jeudi 30 décembre 2010

Le "Blues" de Colette Magny

Pour ouvrir un album intitulé Blues par l'étude opus 10 n°12 de Frédéric Chopin et le clore par la mélodie opus 84 n°1 de Gabriel Fauré, il faut avoir une conception assez œcuménique de la forme blues.

(Du reste, les oreilles dogmatiques qui traînent un peu partout ne repèreront qu'un seul morceau de ce disque auquel attribuer le label rouge, l'attestation d'origine contrôlée et la certification "blues" élevé en plein air, mais tant pis pour elles.)

En décidant, en 1982, d'enregistrer ce disque, Colette Magny envisageait de prendre comme une "récréation", mais aucunement de faire des concessions.

La basse qui soutient l'étude "révolutionnaire" de Chopin roule comme les vagues d'assaut d'une foule en révolte. Silence. Accalmie : Anne-Marie Fijal joue l'introduction de Strange Fruit, de Lewis Allan (aka Abel Meeropol), que peu de chanteuses ont osé reprendre après Billie Holiday :




Plus loin, comme en écho, Colette Magny prête sa voix à The Meeting, l'hymne du Black Panther Party, d'Elaine Brown, soutenue par le violoncelle d'Hélène Bass et le piano d'Anne-Marie Fijal.





Mais Colette Magny se fait aussi plaisir en interprétant de petites choses comme My heart belongs to Daddy, de Cole Porter, où elle s'accompagne au piano "sommaire". Et, à vrai dire, on partage son plaisir...

Plus acide, son interprétation de Mon homme, la scie de Maurice Yvain (avec Albert Willemetz, Channing Pollack et Jacques Charles), popularisée par Mistinguett, jazzifiée en My Man. Elle la fait suivre d'une Titine largement rigolarde et parodique.

(Hélas ! je n'ai pas trouvé ces titres sur la Toile youtubique.)

Avant de conclure l'album, Colette Magny offre une seconde version de son Melocoton, cette chanson qu'elle avait déclaré morte au Vietnam.

La conclusion est un poème de Sagesse, de Paul Verlaine, mis en musique par Gabriel Fauré. Si j'en crois la pochette du CD (Le Chant du Monde), l'interprète aurait pris des cours auprès d'un professeur de chant classique durant les mois précédant cet enregistrement. Je ne suis pas sûr de l'entendre...

J'entends Colette Magny poser sa voix comme Colette Magny la posait sur tout texte, sur toute mélodie.

Et j'entends encore à quel point c'était beau.



Le ciel est, par-dessus le toit,
Si bleu, si calme !
Un arbre, par-dessus le toit,
Berce sa palme.

La cloche, dans le ciel qu'on voit,
Doucement tinte.
Un oiseau sur l'arbre qu'on voit
Chante sa plainte.

Mon Dieu, mon Dieu, la vie est là,
Simple et tranquille.
Cette paisible rumeur-là
Vient de la ville.

- Qu'as-tu fait, ô toi que voilà
Pleurant sans cesse,
Dis, qu'as-tu fait, toi que voilà,
De ta jeunesse ?

Paul VERLAINE, Sagesse (1881)

lundi 27 décembre 2010

Le Malien en situation irrégulière

Dans la nuit du 29 au 30 novembre 2010, à Colombes (Hauts-de-Seine), un homme est mort.

Les "sources policières" qui ont informé les agences de presse de son décès n'avaient pas donné son nom, mais probablement fait usage de ces désignations périphrastiques déshumanisantes coutumières dans les procès-verbaux. Il avait perdu la vie, il a perdu aussi son identité, qui s'est trouvée réduite à sa nationalité et sa situation administrative. pour les journaux, il est devenu "le Malien en situation irrégulière" ou "le sans-papiers d'origine malienne".

Pour l'AFP, qui annonçait hier l'ouverture d'une "information judiciaire contre X pour «homicide involontaire»" à la suite de son décès, il n'a toujours pas de nom...

Mamadou Maréga,
le "Malien sans-papiers".

Même si l'on s'en tient à la version officielle des circonstances de la mort de Mamadou Maréga, cette démarche semble être la moindre des choses à envisager...

Vers 11h 30, la police est intervenue, rue Gabriel-Péri à Colombes, pour régler un différend entre Mamadou et Edouard, un ami qui l'hébergeait. Au moment du contrôle d'identité, il aurait cherché à s'échapper par tous les moyens. Selon Edouard, il se serait "carrément battu avec les policiers". Il se serait alors emparé d'un (gros*) marteau pour "frapper l'un des policiers au niveau de l'arme accrochée à la ceinture". Il réussit à s'enfuir dans les étages inférieurs de l'immeuble. Huit policiers se lancent à sa poursuite, il se débat (violemment*) et aurait blessé "légèrement" quatre de ses poursuivants.

Pour le maîtriser, les policiers auraient fait usage de bâtons de défense, de gaz lacrymogène et de pistolets à impulsion électrique. Il aurait supporté deux décharges de ces armes à prétentions non létales, sans grand effet sur lui, nous dit-on.

Finalement neutralisé et entravé, Mamadou Maréga aurait été embarqué dans l'ascenseur de l'immeuble.

Où il aurait "fait un « malaise cardiaque » selon la préfecture de police".

Les sapeurs-pompiers et le Samu, qui étaient déjà sur place pour soigner les policiers blessés, ont tenté de lui porter secours, mais il n'a pu être réanimé et est décédé vers 1h30.

