mardi 13 décembre 2011

Hexagone à percussion

Écouter la musique de Iannis Xenakis est un acte qui, comme "l'acte d'amour et l'acte de poésie" selon André Breton, est "incompatible avec la lecture du journal à voix haute".

Ou même à voix basse.

Pour résister à l'emprise exercée par une telle musique, il faut avoir de sérieuses excuses, mais cela se rencontre. Je me souviens avoir été fort perturbé, lors d'un concert d'hommage donné en présence du compositeur, par les bavardages, qui m'ont semblé incessants, d'une auditrice assise quelques rangées de sièges plus bas. Jusqu'à l'ovation finale, je ne pus quitter des yeux cette dame volubile que je ne voyais que de dos. Ce qui affecta profondément mon attention, cela va sans dire. Quand elle se leva et se retourna, je pus reconnaître, et d'abord à ses flamboyantes lunettes, madame Françoise Xenakis elle-même...

(Que madame Xenakis, auteure en 1984 d'un plaisant livre sur le triste sort des épouses et néanmoins compagnes des grands hommes - Zut ! on a encore oublié Madame Freud, chez Jean-Claude Lattès -, sache donc que moi, au moins, je ne l'ai pas oubliée.)

Mais revenons à notre partition...

Inutile de préciser que, jeudi dernier, je n'ai pas pris de journal pour aller à l’École nationale supérieure d'architecture de Normandie, où l'on devait donner Persephassa de Iannis Xenakis à l'occasion des journées d'étude internationales organisées par le Centre Iannis Xenakis - en résidence à l'Université de Rouen depuis la rentrée 2010.

Cette œuvre, de 1969, est la première pièce de Xenakis dédiée aux seules percussions. Le compositeur a prévu de répartir les divers instruments en six groupes quasiment identiques, placés aux sommets d'un hexagone régulier circonscrivant largement le cercle à l'intérieur duquel se tiennent les auditeurs. S'établit ainsi une circulation spatiale très singulière du son, dont aucun enregistrement ne saurait rendre vraiment compte (1).

Existe en plus grand, mais il faut cliquer.

Parlant de la musique de Xenakis, les gens qui lisent des magazines intelligents vous diront qu'elle est d'une puissance admirable et, si vous les poussez un peu, que cette puissance est primitive, tellurique, ou même chthonienne. Ce qui est un bien beau qualificatif. Et comme on ne peut pas toujours être contrariant, on peut dire qu'il n'est peut-être pas si mal choisi pour parler de Persephassa.

Persephassa est, en effet, si j'en crois ce que l'on en dit, un nom archaïque de Perséphone, déesse des Enfers en alternance. Le mythe de la "jeune fille" enlevée par Hadès a un fond suffisamment agricole pour qu'on lui attribue une antiquité d'avant l'antiquité. Sans le simplifier exagérément, on peut dire qu'il enseigne le "dur trajet des graines" dans la circularité des saisons. Il parle de vie et de mort, mais aussi de naissance et/ou de renaissance. Si l'on se laissait aller, on pourrait sans doute y trouver le germe – si j'ose dire – du grand mythe chrétien de la résurrection printanière (2).

On peut penser à tout cela, qui est assez éloigné de "la lecture du journal à voix haute", en écoutant Persephassa...

Ou pas.

On peut aussi laisser émerger la "beauté circulaire" de l’œuvre et la laisser venir à soi.

Au fond, un jeune interprète chauffe ses peaux, et soigne son trac.

Persephassa, partition exigeante, a été interprétée, jeudi dernier, par six élèves de la classe de percussions du Conservatoire de Rouen. Ils en avaient mené l'étude sous la direction de Catherine Favre, leur professeure.

Il faut dire qu'ils ont su faire si superbement résonner et chanter la peau, le métal, le bois et même la pierre qu'on aimerait les réentendre...


(1) Pour se faire une idée, cependant, on peut aller voir, sur Youtube, ces trois vidéos - 1/3, 2/3 et 3/3 - de l'interprétation de l'Ensemble 64.8...

(2) Mais je ne m’attarderai pas là-dessus; je n'ai pas envie de voir les fidèles de Civitas et leurs affidés débarquer à Trifouillis pour me réclamer de ne pas toucher à "leur" ressuscité...

2 commentaires:

babelouest a dit…

Bonjour !

Au début des années 70, il existait un type d'enregistrement qui aurait peut-être pu convenir à la reproduction à peu près fidèle de telles œuvres. C'était un système à quatre haut-parleurs identiques, en carré (pas comme les systèmes 5.1 d'aujourd'hui pour les films). Des disques vinyles avaient été pressés sur ce principe-là, la seconde paire de HP étant attaquée par des sons enregistrés à partir de 22 KHz, et rematricés dans la tessiture normale par l'amplificateur tétraphonique. Une prouesse ! Mais difficile à mettre en œuvre pratiquement (phases de HP cruciales).

Guy M. a dit…

Cette époque a été très inventive, et la musique électro-acoustique en a profité.

Mais on dirait que les marchés ont su maintenant nous convaincre qu'après tout, deux machins dans les zoreilles, ça faisait très bien leurs affaires.