Pour appréhender l'espace qu'il habite plus ou moins poétiquement, l'être humain use couramment de six directions privilégiées que le savant géomètre a regroupées deux par deux pour concevoir son espace à trois dimensions : par devant/par derrière, à gauche/à droite, au dessus/en dessous...
Mais, alors que les deux premiers axes révèlent immédiatement un caractère subjectif et arbitraire dont il sera possible de jouer indéfiniment, il est plus difficile de se débarrasser, même au prix d'acrobaties vous mettant cul par dessus tête, de l'objectivité du troisième, celui de la verticalité.
C'est que la "ligne verticale", comme on dit dans les dictionnaires, admet aussi, en un lieu donné, une définition extrinsèque, indépendante de la subjectivité de l'observateur :
Ligne verticale, celle que suivent les corps qui tombent et qui est indiquée par le fil à plomb ; ligne rationnelle que suit la résultante des forces de pesanteur d'un corps, et partant du centre de gravité.
Dit le Littré.
Cette définition sert de point de départ, et de guide, à Roger Munier* dans la préface de l'anthologie de l’œuvre de Roberto Juarroz qu'il a donnée aux éditions Fayard en 1980, complétée en 1989, et que l'on trouve désormais dans la collection Points-Seuil.
Cet avant-propos est un éclairant commentaire de l'unique titre, énigmatique et superbe, adopté par le poète argentin Roberto Juarroz pour regrouper ses poèmes :
Les remarques de Roger Munier dans cette préface sont en grande partie confirmées par ce que dira lui-même Juarroz, plus tard, dans un entretien avec Jacques Munier publié dans Les Lettres Françaises en avril 1993 :
Très tôt dans ma vie, j’ai eu le sentiment qu’il y avait en l’homme une tendance inévitable vers la chute. L’homme doit tomber. Et l’on doit accepter cette idée presque insupportable, l’idée de l’échec, dans un monde voué au culte du succès. Mais, symétriquement de la chute, il y a dans l’homme un élan vers le haut. La pensée, le langage, l’amour, toute création participent de cet élan. Il y a donc un double mouvement de chute et d’élévation dans l’homme, une sorte de loi de la gravité paradoxale. Entre (les) deux mouvements, il y a une dimension verticale.
La poésie qui m’intéresse possède l’audace et nudité suffisante pour atteindre ce lieu où se produit le double mouvement vertical de chute et d’élévation. Parfois on oublie l’une des deux dimensions. Mes poèmes tendent de rendre compte de cette contradiction vitale. Et puis, il y a des moments privilégiés, exceptionnels, où l’on éprouve une variation du rythme du temps, un peu comme si le temps était, à un moment donné, coupé. Il y a là aussi un aspect de verticalité.
C’est pourquoi Gaston Bachelard a écrit que le temps de la poésie est un temps vertical. Il faisait allusion à ces moments où le temps s’attarde ou prend un autre rythme, et perd l’aspect linéaire de la durée, pour " retrouver l’éternité ", comme disait Rimbaud, dans un instant vertical. Pour dire ou montrer quelque chose de tout ça, il faut un langage dépouillé, un peu ascétique. Et c’est un travail interminable. La poésie verticale est un travail interminable.
On entend bien que, pour Roberto Juarroz, la verticalité est une notion poétique riche et subtile qui n'a pas grand chose à voir avec cette "verticalité ascendante", par laquelle le simpliste Salvador Dali définissait "l’âme espagnole", confondant probablement la verticalité avec cet "état d'érection intellectuelle permanente" dont il prétendait jouir (ou souffrir ?)...
Commenter la poésie verticale de Juarroz serait également un travail interminable, mais un travail qui oublierait qu'il s'agit avant tout de poésie, et d'une poésie très limpide qui, comme toute poésie, "dit ce qu'elle dit en le disant".
Alors, quelques traces d'une lecture jamais terminée...
I, 12 :
Entre ton nom et le mien
il est une lèvre qui a perdu l'habitude de nommer.
Entre la solitude et la compagnie
il est un geste qui ne commence en personne et se termine en tous.
Entre la vie et la mort
il est des plantes piétinés
là où jamais nul n'a marché.
Entre la voix qui fut et celle qui viendra
il est une forme tue de la voix
où tout se tient debout.
Entre la table et le vide
il est une ligne qui est la table et le vide
où peut à peine cheminer le poème.
Entre la pensée et le sang
il est un bref éclair
où sur un point se soutient l'amour.
Sur ces bords
nul ne peut être longtemps,
mais dieu non plus, qui est un autre bord,
ne peut être dieu longtemps.
VI, 7 :
Comment aimer l'imparfait
si l'on écoute au travers des choses
comme le parfait nous appelle ?
Comment parvenir à suivre
dans la chute ou l'échec des choses
la trace de ce qui ne tombe ni n'échoue ?
Peut-être nous faudrait-il apprendre que l'imparfait
est une autre forme de la perfection :
la forme que la perfection assume
pour pouvoir être aimée.
VI, 72 :
Jusqu'où pourra monter
le liseron qui prend appui sur l'air ?
Il est aussi des limites en haut.
Et l'air aussi
prend appui sur le liseron.
XIII, 5 :
Si nous pouvions dessiner les pensées
comme une branche se dessine sur le ciel,
peut-être que quelque chose viendrait se poser sur elles
comme un oiseau sur la branche.
Nous traînons une erreur de substance :
il nous faut une matière plus concrète
dans le réseau palpable qui nous enveloppe.
Et pour supporter notre carence
nous dessinons ces images errantes
comme des branches sur fond de ciel.
XIII, 73 :
Nous disons ce que nous disons
pour que la mort n'ait pas
le dernier mot.
Mais la mort aura-t-elle
le dernier silence ?
Il faut dire aussi le silence.
* Roger Munier (1923-2010) est surtout connu comme l'un des premiers traducteurs français de l’œuvre de Martin Heidegger qu'il avait rencontré en août 1949 à la Hütte de Todtnauberg. La traduction de la Lettre sur l'humanisme, commencée l'année suivante, devait paraître en 1953 dans les Cahiers du Sud. En 1955, il a été le principal artisan de cette étonnante rencontre entre Martin Heidegger et René Char que Jean Beaufret, autre heideggerien fervent, nommera "l’entretien sous le marronnier".
Et, bien sûr, il a été, après le poète belge Fernand Verhesen (1913-2009), un des grands passeurs de la poésie de Roberto Juarroz.
* *
PS : Comme toutes les autres, l'année qui vient ira de droite et de gauche, nous irons de l'avant, ferons marche arrière, et surtout connaîtrons des hauts et des bas. Je nous souhaite simplement de garder la conscience de notre verticalité...