Selon les conclusions provisoires de l'autopsie, Mamadou serait "mort d'une asphyxie aiguë et massive par inhalation de gaz puisque du sang a été retrouvé dans ses poumons". Mais le médecin légiste aurait également trouvé "un cœur dur et contracté, peut-être en lien avec l'utilisation du Taser".

On nous signale, cependant, que "ces résultats doivent être complétés par une expertise toxicologique et un examen des organes".

Rassemblement à la mémoire de Mamadou Maréga,
à Colombes, le 5 décembre 2010.
(Photo : Jérôme Bernatas/Le Parisien.)

Alors que les dépêches s'obstinent à ne pas nommer la victime, qui demeure le "Malien sans papiers", les agences omettent rarement de prendre contact avec un commerçant, honorablement connu des services de police pour être l'un de leurs fournisseurs, l'importateur du Taser en France, monsieur Antoine di Zazzo.

Ainsi, l'annonce du décès de Mamadou Maréga fut-elle accompagnée de cette judicieuse remarque :

"Seule l’autopsie de cette homme permettra de dire si notre pistolet est responsable de décès."

Accompagnée de cette proclamation :

"A ce jour, dans le monde, le Taser n’a jamais tué quelqu’un."

Ce qui a sans doute conduit une partie de la presse à répéter en chœur cette jolie formule :

C'est la première fois en France qu'une utilisation du Taser coïncide avec un décès.

Autre coïncidence, la dépêche qui annonce l'ouverture de l'information judiciaire se termine elle aussi par une appréciation de notre honorable marchand de sécurité :

Interrogé par l’AFP, Antoine di Zazzo, importateur du Taser en France, a dit qu’il «avait écrit au procureur il y a une semaine pour lui demander d’avoir accès au dossier et qu’il s’était étonné que la porte-parole du parquet ait pu dire que le "cœur dur" de la victime puisse avoir pour origine le Taser».

Cette déclaration me laisse assez perplexe, et je ne l'ai vue commentée chez mes amis de la presse.

Certes, je sais que monsieur di Zazzo a su s'entourer d'excellents avocats, et peut-être d'excellents cardiologues, mais j'aimerais savoir à quel titre ce monsieur peut demander au procureur de Nanterre "d'avoir accès au dossier"...

Les marchands de matraques et de gaz lacrymogènes ont-ils introduit la même demande ?


* Selon la préfecture de police ?


PS: Le Collectif Vérité et Justice pour Mamadou Maréga, appelle à un rassemblement, demain mercredi 29 Décembre 2010, à 10h, sur la Place Saint-Augustin, Paris 8e. Voir les détails sur le site du collectif.

dimanche 26 décembre 2010

Un lent usage du monde

Un mot, l'autre jour, au creux d'une conversation, m'a conduit à retrouver ces lignes, les premières que j'aie lues d'un auteur qui est tout de suite devenu comme un vieil ami :

Les êtres lents n'avaient pas bonne réputation. On les disait empotés, on les prétendait maladroits, même s'ils exécutaient des gestes difficiles. On les croyait lourdauds, même quand ils avançaient avec une certaine grâce. On les soupçonnait de ne pas mettre beaucoup de cœur à l'ouvrage. On leur préférait les dégourdis - ceux qui, d'une main leste, savent desservir une table, entendre à mi-voix les ordres et s'empresser à les réaliser et qui, enfin, triomphent dans le calcul mental. Leur vivacité éclatait dans leurs mouvements, leurs répliques, et même dans l'acuité de leur regard, la netteté de leurs traits : de vif-argent. "Ne vous faites pas de souci pour eux, ils se tireront toujours d'affaire."

J'ai choisi mon camp, celui de la lenteur. J'éprouvais trop d'affection pour les méandres du Lot, un petit paresseux, et pour cette lumière qui en septembre s'attarde sur les derniers fruits de l'été et décline insensiblement. J'admirais ces gens, hommes ou femmes qui, peu à peu, le temps d'une vie, avaient donné forme à un visage de noblesse et de bonté.
À la campagne, après une journée de travail, les hommes levaient leur verre de vin à hauteur de leur visage, ils le considéraient, ils l'éclairaient avant de le boire avec précaution. Des arbres centenaires accomplissaient leur destinée siècle après siècle et une telle lenteur avoisinait l'éternité.

La lenteur, c'était, à mes yeux, la tendresse, le respect, la grâce dont les hommes et les éléments sont parfois capables.



J'ai relu cette ouverture de l'avant-propos que Pierre Sansot avait écrit à son Du bon usage de la lenteur, paru en 1998 aux éditions Payot & Rivages, maintenant disponible en Rivages poche, et je me suis dit que les méandres de la Seine, cette grosse paresseuse, valaient bien, pour mon enfance, ceux du Lot...

Un jour, peut-être prendrai-je le temps d'en dire plus sur le sentiment de profonde complicité intellectuelle que je ressens à la lecture des livres de Pierre Sansot.

Mais pour l'instant, une autre manière de le dire, en reprenant cette anecdote racontée par l'un de ses anciens élèves grenoblois, le sociologue et musicien Henry Torgue.

A la fin des années 1970, Henry Torgue travaillait, à Grenoble, dans une équipe de recherche dirigée par Pierre Sansot. Monsieur Bernard-Henri Lévy qui venait de publier La barbarie à visage humain (Grasset, 1977) fut invité à venir en parler.

