mardi 22 décembre 2009

Echos de baryton dans l'escalier

Un peu sectaires, et un rien dogmatiques, tels peuvent apparaître les amateurs de jazz.

A tel point qu'on leur dédierait bien la sentence de Francis Picabia:

POUR QUE VOUS AIMIEZ
QUELQUE CHOSE IL FAUT
QUE VOUS L'AYEZ VU
ET ENTENDU

DEPUIS LONGTEMPS TAS D'IDIOTS

André Breton portant la cible dessinée par Francis Picabia (1920)

Pas fier, je la prends pour moi, je la mets dans ma poche, avec mon mouchoir par dessus.

Pourtant il arrive qu'au cours d'un concert qui s'étire en un long ennui pavé de jolies intentions inabouties, un jeune homme inconnu, tenant un saxophone baryton, avance d'un pas en direction des micros, pour prendre un solo qui marque la mémoire pour longtemps...

Un instant, j'ai redouté le pire.

Le saxophone baryton, pour l'exécrable altiste que j'ai été, est peut-être encore un instrument de musique, mais sans aucun doute déjà un monstre de tuyauterie et de plomberie tout juste bon à émettre quelques grommellements à peine articulés, de vagues bougonnements dans les basses ou faire des pompes en faux bourdon.

Au bout de quelques mesures, le jeune homme avait, à la loyale, balayé mes craintes, et ridiculisé mes préventions.

Il avait une superbe sonorité, d'une belle couleur sur toute l'étendue de son instrument, juste un peu rauque dans les basses, et encore bien timbrée dans les aigus.

Dès le début de son solo, il donna l'impression de réactiver le tempo, non en le bousculant, mais en respectant davantage sa pulsation. Il rétablissait ainsi, avec discrétion mais efficacité, pour la durée de son intervention, cette accentuation rythmique bien particulière, qui pousse les amateurs les plus expansifs à dodeliner de tête en affichant un air ravi, un peu benêt, mais bienheureux.

Je crois que le thème n'était pas un standard, mais plutôt une "composition" un peu tarabiscotée du leader du groupe, que j'ai oubliée. Mais je me souviens que le soliste s'en était emparé avec autorité, et, l'ayant démontée et remontée habilement, se l'était appropriée, en avait fait sa chose.

Et cette chose était de toute beauté.

Il s'appelait Cyrille Sergé.
(Photographie empruntée au site de
l'École d'improvisation jazz Christian Garros.)


Je n'ai pas vérifié, mais ce concert doit dater de plus de 10 ans. Le souvenir de Cyrille Sergé faisant un pas pour commencer son solo m'est revenu d'un coup, il a un an, alors que, stupide devant mon écran, je lisais, sur une page où une recherche sur un tout autre sujet m'avait amené, que Cyrille était décédé en octobre 2008.

Car la vie fait de terribles fausses notes.

Je l'avais retrouvé, un peu plus tard, sous le chapiteau de l'Archéo Jazz, à la tête de sa propre formation, dans un concert hommage à Gerry Mulligan, qui est, à juste titre, "le" saxophoniste baryton le plus célèbre, car le plus accompli, de l'histoire de jazz. Il s'accordait à merveille avec cette musique subtile et élégante, et il faisait partager le plaisir qu'il prenait à la jouer. (1)

Le 15 janvier 2008, il donnait ce qui devait être son dernier concert, au Centre Culturel Marc Sangnier, à Mont-Saint-Aignan (76), avec une formation composée d'Antoine Bouloché au saxophone alto, de Quentin Ghomari à la trompette, de Mickaël Jacques au cor, de Loïc Séron au trombone à pistons, de Thierry Rouziès au tuba, de Jean-Baptiste Gaudray à la guitare, de Jean-Michel Charbonnel à la contrebasse et de Franck Enouf à la batterie.(2)

Ce concert, intitulé Cool versus Bop, avait pour projet d'explorer la frontière assez floue qui a séparé, à la fin des années cinquante et au tout début des années soixante, l'esthétique "cool" et celle du "bebop".

L'écoute de l'enregistrement(3) montre que cette frontière est aussi perméable que les autres, et qu'elle est franchie dans l'allégresse par un ensemble pêchu, aussi heureux de jouer les thèmes de Miles Davis et de Gerry Mulligan que ceux de Charlie Parker et de Thélonious Monk.

Sur les thèmes issus du courant "bebop", Cyrille Sergé a écrit des arrangements originaux. Sans les travestir, il leur a taillé un nouveau costume aux couleurs de son nonet dont il utilise les timbres avec un sens musical très sûr. Il l'a fait parfois avec une très grande économie de moyens, comme dans le superbe 'Round midnight minimaliste, mais toujours en offrant à ses solistes, comme un merveilleux cadeau, un habillage somptueux de leurs chorus.

Mais, comme la maladie n'entend rien aux arrangements, c'était aussi comme un cadeau d'adieu.


(1) Je n'ai pas retrouvé les noms des membres de ce groupe, mais peut-être était-ce le septet avec lequel Cyrille Sergé a enregistré en 2000 un disque dont je viens de croiser la trace sur le site de Jazz à Caen (et que je ne connais pas).

(2) Avec Cyrille Sergé au baryton, on retrouve la configuration générale du nonet de Miles Davis pour les enregistrements des sessions de Birth of the Cool. La guitare, en remplaçant le piano, donne à l'ensemble sa couleur particulière, tandis que le trombone à pistons introduit un tout autre phrasé que le trombone à coulisse.

(3) Cet enregistrement a été autoproduit par Rémi Sergé, le père de Cyrille.

Les rouennais peuvent le trouver au Centre Marc Sangnier, à Mont-Saint-Aignan, ou au magasin-atelier Eric Gervais, 7 rue Sainte-Croix-des-Pelletiers, à Rouen.

Les ébroïciens peuvent le trouver à la Librairie L'Orielle, 10 rue Borville Dupuis, à Evreux. L'Orielle est une librairie indépendante tenue, avec compétence et bonne humeur, par Isabelle et Emmanuel.

Les habitants du reste du monde pourront s'adresser à Rémi Sergé (remi.serge@orange.fr) qui leur dira ce qu'il peut faire pour eux.

2 commentaires:

JR a dit…

Il n'est jamais trop tard pour un hommage. J'avoue que - malgré mon incompétence musicale totale - je partage cette circonspecte défiance à l'égard du saxophone baryton qui, pour le coeur de rocker que je fus, est bien trop lourd pour suivre le reste de la troupe.

Guy M. a dit…

J'ai un peu exagéré ma défiance, mais c'est un instrument difficile qui demande beaucoup de talent. Et Cyrille n'en manquait pas.