi son vocabulaire.

dimanche 12 février 2012

Un pan de mur à Barcelone

Même lue dans la belle langue de Catalogne, sur le site de la Fundació Antoni Tàpies, c'était une triste nouvelle :

La Fundació Antoni Tàpies comunica amb tristesa el decés d’Antoni Tàpies i Puig, que va tenir lloc a Barcelona el dilluns dia 6 de febrer, a l’edat de vuitanta-vuit anys. Per voluntat expressa de la família de l’artista, la cerimònia de comiat serà en l’estricta intimitat.


Antoni Tàpies i Puig (1923 - 2012)
(Photo : La Vanguardia.)(1)

Longtemps, si je me souviens bien, devant les œuvres d'Antoni Tàpies, les "fidèles" des "petits clans" contemporains ont pu donner libre cours à leur grand numéro critique :

- Je me suis approché, dit-il, pour voir comment c’était fait, j’ai mis le nez dessus. Ah ! bien ouiche ! On ne pourrait pas dire si c’est fait avec de la colle, avec du rubis, avec du savon, avec du bronze, avec du soleil, avec du caca ! (2)

Cette pitoyable sortie de monsieur Biche – qui se révélera plus tard être Elstir, le grand peintre de la Recherche –, indique assez le rôle ambigu qu'il accepte de jouer chez les Verdurin, où il ne pourrait faire état, en toute sincérité, de son admiration pour le travail d'un artiste dont il vient de visiter une exposition. Mais elle exprime aussi, en prenant la tangente du ridicule, la difficulté que l'on peut rencontrer à dire simplement ce qui, dans une œuvre, s'est emparé de votre regard.

De ces remarques décalées, j'en ai entendues beaucoup en parcourant la rétrospective Tàpies que le Jeu de Paume avait proposée en 1994. Elles ont été, me semble-t-il, absorbées dans le concert d'hommages qui a suivi l'annonce de sa disparition. Les médias avaient donné le ton : il était "le dernier grand artiste du XXe siècle".

Et cela, anéfé, c'est assez facile à répéter et à proclamer.

Antoni Tàpies, Tierra sobre tela, 1970.

Un tableau de Tàpies peut être fait d'encre, de résine, de vernis, de paille, de bouts de ficelle, de fils de fer, de poussière, de sable, de terre... et sur tout cela semble planer une injonction : Regarde de tous tes yeux, regarde !

C'est cette recommandation que Tàpies a placée au centre d'un petit texte qu'il a donné en 1967 à la revue pour enfants Cavall Fort publiée en catalan. Il y proposait un jeu, au fond très sérieux, le jeu de savoir regarder (3) – c'était le titre – en réponse à la question :

Comment faire pour bien regarder, sans vouloir trouver dans les choses ce qu'on nous dit qu'il doit y avoir, mais simplement ce qu'il y a ?

Pour conclure son appel à la libération du regard, il écrivait :

Je vous invite à jouer, à regarder attentivement... je vous invite à penser.

Antoni Tàpies, Pintura n° XXVIII, 1955.

Lors d'un court séjour à Barcelone, en 2007, je me suis – évidemment – rendu à la Fundació Antoni Tàpies. La Fundació est installée dans un bel immeuble de la Carrer d'Aragó, dans le quartier de l'Eixample. Ce bâtiment a été construit, entre 1881 et 1885, par l’architecte moderniste Lluís Domènech i Montaner, et a longtemps abrité la maison d'édition Montaner i Simon. J'ai pu y voir assez peu d’œuvres de Tàpies, mais entourées de beaucoup d'espace, de silence et d'intensité.

Le jour suivant, j'ai dû attendre un moment l'ouverture d'une librairie où je voulais me rendre, non loin du MACBA - Museu d'Art Contemporani de Barcelona -, dans un quartier plus ancien de la ville et, selon toute apparence, en cours de restructuration. Sur une petite table que l'on avait tirée au soleil sur un trottoir, j'ai dégusté le plus lentement possible un café.

Devant moi, il n'y avait qu'un mur.

Ce mur n'avait à vrai dire rien de particulièrement pittoresque. Il était recouvert d'un vieil enduit, assez fin, travaillé au plâtre ou à la chaux, qui par endroit s'était décollé de la pierre – il avait fait tambour, comme disent, je crois, les maçons. Là où il s'était trop effrité et détaché, on avait procédé à quelques rebouchages avec des mortiers plus grossiers et de différentes couleurs. La lumière qui éclairait obliquement ces réparations soulignait, en révélant le grain singulier de chacun, la diversité de textures des matériaux qui avaient été utilisés. Ça et là, à demi effacés, on pouvait distinguer d'anciens graffitis et, près de la porte d'entrée, des marques,
indications de mesure et bribes de calculs, faites au crayon à mine large, étaient encore lisibles. Je pouvais, en quelque manière, regarder ce petit pan de mur banal comme un alphabet de certaines œuvres de Tàpies. Mais je me suis demandé s'il ne serait pas plus juste, à propos de ces traces me faisant signe, de parler non pas d'abécédaire mais d'un recueil des étymologies de Tàpies (4) ...