(...) Nous allons le chercher ensemble à la gare et, avant la conférence, nous allons déjeuner dans un très bon restaurant de la place aux herbes. Pendant le repas, nous assistons à un échange philosophique magistral.

Le nouveau philosophe, avec beaucoup de simplicité et de gentillesse, nous dresse un éloge de la diététique comme nouvelle discipline de soi, vante l'art du peu manger et du boire sobre (sauf
de l'eau dont il convient d'absorber deux litres par jour) bref ne quitte pas le terrain de l'ascèse et de la pénitence.

Pendant l'exposé de cette austère discipline de vie, Pierre Sansot qui était aussi rusé que gourmand, commande plat sur plat, vin rouge sur vin blanc, fait revenir les sauces, enchaîne viandes et poissons, n'oublie pas les fromages, s'attarde sur les desserts, propose à chaque fois d'y revenir, de goûter une autre spécialité, demande au chef-cuisinier s'il n'a plus rien aux fourneaux, bref, conduit un siège gastronomique digne de François Rabelais.


À chaque assaut, BHL capitule et succombe aux délices. Tout en nous expliquant les bienfaits de la carotte végétarienne, il savoure le loup au fenouil et le cuissot de marcassin. Il ne reculera que devant une sauce à l'ail qui semble être pour lui aussi redoutable qu'une internationale terroriste.


Il s'agissait bien, comme on voit, d'un "échange philosophique magistral"...

Et jubilatoire.

samedi 25 décembre 2010

Des sourires pour Noël

Les lecteurs assidus de la presse pipole ont appris depuis déjà longtemps que madame Carla Bruni-Sarkozy avait consacré une matinée de son précieux temps de "première dame" à une visite à l’hôpital de Garches (Hauts-de-Seine). Elle s'y est rendue pour une distribution de jouets aux enfants malades, et une distribution de sourires à la cantonade.

C'est une véritable talent qu'elle a, notre Carla (si je puis me permettre), que de faire de jolis sourires, à droite, à gauche, en tournant la tête vers ici et vers là; mais pas trop vite, tout de même, il faut qu'on ait le temps de prendre les photos...

Le 15 décembre, elle a pratiqué cet exercice "dans une unité où les enfants sont victimes de graves problèmes neurologiques, d’insuffisances motrices".

Frédéric Gerschel, pour Le Parisien, a recueilli quelques uns des propos de notre première dame patronnesse. Elle y parle surtout des projets de "sa" fondation, mais aussi de son "rôle" :

J’ai envie de me sentir utile. J’ai envie d’en faire plus, de faire connaître le travail de ceux qui œuvrent tous les jours pour la fondation ou les programmes humanitaires auxquels je suis associée. C’est bien aussi de donner un sens à cette fonction de première dame. Première dame, c’est une position somme toute un peu curieuse parce qu’elle ne vient pas directement de moi, mais du fait que je sois mariée avec le président de la République. Il est difficile dans la situation qui est la mienne d’avoir un rôle politique. A travers l’humanitaire, je peux aider les autres sans me retrouver dans une situation d’antagonisme. (...)

Passons sur le mal-être existentiel de la petite dame qui aurait tellement "envie" de se "sentir utile", mais relisons cette superbe déclaration :

A travers l’humanitaire, je peux aider les autres sans me retrouver dans une situation d’antagonisme.

Et méditons...

La "première dame" dans ses œuvres, à Garches, le 15 décembre.
(Photo Éric Feferberg/AFP.)


Ce même jour, le docteur Isabelle Kieffer terminait un voyage au Kosovo, où elle s'était rendue pour voir Ardi Vrenezi et sa famille (*). Son objectif n'était pas de distribuer à la ronde des sourires photogéniques, mais de se "rendre compte sur place de la réalité des conditions de vie et de prise en charge d’Ardi, ainsi que de l’évolution de son état de santé", de "contribuer à témoigner de la réalité de la situation" d'Ardi et de sa famille, et enfin, de permettre à Manon Loizeau et Pascal Vasselin, qui préparent une émission sur les expulsions pour Canal +, de recueillir des "informations pertinentes".

Le blogue des soutiens à Ardi publie le compte-rendu qu'elle a rédigé de ce voyage, et c'est peu de dire qu'il est accablant pour tous ceux qui ont décidé de cette expulsion, l'ont exécutée, l'ont défendue et, maintenant, la "couvrent" de leur silence ou de leurs avis d'experts...

Je ne résumerai pas ces notes. Il faut les lire dans leur intégralité, dans leur vérité.

Comme il faut regarder dans son intégralité ce reportage de Franck Seuret, mis en ligne le 19 octobre sur le site de Rue89 :



Le 6 décembre, une partie du comité de soutien à la famille Vrenezi s'est déplacé à Paris afin de remettre à L'Elysée un dossier concernant la situation d'Ardi, et contenant, entre autres choses, cette vidéo. On leur a aimablement assuré que le paquet, dûment contrôlé, parviendrait à la présidence de la République.


Il faudrait peut-être adresser un courrier semblable à notre "première dame".

Elle trouverait là une bonne occasion de se "sentir utile"...


