Monsieur Denis Kessler, que l'on ne présente plus, mais qui se présente comme "président du Siècle" et "président-directeur général du groupe SCOR"(1), a donné au journal Le Monde un point de vue dont le titre indique assez la hauteur : Le Siècle face à ses injustes critiques.
L'ouverture de l'article indique assez à quel point ces "critiques" sont méprisables:
Chaque mois se réunissent à Paris des personnalités venues de tous les horizons politiques, économiques, culturels, religieux pour débattre ensemble de sujets librement choisis portant sur les thèmes les plus divers. Ces réunions ont été l'objet de manifestations suscitées par un collectif, et d'accusations malveillantes relayées par le Net. Dans la tradition suivie par tous les agitateurs, on évoque "complot" et "conspiration", ces mots ayant toujours fait partie du magasin des oripeaux populistes. On présente Le Siècle comme une société secrète, ce qui fait bien rire ses membres, mais ce qui permet d'alimenter tous les phantasmes.
La tonalité de fond se trouvant ainsi indiquée, notre "personnalité" entreprend de plaider le caractère tout à fait anodin des activités du Siècle. Cette association ne serait, en somme et toute proportions gardées, qu'une bande de copains-copines refaisant le monde une fois par mois lors d'une petite bamboche ; mais sans excès, c'est "un repas qui n'a rien de gastronomique", nous dit-on. Personnellement, je trouve que cela ressemble beaucoup, en légèrement plus huppé, aux réunions de la Rébloguique des Ploucs de Trifouillis-en-Normandie...
Notre dernier dîner de l'Épiphanie à l'hôtel Grouillon.
(Jacob Jordaens, Le roi boit, Musée deBruxelles.)
On peut regretter, cependant, que ce beau plaidoyer, tout en modestie, manque de précisions.
Certes, monsieur Kessler nous indique avec précision le montant des cotisations acquittées par les heureux du Siècle - "
160 euros, réduite de moitié pour certaines catégories de membres" -, mais il ne nous dit rien sur ces "
catégories de membres". Nous aimerions savoir quelles sont les cartes (étudiant, famille nombreuse, troisième âge...) ouvrant droit au tarif réduit au cas où nous serions sollicités pour participer à ces agréables rencontres.
Un autre point a piqué ma curiosité. C'est celui du brassage, qui me semble pouvoir fournir la base d'un exercice d'analyse combinatoire pour classes terminales.
Ce n'est qu'en arrivant à sa table qu'un convive sait quels seront ses voisins, et la règle du brassage veut qu'un homme politique ou un responsable économique soit entouré de personnes venant d'horizons différents (intellectuels, scientifiques, artistes, etc.).Afin d'envisager les diverses combinaisons possibles, et les dénombrer, il nous faudrait plus d'informations sur l'ensemble des convives regroupés "
sur les 40 tables, composées différemment chaque mois".
On peut trouver quelques détails plus précis sur cette organisation dans un article d'Anne Martin-Fugier,
«Le siècle» (1944-2004), Un exemple de sociabilité des élites, paru en 2004 dans
Vingtième Siècle, Revue d'histoire, et disponible
sur le site Cairn-point-info.
L’organisation du dîner mensuel représente une semaine de travail pour Étienne Lacour, qui doit établir les plans de table. En raison de la croissance des effectifs, tous les membres (cinq cent quatre-vingt en 1999 et cent cinquante invités) ne peuvent être conviés à chacun des dîners, on a donc institué une rotation. Chaque dîner rassemble entre deux cent cinquante et trois cents personnes réparties par tables de sept ou huit, et Lacour s’arrange pour que chacun se trouve, de dîner en dîner, avec des convives différents.J'ignore absolument si monsieur Étienne Lacour est toujours en fonction comme grand maître de l'art combinatoire des dîners du Siècle, mais je salue sa persévérance à perdre une "
semaine de travail" tous les mois pour bidouiller des "
plans de table". Un logiciel bien conçu aurait sans doute pu le décharger de quelques calculs, mais peut-être se méfiait-il déjà de l'intrusion d'un hacker "
populiste" qui aurait pu "
déballer" au grand jour ces plans de table confidentiels.
Est-on bien certain qu'un examen attentif des combinaisons de convives ne suggère pas la possibilité d'autres combinaisons plus gratifiantes que le partage d'un dîner "
qui n'a rien de gastronomique" ?
Cercle combinatoire de Ramón Lull.