Ce souvenir d'un début de méditation désœuvrée qui aurait pu se prendre au sérieux est lié à un autre, celui de la rencontre, dans cette librairie dont j'attendais l'ouverture, d'un très vieil homme qui, comprenant que j'étais français, avait tenu à me saluer. En me serrant la main de manière presque cérémonieuse, il m'expliqua qu'il avait quitté la Catalogne à la fin de la guerre civile et avait gagné la France. Il avait été enfermé dans plusieurs camps, mais il avait réussi à s'échapper... Et la France avait été pour lui la patrie de la liberté.

Dans son long manteau lourd et épais, ce vieux monsieur, qui manquait tellement d'ironie en saluant ainsi mon pays, me rappelait que Barcelone, la ville des merveilles, était une ville marquée par les blessures de grands combats...

Et de cela, Tàpies avait une conscience aigüe, ainsi que le suggère ici Jacques Dupin :

La peinture de Tàpies, c'est encore, tout crûment, la résistance du peuple catalan à l'oppression franquiste, et par cette incarnation, cette emblématique, l'insurrection de tous les opprimés, où qu'ils soient, contre les tyrannies brutales ou les modes perfectionnés de répression, indolores et masqués. Le peintre racle la surface et le fond du réel. Il dénonce à partir d'un matérialisme effectif qui est aussi, pour lui, reflet brisé de la connaissance traditionnelle, l'effroyable misère de notre civilisation et la monstrueuse exploitation sur laquelle elle se fonde. Qu'on se tourne vers le tableau intitulé L'esprit catalan : il nous concerne tous, même si nous pensons que le temps des drapeaux et des nationalismes est révolu. Il s'agit de l'oppression, c'est-à-dire d'un pays commun. L'exaltation des quatre barres rouges sur fond de soleil, les empreintes de main sanglantes, les mots de la révolte graffités sur les murs ou déracinés de son sol, nous parlent de prisons, des tortures et des exécutions, et appellent un plus vaste soulèvement que celui d'un peuple et d'un territoire. Cette conjonction ou ce précipité sur la surface signifiante nous concerne tous et nous oblige, par sa violence retenue et son intimation silencieuse.(5)

Antoni Tàpies, L'esprit catalan, 1971.


(1) Le motif cruciforme qui apparaît avec tant d'insistance dans les productions de Tàpies doit être vu comme la soudure de deux T initiaux, ceux de Tàpies et de Teresa, et non pas comme un signe religieux ostentatoire.

(2) Marcel Proust, Du côté de chez Swann, 1913.

(3) Le jeu de savoir regarder est repris dans Antoni Tàpies, La pratique de l'art, Gallimard folio essais - traduction d'Edmond Raillard et première parution en 1974.

(4) En catalan "tàpies" signifie "murs".

(5) Extrait de Jacques Dupin, Matière d'infini (Antoni Tàpies), Éditions Farrago, 2005.

samedi 11 février 2012

Sur un air de flûtiau sauvage

Les heureux lecteurs du Figaro ont pu se délecter récemment d'une tribune signée de monsieur Luc Ferry, ancien ministre et musicologue contemporain.

Il y déclarait, un peu hors sujet mais d'un ton convaincu :

"Au nom de quoi devrais-je m'abstenir de penser que les œuvres de Bach ou Mozart sont infiniment plus profondes, plus riches et plus précieuses à tous égards que le tambourin ou le flûtiau de ce que Lévi-Strauss appelle les "sociétés sauvages" ? Un tel jugement de valeur n'implique nulle xénophobie, pas davantage la moindre volonté colonisatrice ou impérialiste, simplement l'expression d'un choix dont on voit mal au nom de quelle morale débile il devrait être interdit."

Une telle cuistrerie d'enculturé occidental ne pouvait que me donner l'envie d'écouter un petit air de "flûtiau" sauvage...





Le "flûtiau" est ici tellement primitif qu'il n'a qu'une seule note. Dans nos sociétés hautement civilisées, où l'on apprécie Bach, Mozart et Luc Ferry, on appelle cela un sifflet. Inutile de préciser qu'aucun de nos profonds, riches et précieux compositeurs n'ont composé de pièces pour voix et sifflet...

Le contributeur Youtube qui a posté ce court morceau l'attribue aux pygmées BaMbuti de la forêt de l'Ituri, qui est située au nord-est de la République démocratique du Congo. Je ne suis pas certain que cela soit juste. Si l'on en croit ce cher Wiki, hindewhu est une technique musicale pratiquée par les BaBenzélé que l'on rencontre plus à l'ouest, et plutôt sur le territoire de la République centrafricaine.

Notre ami 8SacredRoot8 - c'est son pseudo - ne donnant aucune référence discographique, les possibilités de vérification sont bien limitées.

Il a mis en ligne d'autres exemples de ce style, en les attribuant aux Aka Peoples - ce qui semble plus juste puisque les BaBenzélé sont aussi appelés BaYaka...




Encore un peu de "flûtiau" solo.




Et un chant de retour de la chasse.