(*) Sur Ardi et sa famille, voir le blogue de leurs soutiens, et quelques billets de L'escalier.

vendredi 24 décembre 2010

La République vous en donne plus

Le 9 septembre 2010, monsieur Nicolas Sarkozy s'est offert un court déplacement à Marly-le-Roi, non pour y admirer les chevaux du parc ou les fesses de leurs palefreniers, mais pour inaugurer le nouvel "internat d'excellence". Il en a profité pour se faire photographier et vidéoter sous différents angles. Enfin, puisqu'il était là, il a prononcé un beau discours sur l'excellence...

On sait que monsieur Sarkozy y croit dur comme fer, en l'excellence, mais on sait aussi qu'il ne pratique pas beaucoup.

Bref, cette sortie présidentielle se déroula sans incidents, mais le nouveau slogan, d'une onctuosité quasiment christique, que ses conseillers en communication lui firent essayer ce jour-là, n'eut pas un très grand succès.

"Donner plus à ceux qui ont moins, c'est la République!"

Dit-il...

Au fond de la salle, on cherchait peut-être une rime en "-ique".

Monsieur Nicolas Sarkozy se livrant à un exercice de haut vol,
un commentaire composé de la "une" de L'Équipe.
(Photo Reuters.)

On peut supposer qu'Hadjila, élève de cinquième, a assisté à cette opération de communication, et qu'elle a pu en être heureuse, malgré les inquiétudes et les angoisses d'une rentrée en internat...

Maintenant, cette République qui "donne plus à ceux qui ont moins", veut expulser Hadjila et sa famille, devenus "illégaux".

Le RESF 78 donne tous les détails dans ce texte de pétition :

Qui est Hadjila ?

Elle est née en Algérie en 1997.

Son grand-père paternel est arrivé en région parisienne en 1959 (c'était avant l'indépendance de l'Algérie). Il a construit sa vie ici et est devenu propriétaire d'un restaurant. Ayant l'âge de prendre sa retraite, il a cédé son entreprise à ses 4 garçons (dont le papa d'Hadjila). C'est dans le cadre de ce projet familial qu'Hadjila est venue en France avec ses parents.

Pour bien préparer cette venue elle a été scolarisée en Algérie dès le CP dans des structures suivant les programmes français ; c'est cela qui lui a permis de suivre dans de bonnes conditions ses études, CM1, CM2 et 6ième, à Houilles (78), là où la famille habite. Son sérieux, tant dans son travail que dans sa vie (elle était déléguée de sa classe l'année dernière) l'a amenée à suivre sa cinquième au collège Louis Lumière de Marly-le-Roi (internat d'excellence).

Que lui arrive-t-il ?

Ses parents ont fait les démarches nécessaires pour avoir le droit de séjourner en toute légalité dans notre pays. Ils viennent de recevoir un avis défavorable de la préfecture et une OQTF (Obligation de Quitter le Territoire Français).

Comment accepter qu'Hadjila ne puisse pas finir ses études qu'elle a si bien commencées ?

Comment accepter que l'état français l'expulse hors de France alors que ce même état a pris en charge sa formation à Marly ?

Comment accepter que monsieur, propriétaire d'une partie du restaurant familial et possesseur d'une promesse d'embauche, soit considéré comme indésirable sur notre territoire ?

Comment accepter que cette famille, parfaitement intégrée, soit rejetée, alors que tous les autres membres de cette même famille ont des titres de séjour ?

Avec le Réseau Éducation Sans Frontières, nous demandons à la préfecture des Yvelines de revenir sur ses conclusions, d'abroger les OQTF et de délivrer aux deux parents d'Hadjila des titres de séjour «Vie Privée et Familiale».

mardi 21 décembre 2010.

Vous pouvez signer cette pétition sur le site du RESF.

Écrire à la préfecture des Yvelines...

Et pourquoi pas au rectorat de Versailles, à l'inspection académique des Yvelines...

jeudi 23 décembre 2010

Noël clandestin au Pays Basque

Aurore Martin n'a jamais été aussi visible, dans la presse nationale, que depuis qu'elle a annoncé sa décision "d’arrêter [son] contrôle judiciaire et de ne plus [se] montrer publiquement". Elle est ainsi devenue, pour TF1 news, "cette militante basque qui défie la justice française".

Mais ne comptez pas trop sur TF1 pour savoir ce que défie et piétine la justice française, lisez plutôt l'intégralité de la lettre qu'Aurore Martin a adressée à Euskal Herriko Kazeta (Journal du Pays Basque), et que je copicolle en annexe à ce billet.

L'article de Karl Laske, dans Libération, rappelle qu'Aurore Martin est "visée par un mandat d’arrêt européen émis par l’Espagne" et résume ainsi les "charges" retenues contre elle :

Le problème, c’est que l’Espagne reproche à Aurore Martin sa «participation à une organisation terroriste» sur la base de sa présence à des conférences de presse de Batasuna, en 2006 et 2007, à Pampelune, et son appartenance, alors, au bureau national du mouvement. En outre, elle a été salariée en 2006, du groupe parlementaire d’EHAK, le Parti communiste des terres basques… interdit en 2008.

Ce mandat d'arrêt européen a été validé le 23 novembre par la Cour d'appel de Pau, et, la semaine dernière, la Cour de cassation a rejeté le pourvoi formé par Aurore Martin.

La décision de la justice française de se rendre aux raisons de la police-justice espagnoles offense le simple bon sens. Celui-ci s'exprime, par exemple, dans les propos de monsieur Max Brisson, conseiller général UMP des Pyrénées-Atlantiques, que l'on ne peut suspecter de sympathie excessive avec parti indépendantiste basque Batasuna - il prend d'ailleurs des gants diplomatiques assez épais pour en parler :

"Je n'accepte pas que son parti, Batasuna, ne condamne pas sans réserve la violence et le terrorisme, mais je n'accepte pas davantage qu'une jeune française soit extradée pour ses convictions politiques et son appartenance à un parti qui n'est pas interdit en France."

