Chaque soir que Dieu fait - et Il sait qu'il en fait, le Bougre ! -, avant de livrer ma raison au sommeil qui engendre ces monstres dont mon analyste est si friand, je me livre, en me brossant désespérément les dents, à un examen critique de ma conscience, elle aussi entartrée. Cette procédure, que les bons pères de l'Église ont nommée "examen de conscience", est une règle de vie qui est attestée, m'a-t-on dit, chez les adeptes de Pythagore, et n'a, en son principe, rien à voir avec les onctuosités vaticanes.
Ordonques, ayant terminé dans la journée d'hier la lecture de l'Eloge de l'amour, d'Alain Badiou avec Nicolas Truong, publié aux édition Quai Voltaire (Flammarion, 2009), je tentai de récapituler les diverses rencontres que j'avais pu avoir avec l'œuvre du singulier maoïste platonicien que les éditeurs semblent s'arracher depuis l'élection de monsieur Nicolas Sarkozy.
Après bilan, j'ai pris la grave décision de consacrer les premières années de ma retraite bien méritée à l'étude sérieuse de la pensée de cet étonnant personnage.
J'ai des lacunes...
Mon premier contact avec l'œuvre d'Alain Badiou fut tout à fait désastreux.
Au tout début des années soixante dix, un de mes condisciples, qui rivalisait avec moi pour se la jouer intello encyclopédique, me signala Le concept de modèle, d'Alain Badiou, qui se présentait comme Introduction à une épistémologie matérialiste des mathématiques, que l'éditeur François Maspero avait publié en 1969, dans une série de monographies issues du fameux "cours de philosophie pour scientifiques" organisé par Louis Althusser à l'Ecole Normale Supérieure de le rue d'Ulm.
Je fus très mortifié par mon essai de lecture de ce petit livre.
Il est vrai que j'y découvrais la logique mathématique, et dans sa version la plus contemporaine, avec pour guide un jeune philosophe à la rigueur redoutable.
J'avais beau faire semblant, je n'y comprenais rien. De rien.
Très rapidement, je trouvais le moyen de me fâcher idéologiquement avec le camarade qui m'avait conseillé cette lecture, lui faisant savoir que je n'avais nullement l'intention de me faire donner des leçons de mathématiques par un normalien maoïste.
Je me prétendais anarchiste, et j'avais ma dignité.
Comme je suis d'une nature très rancunière, je me détournai des écrits d'Alain Badiou pour plus d'un quart de siècle.
Je dois dire que cela n'a pas trop entravé sa production.
Au milieu des années 90, c'est un ancien trotskiste à peine repenti, mais à l'esprit large, qui, à force de me tanner, comme ils savent si bien le faire, finit par me persuader de lire Ahmed philosophe, suivi de Ahmed se fâche, publié en 1995 chez Actes Sud-Papiers.
Ahmed philosophe rassemble "vingt-deux petites pièces pour les enfants et pour les autres":
S'avançant masqué sur le théâtre, avec quelquefois un complice involontaire, Ahmed philosophe pour que l'enfance soit avertie, et devienne prodigieusement subtile. par de brèves scènes, des histoires à dormir debout, des farces antiques, des inventions de la langue et du corps, il anime sur scène le hasard et l'infini, la morale et l'événement, la cause et l'effet, la poésie, Dieu, le multiple, le sujet, la nation...
Je m'empressai de lire en cachette la farce en trois actes, Ahmed le subtil, parue en 1994, chez le même éditeur, et envisageai le jumelage de Trifouillis-en-Normandie avec la cité de Sarges-les-Corneilles dont Ahmed est citoyen.
Ces années-là, je me risquais à faire quelques exposés, en artiste invité, dans le cadre d'une unité de valeur de philosophie.
L'une de mes auditrices libres, après une série que j'avais consacrée aux réflexions sur le concept de nombre menées par les mathématiciens de la fin du XIXème siècle, m'orienta vers Le Nombre et les nombres, paru en 1990 aux éditions du Seuil.
Ma rancune envers Alain Badiou avait perdu de son mordant, et je pus enfin avoir une petite idée de son travail philosophique, dans un domaine que je venais justement d'arpenter en boitillant un peu.
Je conseillerais volontiers à tous les mathématiciens soucieux de réfléchir à leur pratique de se pencher sur les pistes ouvertes par cet empêcheur de penser en rond:
Le nombre n'est ni un trait du concept, ni une fiction opératoire, ni une donnée empirique, ni une catégorie ou transcendantale, ni une syntaxe, ou un jeu de langage, ni même une abstraction de notre idée de l'ordre. Le Nombre est une forme de l'Etre. Plus précisément, les nombres que nous manipulons ne sont qu'un infime prélèvement sur la prodigalité infinie de l'Etre en Nombres.
Depuis 2003, Alain Badiou donne régulièrement livraisons de ses réflexions "métapolitiques" sur des "circonstances désastreuses" de l'actualité.