Cédant probablement à une compulsion multiculturaliste "débile", Herbie Hancock a introduit du hindewhu dans Watermelon Man, un morceau du disque Heads Hunter qu'il a enregistré en septembre 1973 avec Bennie Maupin, Paul Jackson, Bill Summers et Harvey Mason.




C'est Bill Summers qui joue le hindewhu.


PS : La première vidéo montre, au passage, la photo d'un homme portant un enfant. C'est une belle image, illustrant la conception très exotique de la paternité et du partage des tâches d'éducation chez les Aka. Cette "société sauvage" a été étudiée de ce point de vue par l'anthropologue Barry S. Hewlett - il n'y a pas de traduction en français, je le crains.

jeudi 9 février 2012

L'étudiant Guéant avait un maître

Une brève du Monde a hier confirmé que "le philosophe" Yves Roucaute était bien l'auteur du discours dans lequel monsieur Claude Guéant tenait "des propos de bon sens et d'évidence" sur la valeur des "civilisations". Révélation en avait été faite, en toute discrétion, par un billet de blogue consacré par monsieur Ivan Rioufol, du Figaro, à "l'utile critique de Claude Guéant contre le multiculturalisme", et par un semblant d'exclusivité sur Europe 1.

Vu le contexte, on ne dira pas que monsieur Guéant a utilisé les services d'un nègre mais d'une plume magistrale et doublement doctorale...

La notoriété assez confidentielle de monsieur Yves Roucaute ne saurait masquer l'éclat de son parcours. On peut relever, de sa notice ouiquipédia, qu'il est "agrégé de philosophie (1981) et de sciences politiques (1987), docteur d’État en science politique et docteur en philosophie" et qu'il "possède des diplômes de licence en histoire, lettres, et arts, logique mathématique". Ce n'est pas précisé, mais il a peut-être également réussi, avec les félicitations du jury, l'examen du permis de conduire...

Il se dit que les années de formation de ce brillant universitaire attrape-tout ont été marquées par un fort engagement aux côtés de l'Union des étudiants communistes. C'est, compte tenu de son âge - il est né en 1953 -, un indice très sûr d'un manque de discernement politique précoce. Au terme d'une "transition" qui, selon sa fiche ouiqui, "se situe entre 1979 et son dernier ouvrage de jeunesse", il est devenu un authentique néo-conservateur pour les uns, ou un vrai néo-con pour les autres.

Ouvrage marquant la triste fin d'une belle jeunesse...
(D. Jeanbar et Yves Roucaute, Éloge de la trahison, Seuil, 1986.)

Notre penseur est l'auteur de quelques livres fondamentaux, qui devraient marquer l'histoire des idées.

En 2005, les Presses universitaires de France ont accueilli dans leurs collections les 150 pages de Le néoconservatisme est un humanisme, où l'auteur "défend le néoconservatisme contre un certain nombre de reproches qui lui ont été adressés".

Ce livre est celui des valeurs retrouvées contre le relativisme de la gauche intellectuelle et de la droite archaïque. Le néo-conservatisme est né en proclamant «plus jamais Auschwitz» : il a détruit l'URSS du goulag et ne détermine pas sans raisons la politique des États-Unis face au nouveau défi barbare et aux tyrans. Contre le relativisme, donc, et au nom de l'humanité de l'homme, le néo-conservatisme exige le respect des droits naturels inaliénables. Contre le laxisme, il affirme une philosophie des devoirs: respecter les anciens, défendre la grande culture, obéir au droit, punir avec sévérité, instruire des mœurs policées.

Nous dit la quatrième de couverture, avant de conclure :

L'auteur place le néo-conservatisme sous le principe espérance : une philosophie de la recherche du bonheur, appelée «singularisme», qui exige la construction des «Cités de la compassion», pour répondre à la souffrance et vivre dans le respect du «Vieil Homme» ; qui exige aussi une nouvelle conception de la prudence et de la guerre juste, dont la finalité est la liberté et le traité de paix universelle.

Pour comprendre un peu ce qui inspire tout ce charabia conclusif, il faut peut-être s'intéresser - mais de loin ! - au dernier ouvrage de monsieur Yves Roucaute, paru chez l'éditeur François-Xavier de Guibert, titré La puissance d'humanité, et sous-titré Du néolithique aux temps contemporains : le génie du christianisme.

La présentation se veut éloquente et convaincante :

Yves Roucaute, qui n’est pas catholique, va à contre courant de l’opinion dominante. Oui le catholicisme est une chance pour l’humanité, il est la puissance qui nous travaille depuis deux milles ans. Car tel est son génie : susciter une humanité nouvelle aspirant à voir naître une civilisation du respect et de l’amour.

«… Qu’y puis-je si, à chaque découverte de l’intelligence, cette Église apparaît plus admirable encore ? Faudrait-il avoir honte d’une spiritualité qui célèbre sans laxisme depuis des siècles la puissance d’Aimer, au nom de la puissance d’humanité ? La mode n’est pas de mon côté, le politiquement correct moins encore, seulement la recherche de la vérité. »

Ce livre raconte cette recherche. Du néolithique à nos jours, l’auteur zoome sur des épisodes noirs de l’Église (Inquisition, Galilée, la connaissance scientifique…), et s’efforce de rétablir des vérités mises à mal par nos mentalités modernes, jusqu’à s’interroger sur cette modernité même… Un ouvrage qui vient déranger un bon nombre de préjugés, et nous invite à réfléchir sur notre destin individuel et collectif.