Monsieur Brisson a tenu à faire cette déclaration "à titre personnel" au conseil général, le 17 décembre, et a souhaité que "l'assemblée dise qu'elle ne veut pas que l'une de ses concitoyennes soit extradée vers un pays étranger, fût-il voisin, ami et démocratique".

Lundi dernier, avant que la lettre d'Aurore Martin ne soit connue, le Conseil régional d'Aquitaine a adopté, à "une très large majorité d'élus, toutes sensibilités confondues", une "motion demandant au gouvernement français de ne pas procéder à l'exécution de l'extradition de la jeune femme".

Bien que «juridiquement possible», cette extradition «serait basée sur des faits non répréhensibles sur notre territoire, tels que l’appartenance à un parti politique et la participation à des manifestations publiques», ont souligné les élus.

Sud-Ouest donne, en encadré, l'avis d'un magistrat de Cour d'appel de Pau :

"La décision de transfert en Espagne est exécutoire, Aurore Martin sera inscrite au FPR [fichier des personnes recherchées] et des recherches seront engagées dès lors qu'elle ne répondrait plus aux obligations du contrôle judiciaire auquel elle est soumise."

Les voies de recours juridique ont été explorées, en vain, mais comme le souligne Askatasuna, le comité de soutien aux prisonniers politiques basques :

"La bataille n'est pas juridique, mais politique, et nous allons la mener jusqu'au bout. Nous n'accepterons pas que nos droits civils et politiques soient bafoués. Après Batasuna, nous savons que ce sont les militants syndicaux ou associatifs qui seront visés, et pourquoi pas des journalistes et des élus. Le mandat d'arrêt européen constitue un nouvel outil de répression pour les gouvernements."

Mobilisation à Saint-Jean-Pied-de-Port.
(Photo Patrick Bernière/Sud Ouest.)

Un blogue regroupe les informations sur la mobilisation en cours. Pour y accéder, il suffit de cliquer sur la bannière:



Annexe: La lettre d'Aurore Martin.

Le coup de massue est tombé!

Me voilà amenée à vous écrire une lettre d’un genre particulier.

Je m’adresse à vous tous aujourd’hui pour vous exprimer toute mon indignation, mon inquiétude, ma peur, mais aussi toute ma détermination et ma volonté de me battre.
Il est l’heure de défendre nos droits civils et politiques avec force, ce précédent ne laisse rien présager de bon.

L’inacceptable est-il acceptable ? Bien sur que non ! Cependant l’histoire du Pays Basque nous a souvent démontré que l’inacceptable était possible : les extraditions, les multiples mandats d’arrêt européens délivrés à des dizaines de militants politiques (Segi, Askatasuna, Udalbiltza…), l’existence des législations et tribunaux d’exceptions à Paris et Madrid, la pratique de la torture dans les commissariats et casernes espagnoles, les partis politiques interdits, deux quotidiens fermés et ses journalistes torturés et incarcérés, les arrestations massives, la disparition et la mort de Jon Anza… Tout cela existe, cette répression est normalisée, c’est le lot quotidien du Pays Basque, des Basques. Cela est possible car les principales formations politiques en France et en Espagne, avec la complicité de leurs relais locaux, le permettent, le défendent et pour certains le laissent faire par leur silence coupable. Il est temps de prendre vos responsabilités !

Je n’ai pas été surprise par le verdict de la Cour de Cassation. Nous le savions depuis longtemps, dans les affaires basques, les justices espagnole et française sont là pour appliquer des décisions politiques. Depuis mon incarcération à Seysse, les dés étaient jetés, le reste n’était que de la mise en scène, une belle mascarade. Tout cela pour arriver à leur fin, l’illégalisation de fait de Batasuna par l’Etat français, de toute la gauche abertzale, et plus s’ils le jugent nécessaire. Une illégalisation sournoise menée main dans la main avec l’Espagne.

Une preuve de plus que l’Etat français est un acteur majeur et direct du conflit politique basque. En acceptant ce MAE, Paris ne fait que renforcer ses choix politiques : la répression et la négation du Pays Basque ; une négation qui est à l’origine de ce conflit. Il n’y aura pas de solution juste donc définitive tant que la France ne reconnaîtra pas l’existence politique du Pays Basque nord.

Ce nouveau saut répressif a lieu au moment où la gauche abertzale multiplie ses efforts en faveur d’un processus démocratique de résolution de ce conflit. Mon Mandat d'Arrêt Européen et le maintien dans l’illégalité de la gauche abertzale sont des obstacles à sa mise en place. Tous les acteurs du conflit doivent pouvoir participer à ce processus en toute normalité ; dans ce sens, la gauche abertzale doit être légalisée sur l’ensemble du Pays Basque et toutes les poursuites judiciaires à son encontre stoppées.

Malgré cette répression, ces provocations, Batasuna réaffirme son engagement en faveur de ce processus démocratique. Dans ce sens, nous mettrons tout en œuvre pour qu’il puisse aller jusqu’à son terme.

