En 1933, André Malraux terminait sa préface à la traduction française de Sanctuary, de William Faulkner par cette formule à l'emporte-le-vent-qui-décoiffe:
Sanctuaire, c'est l'intrusion de la tragédie grecque dans le roman policier.
Après ça, il a dû se recoiffer, allumer une cigarette et sortir faire un tour...
Je viens d'apprendre que l'intrusion de la gendarmerie dans l'espace scolaire portait le beau nom de "sanctuarisation", et que cette intrusion était la base d'un dispositif plus ample qui a reçu le nom de "SAnctuarisation Globale de l'Espace Scolaire", qui s'acronyme aisément, ainsi que vous l'aurez noté, en "SAGES".
Dans notre pays, la gendarmerie a toujours été dotée d'un solide sens de l'humour.
C'est grâce à une fidèle lectrice, atteinte, hélas ! d'une forme rare de figaro-addiction doublée d'une forme banale de figaro-allergie, que j'ai appris l'existence de l'article que Christophe Cornevin a consacré aux développements de ces concepts gendarmesques dans le Figaro de ce jour: Plan de bataille pour protéger les écoles de la délinquance.
D'entrée, le chapeau de ce publi-reportage réalisé pour la gendarmerie nationale nous promet de l'exclusif, de la révélation et quasiment du scoupe:
Un nouveau dispositif, jusque là tenu confidentiel, vise à limiter les intrusions dans les établissements et à dissuader les revendeurs de drogue.
Sans vouloir faire de peine à Christophe Cornevin, spécialiste reconnu dans le domaine de la sécurité et des chaussettes à clous, on remarquera toutefois que le site de la gendarmerie nationale propose, depuis le 7 décembre 2009, une page sur ce dispositif, accompagnée d'un document pdf illustré, mis en page le 4 novembre, et modifié le 16.
Certes, il faut bien le reconnaître, le texte de ce grand professionnel du journalisme est beaucoup plus clair que le dépliant des gendarmes, bien que son style puisse sembler très inspiré par celui de ses interlocuteurs. Sans l'usage bienvenu des guillemets, on distinguerait assez mal ce qui revient au lieutenant-colonel Samuel Dubuis, chef du bureau de la sécurité publique à la direction générale de la gendarmerie, de ce qui revient à Christophe Cornevin, journaliste au Figaro.
Ce "plan de bataille" est bien sûr né de la volonté du chef de l'Etat, et cela semble suffisant pour le motiver de manière irréfutable.
Cette volonté s'est exprimée le 18 mars 2009, à Gagny, où s'était rendu monsieur Nicolas Sarkozy après une intrusion d'une dizaine de jeunes dans un lycée professionnel:
«Je n'abandonnerai aucune parcelle de notre pays à la logique des bandes, des caïds.»
On comprendra que sous ces mots un peu flous, il sera possible de ranger tout ce qu'il sera utile de ranger: les dileurs, les racketteurs, les casseurs, les pédophiles, les proxénètes, les activistes politiques, les catholiques intégristes, les islamistes radicaux, les philatélistes, les bibliophiles...
Au besoin, et selon arrivage.
Quant au dispositif lui-même, on peut en donner une description extrêmement précise:
Selon une rigueur de raisonnement toute militaire, les gendarmes se sont attaqués au fléau en dessinant trois cercles concentriques : au sein même de l'établissement, des gendarmes chargés de la prévention de la délinquance juvénile se rapprochent des chefs d'établissement, des associations de parents et des élèves pour évoquer le péril de la drogue, des jeux dangereux, d'Internet ou encore du racket. Ne disposant pas d'une qualification d'officier de police judiciaire, ces militaires repèrent aussi les profils déviants. Ils deviennent alors des «capteurs» de délinquance implantés dans l'école, qui transmettent leurs informations à des collègues déployés en un deuxième périmètre, aux abords de l'école. Là, des réservistes en uniforme de la gendarmerie organisent des patrouilles très visibles aux «heures de pointe» et tissent des liens avec des parents qui pourraient leur livrer des informations. Des brigades de recherches en civil et en voiture banalisées se mettent en planque et détectent les fauteurs de troubles, les identifient et bâtissent des dossiers photos.
(...)
Les procédures de surveillance sont alors transmises à des gendarmes mobilisés dans un troisième cercle, où vivent retranchés les voyous. «Il s'agit de frapper de manière très ciblée ceux qui ont été identifiés, de les harceler, de gêner les gêneurs, note-t-on à la direction générale de la gendarmerie. Ainsi, des opérations ponctuelles se multiplient sur les lignes de bus aux heures où elles sont empruntées par les racketteurs ou les dealers.» De subites missions de sécurité routière fleurissent aux pieds de leurs immeubles, où ils circulent en scooters. Et les terrains de jeux, bars et autres zones d'errance sont quadrillés jusqu'à ce que les interpellations interviennent.
Pour que l'on comprenne mieux à quel point tout cela est grandiose, l'article du Figaro est illustré d'une "infographie" (sic), inspirée d'un schéma figurant déjà sur le document pdf de la gendarmerie.
Les cerveaux de la gendarmerie nationale qui ont conçu ce "plan de bataille" auraient pu, en faisant un petit effort, lui trouver un nom menant à l'acronyme FLICAGE, convenant au mieux à ce dispositif qui ne repose que sur les bonnes vieilles techniques de collecte de renseignements...
Et l'indispensable outil de ce genre de collecte est, on le sait, la délation subtilement encouragée, qui est, on le sait aussi, un élément indispensable de l'éducation citoyenne.
Christophe Cornevin termine son article en nous faisant miroiter les "succès" déjà rencontrés par la gendarmerie dans les douze établissements où ce dispositif "confidentiel" est expérimenté depuis le mois de septembre. Il nous promet que "le système devrait monter en puissance en 2010". Et il glisse ce véritable scoupe dans le scoupe:
Selon nos informations, les stratèges de la gendarmerie réfléchissent désormais à adapter la recette à une autre population vulnérable, celle des personnes âgées.
J'en ai parlé à la réunion du club de préparation au troisième âge dont je fais partie, et nous avons décidé, les autres futurs vieux et moi, de faire une lettre ouverte au président Sarkozy pour lui dire que nous nous opposons résolument à la "sanctuarisation".
Plutôt crever !