D'ailleurs, je suis convaincu : ne serait-ce que pour découvrir le "zoom" sur les "épisodes noirs de l’Église" au néolithique, j'ai bien envie de lire ce livre...

En attendant de pouvoir lire la note critique que je ne manquerai pas de consacrer à cette intéressante étude, vous pourrez vous reporter à l’enthousiaste recension qui en a été faite sur le blog de La Droite Libre - où vous pourrez aussi vous inscrire à un "grand dîner-débat avec Claude Guéant", programmé le 5 mars.

Monsieur Roucaute sera peut-être présent, avec sa plume.

Et sa célèbre cravate photoshopée.
(A gauche sur Liberpédia, à droite sur Wikipedia.)

Quand il ne crayonne pas des discours pour monsieur Claude Guéant, notre philosophe est professeur de science politique à l'Université de Nanterre.

Un articulet de Joseph Confavreux, dans Mediapart, nous apprend qu'il est aussi "membre nommé (du collège A) au CNU-04, la section de science politique".

C'est un peu technique, mais le journaliste, très pédagogue, rappelle que :

Le Conseil national des universités (CNU) est l'instance nationale qui se prononce sur les mesures relatives à la qualification, au recrutement et à la carrière des enseignants-chercheurs (professeurs et maîtres de conférences) de l'Université française. Il est composé de groupes, eux-mêmes divisés en sections ; chaque section correspond à une discipline.

Il signale surtout que monsieur Roucaute vient tout juste de poser sa démission du CNU-04, "quelques jours avant la remise des 28 dossiers qu'il devait étudier, et qui sont donc revenus à ses collègues".

La raison de cette démission est sans doute que notre philosophe à tout faire "est pressenti pour siéger à la future section de “criminologie” du CNU, qui n'existe pas actuellement". L'auteur de l'article ajoute que "le principe et les conditions de mise en place" de cette section "sont très fortement contestés au sein de l'Université française, comme l'atteste la déclaration émise par la CPCNU, la commission permanente du CNU", et il indique un lien vers un pdf où tout cela est davantage détaillé..

Car le maître à penser les civilisations de notre ministre de l'Intérieur est aussi criminologue, voyez-vous.

mercredi 8 février 2012

Soif de justice à Cherbourg, suite

Malgré le bruit ambiant, on peut trouver dans la presse quelques informations sur les suites de des procès intentés à la demi-douzaine de militant(e)s que le parquet de la Manche avait décidé de faire passer en justice, sous divers motifs plus ou moins fondés, à la suite de leur interpellation dans les environs de Valognes.

Tout en promettant "plus d'informations dans la prochaine édition de La Manche Libre", B.M. donne quelques éléments sur le site dudit journal :

Le premier prévenu âgé de 23 ans devait répondre des chefs d'accusations suivants: pénétration, circulation ou stationnement dans une partie de la voie ferré interdite au public, détention de substances incendiaires et refus de se soumettre au prélèvement biologique.

Le tribunal l'a condamné à un mois de prison avec sursis.

Une militante de 65 ans qui devait également répondre d'un vol de boissons dans un fourgon de CRS a été condamné à un mois de prison avec sursis et à 300 euros d'amendes.

Pour les deux militants, les peines de prison ont été prononcées par le tribunal pour sanctionner leur refus de prélèvement ADN.

Le lecteur manchot doit comprendre tout seul qu'en réalité "le premier prévenu âgé de 23 ans" a été relaxé des délits de "pénétration, circulation ou stationnement dans une partie de la voie ferré interdite au public, détention de substances incendiaires"...

Ce n'est pas pour faire de la peine au rédacteur en chef de La Manche libre, "premier hebdomadaire régional de France", mais l'articulet de Ouest-France, "premier quotidien français en termes de diffusion", est moins ambigu :

Un Belge âgé de 23 ans a été relaxé de l'accusation de s'être trouvé sur les voies avec un fumigène. Le tribunal a estimé que la preuve ne lui avait pas été apportée.

Une Parisienne âgée de 64 ans a été condamnée à 300€ d'amende pour le vol de neuf canettes de soda, qu'elle avait ramassées à proximité du fourgon de ravitaillement des CRS qui avait été incendié.

Tous deux avaient refusé de se soumettre à un prélèvement ADN destiné à les ficher sur le fichier national des délinquants. Ils ont été condamnés à un mois de prison avec sursis.

Voilà qui est clair, et cela ne laisse plus supposer que notre amie assoiffée a cambriolé un fourgon de ravitaillement de la police.

Exemple de ce qu'elle aurait pu bricoler en garde à vue,
si on ne lui avait pas repris les canettes.
(Il y a bien d'autres modèles possibles.)

Quatre autres personnes devaient comparaître ce mardi au tribunal correctionnel de Cherbourg, et Ouest-France a consacré deux brèves aux résultats de cette audience.

