Si on me demandait, par inadvertance, de concevoir une classique carte de vœux, je crois que je choisirais de l'illustrer de cette petite (31,8 x 24,2 cm) aquarelle, réalisée en 1920 à Weimar par Paul Klee et intitulée Angelus Novus. Ce tableau a appartenu à Walter Benjamin et se trouve maintenant au Musée Israël de Jérusalem.
Au verso, je reproduirais le texte que ce tableau a inspiré à Walter Benjamin en 1940, et qui forme la IXième des Thèses sur le concept d'histoire.
Je reprendrais la traduction parue chez Denoël en 1971, et la mise en page adoptées sur le site remue.net:
Il existe un tableau de Klee qui s'intitule Angelus Novus.
Il représente un ange qui semble avoir dessein de s'éloigner de ce à quoi son regard semble rivé.
Ses yeux sont écarquillés, sa bouche ouverte, ses ailes déployées.
Tel est l'aspect que doit avoir nécessairement l'ange de l'histoire. Il a le visage tourné vers le passé.
Où paraît devant nous une suite d'événements, il ne voit qu'une seule et unique catastrophe, qui ne cesse d'amonceler ruines sur ruines et les jette à ses pieds.
Il voudrait bien s'attarder, réveiller les morts et rassembler les vaincus. Mais du paradis souffle une tempête qui s'est prise dans ses ailes, si forte que l'ange ne peut plus les refermer.
Cette tempête le pousse incessamment vers l'avenir auquel il tourne le dos, cependant que jusqu'au ciel devant lui s'accumulent les ruines.
Cette tempête est ce que nous appelons le progrès.
Cette carte serait bien sûr réservée à quelques ami(e)s qui savent que je suis un incorrigible rabat-joie et un épouvantable bonnet de nuit.
Cela ne m'empêcherait pas de leur souhaiter à tou(te)s de résister à cette tempête que seuls quelques ossifiés cérébraux osent encore appeler le "progrès".
Je reconnais que je vois peut-être dans ce mot plus d'ironie que n'en mettait W. Benjamin...
Car il a un bon coup dans l'aile, le progrès...
Post-Scriptum en forme d'autocritique:
De la pensée de cet homme, dont elle dit par ailleurs qu'il "n'avait appris à nager ni avec le courant ni contre le courant", elle donne, au dernier paragraphe de son essai, cette image:
Ce penser, nourri de l'aujourd'hui, travaille avec les "éclats de pensée" qu'il peut arracher au passé et rassembler autour de soi. Comme le pêcheur de perles qui va au fond de la mer, non pour l'excaver et l'amener à la lumière du jour, mais pour arracher dans la profondeur le riche et l'étrange, perles et coraux, et les porter, comme fragments, à la surface du jour, il plonge dans les profondeurs du passé, mais non pour le ranimer tel qu'il fut et contribuer au renouvellement d'époques mortes. Ce qui guide ce penser est la conviction que s'il est bien vrai que le vivant succombe aux ravages du temps, le processus de décomposition est simultanément processus de cristallisation; que dans l'abri de la mer - l'élément lui-même non historique auquel doit retomber tout ce qui dans l'histoire est venu et devenu - naissent de nouvelles formes et configurations cristallisées qui, rendues invulnérables aux éléments, survivent et attendent seulement le pêcheur de perles qui les portera au jour: comme "éclats de pensée" ou bien aussi comme immortels Urphänomene.
Alors je me dis que ce serait offrir un inestimable cadeau que d'offrir en guise de vœux un éclat de la pensée de Walter Benjamin.
Les éclats de pensées seront rares demain matin parmi les bouteilles cassées sur les Champs-Elysées durant cette "fête" qui a perdu depuis longtemps la grande classe des bacchanales.