Circonstances, 1. Kosovo, 11 Septembre, Chirac/Le Pen (Lignes & Manifeste, 2003), commença de raviver l'animosité de ses adversaires du monde médiatico-intellectuel. Circonstances, 3. Portées du mot «juif» (Lignes & Manifeste, 2005), fut pour eux l'occasion d'ouvrir contre Badiou un procès public en antisémitisme où s'illustra le procureur Eric Marty, intellectuel français.
Mais c'est Circonstances, 4. De quoi Sarkozy est-il le nom ? (Nouvelles Éditions Lignes, 2007) qui allait vraiment le "lancer" médiatiquement. En quelques mois, Alain Badiou devint le "gourou de l'antisarkozie", pour reprendre un titre de Saïd Mahrane dans Le Point.
Alain Badiou se prête d'ailleurs d'assez bonne grâce au jeu. On le retrouve dans la presse, on l'entend à la radio, on le voit à la télé, répondant avec une sainte patience aux éternelles mêmes critiques et objections...
Alain Badiou se donne même en spectacle.
Le programme du Théâtre des idées du festival d'Avignon 2008 annonçait pour le 14 juillet, un Eloge de l'amour, avec Alain Badiou et Nicolas Truong:
Qu’il soit réduit à la biologie des passions ou dilué dans l’individualisme relationnel, l’amour est menacé de toutes parts. Or l’amour est un événement qui, tout comme l’art ou la révolte, fait irruption dans la réalité et en rompt la banalité pour ouvrir à la différence, à la rencontre avec la possibilité du “Deux”. Une arme politique aussi, qui doit être sauvée et réinventée.
On peut lire la belle méditation sur "la scène du Deux" que le philosophe donna ce jour-là. Elle constitue un irremplaçable prélude à la philosophie:
Je vous le dis, jeunes gens: qui ne commence pas par l'amour ne saura jamais ce que c'est que la philosophie. (Platon, République, livre V, dans la version d'Alain Badiou)
Vivement la retraite !
PS1: Le concept de modèle, introuvable depuis une trentaine d'années, a été réédité en octobre 2007 chez Fayard, avec une nouvelle préface.
PS2: Une réédition de La Tétralogie d'Ahmed, comprenant Ahmed le Subtil, Ahmed philosophe, Ahmed se fâche et Les Citrouilles, est annoncée, pour janvier 2010, par Actes Sud, dans sa collection de poche Babel.
PS3: Le Nombre et les nombres est sans doute devenu introuvable.
PS4: Saïd Marhane, dans son article du Point, décrit Badiou avec "un pull jaune qu’on ne trouve plus dans le commerce". C'est faux: je peux lui indiquer des adresses, s'il y tient, parce que moi, voyez-vous, j'ai les mêmes pulls que Badiou. C'est à cela qu'on me reconnaît.
PS5: Alain Badiou annonce avec constance et insistance "une 'traduction' intégrale très particulière" de la République de Platon. Soyons patients...
6 commentaires:
Merci pour cette savoureuse chronique de la connaissance, qui est peut-être la chronique d'un déception...
Du moins le PS4 rétablit-il une vérité qui pour n'être que d'apparence n'en est pas moins précieuse, rapportée à ce que l'on peut savoir d'Alain Badiou.
Et s'il est vrai que c'est l'homme dont parle, c'est l'occasion ou ù jamais de se référer utilement à l'ouvrage de Pierre Bayard intitulé :
Comment parler des livres que l'on n'a pas lus ?
Depuis nos retrouvailles, Alain Badiou ne m'a jamais déçu (j'ai omis de parler de son Ethique, lue au tournant du siècle.)
Dans un prochain billet, je compte bien parler des livres que je n'ai pas lus, qui sont les plus importants dans l'œuvre philosophique, ainsi que du livre de Bayard, que je n'ai pas lu non plus, mais ce sera un bon exercice...
"J'ai des lacunes..."
Tu n'as pas vraiment l'air d'en avoir. En ce qui me concerne, je n'ose confesser que je m'en suis tenu à son livre le plus facile et le plus répandu, "De quoi etc…" Ça ne fait très sérieux, j'en suis conscient.
(Mais aussi, Badiou ne parle jamais de rosé…)
"Dans un prochain billet, je compte bien parler des livres que je n'ai pas lus"
J'attends ça avec impatience. Ensuite, je pourrais moi-même faire semblant de les voir lus.
Tu vas avoir besoin de beaucoup de patience: mon programme de lecture est organisé en plan quinquennal.
Et l'on sait bien que ce genre de plan prend toujours du retard.
Du retard ? Chez les bureaucrates, oui. Mais pour un "anarcho-autonome", aucun problème : efficience et efficacité !
Eh oui, mais j'arrive à l'âge de la "perte d'autonomie"...
Et c'est bien du souci !
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