Dans la première, on peut lire :

Un photographe professionnel âgé de 19 ans vient d'être condamné à un mois de prison avec sursis. Les CRS avaient trouvé dans sa voiture deux bombes lacrymogène, un couteau de poche, un casque et un masque à gaz.

Un SDF âgé de 33 ans et un militant antinucléaire âgé de 31 ans avaient également été interceptés par les CRS. Dans leur fourgon, les CRS avaient trouvé deux haches au milieu de tout un matériel de camping. Les deux hommes ont assuré qu'ils n'avaient pas l'intention d'utiliser ce matériel pour autre chose que casser du bois dans le campement antinucléaire. Tous deux ont été condamnés à un mois de prison avec sursis. Les deux haches ont été confisquées.

Et la seconde annonce une nouvelle relaxe :

Cette mère de famille de Lorient avait été interpellée sur la voie ferrée. Elle a assuré ne pas s'y être installée volontairement, mais s'y être arrêtée pour reprendre son souffle après avoir inhalé des gaz lacrymogènes lancés par les forces de l'ordre. Le tribunal a considéré qu'il existait un doute sérieux sur sa volonté d'empêcher le passage du train. Il l'a relaxée.

Le dernier paragraphe doit sans doute être une note d'humour :

La SNCF s'était portée partie civile, en évaluant son préjudice à plus de 160 000€. Sa demande n'a pas été reçue.

(On ne se refuse rien, à la SNCF...)

mardi 7 février 2012

Toujours au nom de la civilisation

Monsieur Claude Guéant peut bien au plus finaud en affirmant, dans l'entretien accordé hier au Figaro, que "la civilisation a une définition dans la langue française", que "c'est un ensemble de caractéristiques qui forment un groupe humain : l'histoire, la culture, un héritage intellectuel et moral" et que "et c'est bien cela dont [il] veu[t] parler", les mots de notre dictionnaire ne sont pas à sa botte.

Il y a donc une certaine pertinence à faire circuler sur la toile cette vidéo que les youtubistes ont souvent intitulée Au nom de la civilisation. Il s'agit d'un extrait de sept-huit minutes d'un documentaire de René Vautier, Déjà le sang de mai ensemençait novembre, datant de 1982, où l'on peut voir le cinéaste évoquer l'un de ses films refusé par la Ligue de l'enseignement...

Ce film refusé, dont existaient deux copies - l'une a été détruite, l'autre a disparu -, a été réalisé par René Vautier et Jean Lodz dans les années 1953-1954. Il retraçait, à partir de textes et d'images conservés à la Bibliothèque nationale, l'histoire de la conquête de l'Algérie. Son titre, Une nation l'Algérie, pouvait, à l'époque, déplaire et René Vautier fut poursuivi pour atteinte à la sûreté intérieure de l’Etat au prétexte qu'un commentaire disait : "L’Algérie sera de toute façon indépendante"....

René Vautier présente ici quelques documents utilisés dans ce film, et aborde ainsi "l'histoire, la culture, [l]' héritage intellectuel et moral" de cette conquête...






PS : Sale caractère et fidèle en amitié, René Vautier a accepté de soutenir Roger Garaudy, dont il était bien loin de partager les thèses, lors du procès de 1998 où celui-ci a été condamné pour contestation de crimes contre l’humanité et diffamation raciale... A vous de juger si ses propos s'en trouvent relativisés.

lundi 6 février 2012

Les tristes tropismes de l'étudiant Guéant

Il n'est pas rare que les étudiants se réunissent pour émettre des idées oiseuses sans que cela porte à conséquence. Parfois, imaginant de se prendre au sérieux, ils invitent quelques grands ainés et se réjouissent de partager avec eux une certaine conception avancée du monde à refaire.

Samedi, l'Union Nationale Inter-universitaire - UNI, "association indépendante" qui entend œuvrer "par l'éducation, pour la Nation" - , avait invité, à l'occasion de sa "convergence annuelle", monsieur Claude Guéant qui a pris la parole, pendant une trentaine de minutes. Il a prononcé, selon Olivier Vial, président de l'UNI, un "discours très général, très serein, posé et républicain", "dans une configuration de colloque, pas de meeting", qui "n'avait aucune vocation à être polémique", puisque "ce n'était pas une harangue". D'ailleurs, la presse n'était pas conviée, et l'on pouvait donc, a priori, proférer toutes les âneries générales, sereines, posées et républicaines que l'on voulait...

Ce qui fut fait :

"Or, il y a des comportements , qui n’ont pas leur place dans notre pays, non pas parce qu’ils sont étrangers, mais parce que nous ne les jugeons pas conformes à notre vision du monde, à celle, en particulier de la dignité de la femme et de l’homme. Contrairement à ce que dit l’idéologie relativiste de gauche, pour nous, toutes les civilisations ne se valent pas. Celles qui défendent l’humanité nous paraissent plus avancées que celles qui la nient. Celles qui défendent la liberté, l’égalité et la fraternité nous paraissent supérieures à celles qui acceptent la tyrannie, la minorité des femmes, la haine sociale ou ethnique.

En tout état de cause, nous devons protéger notre civilisation."