Je n’ai pas l’intention de me soumettre aux autorités espagnoles, ni de faciliter à la France l’exécution de mon Mandat d'Arrêt Européen. Depuis quelques jours, ma vie a quelque peu changé. En effet, mon activité politique est interdite en France, en Espagne et en Pays Basque. Je n’ai pas d’autre choix que de me cacher pour pouvoir continuer mon activité politique au sein de Batasuna. J’ai donc décidé d’arrêter mon contrôle judiciaire et de ne plus me montrer publiquement. Je suis en Pays Basque, parmi vous, grâce à vous, grâce aux nombreux amis et soutiens qui m’ont accueillie et ouvert leurs portes. En Pays Basque, il y a une valeur qu’on ne nous enlèvera jamais, c’est celle de la solidarité.

Merci à tous, proches, amis, militants, élus… pour tout le travail accompli. Sans vous tous, cela ne serait pas possible. Continuons ce travail, rassemblons-nous, créons entre tous un rempart contre la répression, créons les conditions de la résolution de ce conflit, créons les conditions de la reconnaissance politique du Pays Basque nord.

Pour terminer cette lettre je vous demande d’avoir une pensée pour les militants incarcérés ou réfugiés, et leurs familles, qui, comme moi, vont passer les fêtes de fin d’année loin de leurs proches.

Merci.

mercredi 22 décembre 2010

Faux adieu à la fresque de Billère

La fresque de Billère, non loin de Pau, offensait une certaine idée de l'ordre républicain. Monsieur Philippe Rey, ci devant préfet des Pyrénées-Atlantiques, a voulu mettre bon ordre à ce désordre, et n'a eu de cesse d'obtenir que ce scandale symbolique soit effacé. Malgré l'aide gracieuse que lui proposaient les militants du Bloc Identitaire bordelais, il a préféré, en bon administrateur, utiliser la voie juridique, et il a fini par obtenir gain de cause.

La "fresque des expulsés" sera bien effacée.

Monsieur Philippe Rey, maintenant promu je ne sais où, pourra toujours revenir, à l'occasion, admirer son œuvre à lui : un mur vide.

C'est si beau un mur vide de toute trace d'humanité...

Samedi matin, près de 300 personnes se sont rassemblées devant la fresque pour lui faire une manière de faux adieu.

Apparemment, il ne faisait pas chaud dehors, mais plutôt au dedans:

"Nous n’avions pas besoin de cette fresque pour agir. Mais devant l’acharnement du Préfet elle est devenue un symbole, un message d’espoir. Il est parti, elle est toujours là."

A dit Jean-Yves Lalanne, maire de Billère.

Avant d'annoncer que ce "message d'espoir" allait trouver d'autres supports : ticheurtes, posters, cartes postales, cartes de vœux et une banderole qui pourra circuler dans les communes pour être placée à l'entrée des mairies.

Sud-Ouest nous annonce même qu'elle sera reproduite "sur un wagon de la communauté Emmaüs de Lescar durant le premier trimestre de l'année 2011". Et que cela réjouit Jean-Yves Lalanne : «Elle sera encore plus visible puisqu'elle sera placée en face de la sortie de l'autoroute à Lescar. Voilà ce qu'ils ont gagné.»

Les artistes du Studio Tricolore, qui ont réalisé la fresque en 2009, ont donné leur accord.

Après tout, la censure obtenue par le préfet ne portait que sur l'apposition de la fresque sur un édifice public...

Puisque, quelles que soient ses qualités architecturales intrinsèques ou extrinsèques, votre poitrine n'est pas un édifice public, vous pouvez envisager sérieusement de porter un de ces ticheurtes.

Pour les renseignements, le site du RESF indique deux adresses de courriel :

claire@carrementnet.fr

veronique.dehos@gmail.com

Le droit aux images de soi

Grand spécialiste des titres à la précision douteuse, le quotidien Libération annonçait sur son site, dans la soirée de lundi :

Un site «anti-flics» dans le viseur de la police

Il fallait comprendre que "la police" désignait "Alliance, le second syndicat de gardiens de la paix" dont un tract fort coloré, auquel ne manquait que les gyrophares et les avertisseurs sonores, venait d'être repris par l'AFP.

Également disponible en pdf.

Passons sur le fait que personne, à l'AFP et à Libé, n'a, semble-t-il, eu l'idée de se rendre, d'un clic ou deux, sur le "site en question", et surtout sur la page incriminée. Car de "site «anti-flics»" il n'y a pas, mais une page, sur un site d'information libre, annonçant une opération de copwatching à la française. L'article est rédigé en des termes que l'on peut trouver matamoresques, et calamiteusement orthographié - mais pas plus mal que certaine procès-verbaux. Il est illustré de photographies d'individus que l'on nous présente comme des policiers en civil, assaisonnées de commentaires souvent peu amènes - mais pas moins que certaines injonctions que j'ai eu à attendre pour m'être trouvé sur leur trajectoire.

Admettons que tout cela ait fait beaucoup de peine aux gardiens de la paix encartés à "Alliance, LE syndicat"...

Du coup, ils en appellent à toute leur hiérarchie :

Alliance en appelle au ministre de l’Intérieur et au préfet de police afin que la justice soit saisie et que de tels sites soient fermés et leurs administrateurs poursuivis !

Alliance réitère au ministre de l’Intérieur sa demande de création d’un service spécialisé dans la lutte contre cette forme de délinquance, dont le seul but est de déshonorer et de discréditer les hommes et les femmes de la police et de la gendarmerie nationales!