L'imprécision devient omission, il faut l'admettre, lorsque monsieur Kessler présente la genèse de son club d'élite :
Qu'est ce que Le Siècle ? Il est né en septembre 1944 à l'initiative d'un groupe de jeunes qui s'étaient connus durant l'Occupation et qui avaient été profondément marqués par la faillite des institutions et des élites qui avait abouti à la défaite et à l'occupation du pays. La paix revenue, ils voulaient poursuivre leurs réflexions sur la rénovation des institutions et la reconstruction du pays.Il est regrettable que monsieur Kessler oublie de dire que ce "
groupe de jeunes" était animé par Georges Bérard-Quélin, journaliste originaire de la région lyonnaise.
Selon l'article d'Anne Martin-Fugier, après avoir gravi tous les échelons de grouillot à rédacteur, il avait créé, en 1937,
La Correspondance de la presse, "
une agence destinée à fournir des bulletins périodiques aux quotidiens et aux responsables de la politique et des affaires". Cette officine fut interdite par les Allemands à la fin de 1942. La notice de ouikipédia donne une autre version de cette période:
Après avoir été, en 1940, secrétaire général du quotidien collaborationniste La France au travail, il crée en 1941 une agence de presse pour les quotidiens régionaux, La correspondance de la Presse qui fournissait tous les éléments rédactionnels pour les journaux à la fois à Paris et à Vichy, et ce jusqu'en 1944.A ces "détails" près, tout le monde s'accorde pour dire qu'en 1944, Georges Bérard-Quélin relance son agence de presse sous le nom de
Société générale de presse (2), et fonde, avec quelques amis, l’association Le Siècle. Anne Martin-Fugier trouve à ces deux initiatives "
la même motivation", et cite, à l'appui de sa remarque, un passage de la b
rochure que le conseil d’administration du Siècle avait commandée à l’historienne Agnès Chauveau à l’occasion du passage au nouveau siècle, le 31 décembre 2000 :
"Satisfaire les besoins d’information spécifiques de ceux qui détiennent le pouvoir de décision au sein de l’État, dans le monde de l’économie et dans l’univers des médias."Si les intentions du fondateur, réaffirmées en 2000, ne sont pas totalement transparentes, elles sont au moins lisibles pour tous ceux qui savent lire.
Monsieur Kessler nous prend pour de gentils neuneus illettrés lorsqu'il répond, en toute fin de son papier, sur les critiques concernant la présence de journalistes aux dîners du Siècle :
Enfin, dernière accusation, Le Siècle "accueillerait des journalistes". (...) Les journalistes sont des citoyens comme les autres et on ne voit pas au nom de quoi ils devraient être exclus de ces réflexions.(...) il nous semble que ce n'est pas parce qu'on échange qu'on est dans la connivence ; (...) et qu'un journaliste a au moins autant qu'un entrepreneur, un fonctionnaire ou un universitaire, le droit sinon le devoir de rencontrer des personnes qu'il ne connaît pas et des univers autres que le sien.La présence des journalistes, non pas en tant que "
citoyens comme les autres", mais bien en tant que "
journalistes venant tant de la presse écrite que de la radio ou de la télévision", n'est pas une conséquence du caractère profondément démocratique et ouvert de ce club d'élite qu'est le Siècle. C'est au contraire sa fonction même, qui est bien de créer la connivence, avec toutes les combinaisons possibles.
(1) La
notice Ouiquipédia sur la
société SCOR permettra à ceux/celles qui ne font pas partie des élites du Siècle de se faire une idée des préoccupations de monsieur Kessler et de ses petites mains :
La stratégie actuelle de la Scor est un développement de la réassurance multi produit sur un portefeuille géographiquement diversifié afin de mutualiser et disperser les risques. La Scor est divisée en deux entités : Global Life, la réassurance vie (57% du chiffre d'affaires) et Global P&C, la réassurance non vie (43% du chiffre d'affaires).(2) Toujours extrait de Ouiqui sur Georges Bérard-Quélin:
En 1942, il entre dans la Résistance (mouvement Espoir). La guerre terminée, en 1944, il lance, en août et à Paris, le club Le Siècle et sa maison d'édition, la Société Générale de Presse (SGP), qui édite des bulletins d'informations très utiles aux journalistes et aux dirigeants. Cette Société générale de presse publie toujours Le Bulletin Quotidien, appelé dans la presse le "BQ" (La Correspondance économique, La Correspondance de la Presse, La Correspondance de la Publicité).Après la mort de Georges Bérard-Quélin, ses publications sont dirigées par sa fille, Marianne Bérard-Quélin, Président-directeur général de la Société Générale de Presse, et Etienne Lacour [lui ! ici ?], Directeur général délégué de la SGP.