Quant aux moyens à employer, monsieur Éric Raoult y faisait peut-être finement allusion en déclarant, "sous les acclamations" :

"Ce que j'ai appris à l'UNI, c'est quand on se fait casser une dent, on répond en cassant la gueule."


Siège de Jérusalem par les croisés en 1099.
(Miniature du XIIIe siècle, Bibliothèque Nationale, Paris.)

Quoi qu'en aient dit l'orateur et ses amis, il faut reconnaître que cela n'arrange pas grand chose de replacer dans son contexte embrouillamineux cette phrase qui ferait sursauter n'importe quel correcteur du baccalauréat :

"Contrairement à ce que dit l’idéologie relativiste de gauche, pour nous, toutes les civilisations ne se valent pas."

Peut-être abusés par la substitution de "les socialistes" en lieu et place de "l’idéologie relativiste de gauche" dans la première restitution de la sentence, divers commentateurs, du parti socialiste et d'ailleurs, se sont contentés d'y voir "la provocation pitoyable d'un ministre réduit à rabatteur de voix #FN" - ainsi que l'a touitté monsieur Harlem Désir. Monsieur Guéant a ainsi reçu toute facilité pour répliquer qu'on lui faisait - encore - un procès d'intention électoraliste, à lui qui ne s’intéresse pas du tout - mais alors pas du tout - aux idées du Front.

Ce n'est pas très malin...

Car, avec toutes les intentions que l'on voudra déceler, monsieur Guéant a abordé les rivages du débat d'idées autour de ce délicat concept de "civilisation", et il l'a fait avec les pauvres outils qui sont les siens, ceux de la "culture générale" d'un étudiant de SciencePo qui a fait l'impasse sur les questions d'anthropologie et qui tente sa chance avec "des propos de bon sens, des propos d'évidence"...

Irréfutabilité du bon sens et de l'évidence :
Le système géocentrique de Ptolémée.

A lire certaines réactions, venant notamment de personnalités politiques qui ne sont pas trop à gauche, il semble que la tentation de jouer à l'examinateur ait été à peine évitée. Si le professeur Juppé n'émet qu'une critique assez "sympa" sur l'emploi du terme "inadéquat" de "civilisation" qui "peut prêter à confusion", le professeur Bayrou offre aux lecteurs de La Dépêche du Midi un joli "à la manière de" parodiant une correction de dissertation - "Ces propos sont un dangereux détournement de pensée. Au premier abord, la réflexion paraît fondée."...etc. - avant de replacer son discours politicard humano-centriste.

Cependant, il faudrait peut-être prendre l'étudiant Guéant à ses mots et le renvoyer à sa médiocrité. Car il est grand temps qu'il découvre quelle est sa "valeur" intellectuelle. Lui communiquer l'appréciation que mérite sa copie - dans genre bien vachard cultivé par les membres d'un jury d'agrègue, par exemple -, pourrait faire le plus grand bien à son œdème des chevilles.

Lequel œdème pourrait être aggravé par la remarque faite, à l'occasion de cette "polémique", par monsieur Henri Guaino, par ailleurs grand spécialiste de l'entrée dans l'Histoire de "l’Homme africain".

Selon Sophie Louet, pour Reuters :

Henri Guaino a comparé l'incident au procès fait en 1971 à Claude Levi-Strauss pour sa conférence sur "Race et Culture". L'ethnologue soulignait alors le danger pour les cultures de renoncer à faire valoir leurs différences au nom de l'égalité des hommes.

Cette tentative magistrale de recouvrir les tristes tropismes de monsieur Claude Guéant du voile d'une prestigieuse référence a été peu reprise.

Et c'est dommage, car c'est amusant.

Cela aurait pu être l'occasion de conseiller à notre piètre anthropologue gouvernemental la lecture indispensable non de Race et culture (1971), qu'il pourra aborder plus tard, mais de Race et histoire (1952), où Claude Lévi-Strauss, après avoir réfuté les théories racialistes de Gobineau, posait avec une grande clarté la question du jugement de la valeur d'une culture.

Cela devrait également l'éclairer quelque peu sur la difficulté qu'il y a à parler, en toute honnêteté intellectuelle d'une "idéologie relativiste de gauche" - pauvre fantasme d'un qui respire mal quand il ne se sent pas adossé à une échelle de valeur qu'il croit solide.

Mon exemplaire ressemblait à cela.
(Si quelqu'un le trouve...)

dimanche 5 février 2012

Notre ci devant État de droit

Avant que l'on ne prête si grande attention aux "éléments de langage", ce qui les dégonfle très vite, certaines expressions s'installaient assez durablement au comptoir du café du Commerce. Le niveau des débats participatifs plus ou moins anisés s'en trouvait relevé d'un poil, et les glaçons tintaient en fondant dans la lumière de la modernité heureuse.

"N'oubliez pas, môssieu, que la France est un État de droit."

Disait-on, par exemple, en ne laissant aucune chance à la cacahouète qui traînait par là.

Et il me semble qu'on le dit beaucoup moins.

Mais les glaçons continuent de fondre.