Le lendemain, on pouvait apprendre que le syndicat avait envoyé une lettre à monsieur Brice Hortefeux, afin de lui demander "un geste fort".

Comme si monsieur Hortefeux était capable d'un geste faible...

Il se trouve que l'AFP a "eu connaissance" de ce "courrier", en a fait une dépêche, et cette dépêche a elle-même fait l'objet d'un nouveau tract-affichette, d'une mise en page plus sobre que le précèdent, et renforcé du logo de l'AFP.

Lui aussi est disponible en pdf.

Au cas où le ministre n'aurait pas encore compris, l'affichette se termine par :

Alliance suggère que, "à l'instar de certains services de police, spécialisés dans la lutte contre la cybercriminalité", soit "envisagée la possibilité de mettre en œuvre un service spécifique chargé de lutter contre toutes formes d'atteintes à l'image de notre institution comme de celle des policiers et des gendarmes".

Que la publication de photographies de "collègues", au repos ou en action, puisse être vue comme une " forme d'atteinte à l'image de notre institution comme de celle des policiers et des gendarmes" dit assez quelle piètre image de soi peut avoir chacun de nos gardiens de la paix...

mardi 21 décembre 2010

Du jour natal

Hier, pour mon anniversaire, j'ai eu le droit d'inviter quelques petit(e)s camarades de mon âge à un goûter. J'avais pensé organiser une pyjama party, mais je n'ai pas eu l'autorisation. Nous nous sommes quand même bien amusé(e)s car la fête a eu lieu dans l'igloo que j'ai construit au fond du jardin. Chocolat chaud, brioches et champagne frappé, pour faire passer. C'était grandiose, surtout éclairé à la graisse de phoque brûlant dans des photophores que j'avais fait venir tout spécialement de chez Nanoukéa, le Carrefour des esquimaux.

Un igloo à colorier.
(Attention à ne pas dépasser !)

Naître à une date proche du solstice d'hiver est une véritable malédiction, c'est connu. L'un des meilleurs exemples est ce fameux Jésus, malencontreusement né le 25 décembre, qui n'a pas fait de vieux os parmi nous, bien que né d'un peuple qui connut des Mathusalem.

(Je dois dire que, durant toute ma vie, j'ai beaucoup souffert que l'on confonde mes cadeaux d'anniversaire et mes cadeaux de Noël...)

Arriver à l'âge officiellement canonique qui est le mien à la veille d'une éclipse de lune se développant le jour même d'un solstice d'hiver n'est pas non plus très bon signe. On ne s'est pas privé de me le dire, vous savez comment sont les vieux...

A quoi j'ai régulièrement répondu que cela aurait pu être pire : j'aurais pu en ce jour atteindre ma "grande climatérique", celle que l'on a de bonnes raisons de situer à 63 ans.

Un cadeau d'anniversaire pour Quintus Cerellius.

La théorie des années climatériques(*) nous a été transmise par un certain Censorinus, dont on ne sait presque rien, dans un court traité, le Liber de die natali, écrit à l'occasion de l'anniversaire d'un certain Quintus Cerellius, dont on ne sait pas grand chose. Tous deux ont vécu au IIIe siècle de notre ère, et ils n'ont probablement pas survécu.

La section XIV, Distinction des âges de l'homme, suivant les opinions de plusieurs ; et des années climatériques, passe en revue plusieurs manières de ponctuer les diverses périodes de la vie d'un homme, en suivant les traditions transmise ou les bons auteurs. Le nombre sept, nombre des "astres errants" qui "gouvernent nos jours et nos vies", est bien sûr prépondérant.

Voici le point de vue d'Hippocrate :

Hippocrate le médecin divise en sept périodes la vie de l'homme : la première se termine à sept ans, la seconde à quatorze, la troisième à vingt-huit, la quatrième à trente-cinq, la cinquième à quarante-deux, la sixième à cinquante-six, et la septième va jusqu'au dernier jour de la vie.

Mais la préférence de Censorinus va à une division régulière :

Mais de tous les auteurs, ceux-là me semblent le plus dans le vrai, qui ont divisé par semaines de sept ans la vie de l'homme. Aussi bien est-ce après chaque période de sept années que la nature fait apparaître en nous quelques nouveaux caractères, ainsi que nous pouvons le voir dans l'élégie de Solon, où il est dit que dans la première semaine l'homme perd ses premières dents ; dans la seconde, son menton se garnit de poil follet ; dans la troisième, sa barbe pousse ; dans la quatrième, ses forces se développent ; dans la cinquième, il est mûr pour la procréation ; dans la sixième, il commence à mettre un frein à ses passions ; dans la septième, sa prudence et son langage sont à leur apogée ; dans la huitième, sa perfection se maintient ; et, suivant d'autres auteurs, ses yeux commencent à perdre de leur éclat ; dans la neuvième, affaiblissement de toutes ses facultés ; dans la dixième, maturité voisine de la mort.

Notre auteur abrège un peu, et arrive aux années critiques :

Il y a encore, sur ces semaines, bien des choses à lire dans les écrits des médecins et des philosophes. De tout cela il résulte que, comme dans les maladies chaque septième jour est périlleux et pour cela même appelé critique, de même, dans tout le cours de la vie humaine, chaque septième année a ses crises et ses dangers ; ce qui la fait nommer climatérique. Encore, parmi ces années critiques, en est-il qui sont regardées par les astrologues comme l'étant plus que les autres : les plus à craindre et à observer, selon eux, sont celles qui ferment chaque période de trois semaines, c'est-à-dire la vingt et unième année, la quarante-deuxième, la soixante-troisième, et enfin la quatre-vingt-quatrième, qui est celle où Staséas a fixé le terme de la vie humaine.