La formule magique était souvent utilisée à contre-emploi, pour clouer le bec du vis-à-vis ergoteur par une manière de dire équivalente à la maxime butoir : la-loi-c'est-la-loi-point-barre. Cette tautologie de fort belle facture n'est évidemment pas fausse, mais elle peut, si on ne la précise pas davantage, être appliquée à toute forme d’État, et particulièrement à ceux qui, bien loin d'être "de droit", montrent un penchant affirmé vers la dictature ou le totalitarisme.

Ce qui particularise le rapport à la loi dans un État dit "de droit", on peut le trouver clairement exprimé dans la page Qu’est-ce-que l’Etat de droit ? du très sérieux et très officiel site "Vie publique", tenu par la Dila - Direction de l'information légale et administrative.

L’État de droit peut se définir comme un système institutionnel dans lequel la puissance publique est soumise au droit. Cette notion, d’origine allemande (Rechtsstaat), a été redéfinie au début du vingtième siècle par le juriste autrichien Hans Kelsen, comme un État dans lequel les normes juridiques sont hiérarchisées de telle sorte que sa puissance s’en trouve limitée. Dans ce modèle, chaque règle tire sa validité de sa conformité aux règles supérieures. Un tel système suppose, par ailleurs, l’égalité des sujets de droit devant les normes juridiques et l’existence de juridictions indépendantes.

Le grasseyement, d'origine, indique assez que cette conception de l’État impose à l’État lui-même une stricte observance des règles du droit, avant de l'imposer aux citoyens - ce qui est, autant le répéter, le cas dans n'importe quel État, qu'il se pique ou non de démocratie.

Les très colorées "structures de l’État français",
selon le Dr. Guy Spielmann, Georgetown University (USA).


Les entorses à ces beaux principes ne sont pas si rares que cela dans notre beau pays, notamment dans le traitement des sans-papiers.

Communiqué de la Cimade, en date du 3 février :

Expulsé alors qu'une décision de justice ordonne sa libération !

Un jeune sénégalais a été expulsé par la préfecture du Morbihan alors même qu’une décision de justice avait ordonné sa remise en liberté !

Interpellé à Vannes le 26 janvier, ce jeune homme en situation irrégulière est placé en garde à vue au commissariat de Vannes puis transféré au centre de rétention de Rennes.

Au cinquième jour de sa rétention, comme le prévoit la loi, il est présenté devant le juge des libertés et de la détention qui le libère car son placement en garde à vue avait été illégal.

Le procureur de la République fait appel de sa décision avec effet suspensif de la décision du juge. Le jeune Sénégalais est donc reconduit au centre de rétention où il doit rester à disposition de la justice jusqu’à la décision de la Cour d’appel.

Cependant, malgré l’audience prévue à la Cour d’appel, la préfecture du Morbihan décide de l’expulser et réserve un vol le 1er février à 16h25. La Cour d’appel tient audience le même jour et rejette l’appel du Parquet. Le jeune sénégalais doit donc être libéré. Or indifférente à cette décision, la préfecture du Morbihan l’expulse comme prévu.

Une fois encore, l’administration s’assoit sur une décision de justice. Ce mépris d'une préfecture vis à vis de la justice n'est ni anecdotique, ni exceptionnel. C'est régulièrement désormais que les militants de La Cimade en témoignent, notamment depuis l'entrée en vigueur de la loi sur l’immigration du 16 juin 2011. Ce nouveau texte en effet donne un pouvoir démesuré à l’administration pour qu'elle puisse poursuivre son obsession statistique au mépris des droits et des principes les plus fondamentaux.

On comprend qu'il soit devenu difficile de dire

"N'oubliez pas, môssieu, que la France est un État de droit."

sans avaler sa cacahouète de travers.

samedi 4 février 2012

Souvenirs de Simone

Elle avait la beauté d'une reine, et une voix qui pouvait accueillir toutes les joies et toutes les misères du monde, ainsi que les colères et les révoltes qui de loin les accompagnent.

Petite fille, Eunice Kathleen Waymon rêvait de devenir une grande pianiste et avait abordé le clavier à l'âge de trois ans. Elle a donné son premier récital classique à douze ans. Elle a plus tard raconté qu'avant le concert, ses parents ont dû céder leurs places du premier rang à des blancs. Elle avait, disait-elle, refusé de commencer à jouer avant que l'on ne replace ses parents.

C'est peut-être une légende, mais cela importe peu. Faute de pouvoir devenir ce qu'elle avait rêvé d'être, Eunice Kathleen Waymon allait devenir une véritable légende, sous le nom de Nina Simone.

Je ne regrette pas de n'avoir pas assisté, en 2000, à son dernier concert, pathétique, à Marciac : des grands artistes il ne faut garder que de bons souvenirs.

Et Nina Simone en a laissé beaucoup.

Cette interprétation de Suzanne de Leonard Cohen, avec ces images de vieille télé en noir et blanc :





Ou ces vidéos de la même année, tournées en belle lumière au cours du Harlem Cultural Festival :



Four women.




Revolution.




Ain't Got No/ I Got Life .

jeudi 2 février 2012

Le ventre mou de la démocratie

Vous, apprenez à voir, plutôt que de rester les yeux ronds...
Le ventre est encore fécond, d'où a surgi la bête immonde

Bertold Brecht,
La Résistible Ascension d'Arturo Ui, 1941.

Un peu tranchant, mais plutôt rassurant, monsieur Paul Gradvohl, que Le Monde présente comme spécialiste des civilisations d'Europe centrale et maître de conférences à l'université Nancy-II :

Il est important de préciser que le premier ministre, Viktor Orbán, n'est pas un fasciste. Sur le plan économique, par exemple, il suit une ligne qualifiée de "non orthodoxe" et qui se situerait entre Chevènement et de Villiers, si on la comparait à ce qui peut être proposé en France.

Dit-il, vers la fin de l'entretien publié le 3 janvier.

Il est possible que Paul Gradvohl ait raison et que Viktor Orbán ne soit pas un fasciste. Mais on peut regretter que notre spécialiste n'étaye sa précision que d'une référence à la doctrine économique hétérodoxe - "entre Chevènement et de Villiers" - qui serait celle du premier ministre hongrois. Car ce n'est peut-être pas d'abord dans ce domaine que le fascisme se caractérise de manière décisive.

Au tout début du même entretien, interrogé sur la signification qu'il fallait accorder au changement de nom - la "République de Hongrie" devenue la "Hongrie", tout court - imposé par la nouvelle constitution hongroise, il expliquait :

Désormais, le pays ne se définit plus comme un régime politique. C'est le peuple hongrois, par-delà les frontières, qui fait son essence. La "nation hongroise", évoquée dans la nouvelle Constitution, réunit à la fois les citoyens de Hongrie et les membres des minorités hongroises de Roumanie, Slovaquie, Voïvodine (Serbie), d'Ukraine et d'ailleurs, qui n'ont pas nécessairement la double nationalité.

Ce nationalisme étendu peut rappeler vaguement quelque chose d'historiquement bien attesté, qui déborde assez largement la simple notion de "fascisme", mais sachez que ce n'est qu'une impression.

Car même s'il est en train d'étouffer en Hongrie toute velléité de liberté, monsieur Viktor Orbán peut se targuer de n'avoir emprunté pour le faire que les voies de la démocratie la plus respectueuse de la légalité.

Zsófia Mihancsik, rédactrice en chef de Galamus-csoport, donne, dans une tribune traduite par Miklós Konrád et hébergée par le quotidien Le Monde, trois exemples de ces procédés de liquidation démocratique de la démocratie. On constatera que ces manipulations sont facilement transposables dans nos démocraties irréprochables à nous, européens de l'ouest - on y trouvera aussi quelques points de rencontre et/ou de convergence.

De quoi, en somme, se demander si "le ventre encore fécond" n'est pas tout simplement le ventre mou de la démocratie sacralisée.



Ultranationaliste à propulsion christiano-réactionnaire.
(Illustration* empruntée à ventscontraire.net,
revue collaborative de Théâtre du Rond-Point.)



* Cette illustration accompagne l'appel lancé de Vienne par l'auteur, comédien et clown Markus Kupferblum, directeur de la compagnie Totales Theater, à l'occasion de l'entrée en fonction, le 1er février, de György Dörner - artiste aux sympathies notoires avec le parti d'extrême droite MIEP - et de István Csurka -le président du MIEP en personne, aujourd'hui retiré de la politique -, respectivement comme directeur et administrateur du Nouveau Théâtre de Budapest.

Voici l'appel de Markus Kupferblum :

Memorandum

Mesdames, Mesdemoiselles, Messieurs, cher public, voici un memorandum qui sera lu aujourd'hui dans la plupart des théâtres européens, dans la langue du pays, avant chaque spectacle.

Nous sommes aujourd’hui le 1er février 2012. Aujourd’hui-même, à Budapest, un des plus importants théâtres de la ville passe sous la direction de deux personnes qui ont depuis plusieurs années publiquement fait leurs des vues d’extrême-droite. Ils ont personnellement publié des pamphlets anti-sémites, anti-tziganes, des écrits racistes. A partir d’aujourd’hui, ils seront directeurs d’un théâtre subventionné par les fonds publics dans une capitale européenne. Ceci brise un tabou. Mais plutôt que d’utiliser cette rupture comme une nouvelle occasion de condamner Budapest, pourquoi ne pas nous engager, dans nos pays respectifs, dans nos vies, pour la tolérance, pour la diversité et pour la solidarité avec les membres les plus faibles de notre société ? Nous sommes atterrés par le fait que des forces politiques, dans beaucoup de pays européens, promeuvent la haine, le mépris et la jalousie entre les peuples. Notre intention, dans notre travail théâtral, est de dépasser les facteurs de division dans nos sociétés, pour éveiller la curiosité et aiguiser les sens du public vers les évidences sociétales – au nom du bien commun de toutes les personnes, au nom de la paix et de la liberté en Europe. Après tout, nous autres humains sommes tous libres et égaux en dignité et en droits, nous sommes tous citoyens d’un seul et même monde. Nous sommes aujourd’hui le 1er février 2012. Rassemblons-nous pour célébrer aujourd’hui la première journée du Théâtre Européen pour la Tolérance.

Markus Kupferblum