Tout cela serait limpide si ces auteurs anciens arrêtaient un peu de se chipoter entre eux...

Voilà-t-il pas que certains d'entre eux introduisent là-dedans le nombre neuf, nombre des Muses, qui gouvernent l'âme, alors que les planètes gouverneraient le corps. On en arrive ainsi, de bidouillage pythagoricien en bricolage platonicien, à déterminer trois années extrêmement critiques :

Plusieurs philosophes, mus par une autre idée, ont, à la faveur d'une distinction ingénieuse, dit que le nombre septénaire regardait le corps, et le novénaire l'âme ; que l'un, qui intéressait la santé du corps, était attribué à Apollon, et que l'autre l'était aux Muses, vu que les maladies de l'âme, qu'on appelle πάθη, sont souvent calmées et guéries par le secours de la musique. Aussi, distinguant trois années climatériques, ils ont fixé la première à quarante-neuf ans, la dernière à quatre-vingt-un, et la moyenne, celle qui tient des deux autres, à soixante-trois, d'autant qu'elle résulte de neuf semaines, ou de sept neuvaines d'années.

Il y aurait des raisons de se faire du souci.

Mais je viens d'apprendre que la date de la fin du monde avait été fixée au 21 décembre 2012.

Ça me rassure.



(*) Il me faut préciser, pour l'éventuel troll neuilléen de passage, que le mot "climatérique" n'a rien à voir avec le climat, ni son réchauffement, mais dérive d'un mot grec, κλιμακτηρικός, lui-même dérivé de κλιμακτήρ, échelon.

dimanche 19 décembre 2010

Le cauchemar du survivant

Nous vivons dans un monde étrange, où des associations, qui ont bien autre chose à faire puisqu'elles accueillent dans leurs centres de soins spécialisés des personnes ayant subi la torture et la violence politique dans leur pays d’origine, en arrivent à communiquer à la presse, qui ne va pas s'empresser de relayer, un texte comme celui qui suit:

Victimes de torture dans leur pays d’origine, victimes de lois inhumaines en France.

Les centres de soins pour personnes victimes de torture exhortent les sénateurs à ne pas adopter le projet de loi Besson.

Aujourd’hui, il est nécessaire de le faire savoir : il existe en France des centres de soins spécialisés pour les personnes ayant subi la torture et la violence politique dans leur pays d’origine.

Ces personnes qui parviennent jusqu’à nous ont subi des tortures physiques et psychologiques, ont fui leur maison, ont perdu des proches, ont quitté leur travail et leurs amis, ont traversé des continents pour sauver leur vie. Elles nous sollicitent afin qu’on apaise leurs souffrances : un début possible pour une vie nouvelle.

Mais, au cours des dernières années, en guise d’accueil, ces personnes venues en France pour y chercher refuge sont menacées d’expulsion, avant même d’être en mesure d’exprimer les raisons qui les ont poussées à rejoindre notre pays. Sans accès au travail, sans accès à un hébergement, elles ont souvent à peine de quoi survivre. Comment faire pour qu’un patient se rende à des rendez-vous réguliers ou suive un traitement médicamenteux quand on sait qu’il va dormir dehors et craint d’être arrêté en venant au centre de soins ?

Nous, équipes de ces centres, qui recevons chaque année des hommes, des femmes, des enfants originaires de pays tels que la République démocratique du Congo, la Tchétchénie, l’Afghanistan, sommes atterrées à l’idée que le Sénat puisse adopter le projet de loi relatif à l’immigration, l’intégration et la nationalité, déjà approuvé par l’Assemblée nationale.

Ce projet de loi va rendre encore plus complexe le parcours de nos patients pour justifier devant l’administration française de leur présence parmi nous et encore plus injuste un système qui leur laisse déjà peu de chances de soigner les séquelles physiques et psychologiques d’un passé particulièrement violent.

Nous, cliniciens et personnels associatifs, qui exerçons en France en avons assez !

Nous exhortons les sénateurs à ne pas trahir la France des droits de l’homme et donc à rejeter ce projet de loi qui en est indigne.

Aleph - Sud-Ouest
Association Primo Levi* (Paris)
Awel (La Rochelle)
Er (Grenoble)
Mana* (Bordeaux)
Osiris* (Marseille)
Parole sans frontière (Strasbourg)

Avec le soutien d’Appartenances (Lausanne) et d’Ulysse (Bruxelles), membres de RESEDA.

* Membres de RESEDA - Réseau francophone de soins et d’accompagnement pour les exilés victimes de torture et de violence politique


Sur le site de l'Association Primo Levi, qui signe ce communiqué, le lecteur est accueilli par un extrait d'un poème de Primo Levi qui a été publié dans le recueil Ad ora incerta, en 1984.

On peut en lire la traduction par Louis Bonalumi dans l'édition française de ce livre, parue en 1997 aux éditions Gallimard, sous le titre A une heure incertaine :

Le survivant
******************************à B. V.

Since then, at an uncertain hour,
Depuis lors, à une heure incertaine,
Cette souffrance lui revient,
Et si, pour l'écouter, il ne trouve personne,
Dans la poitrine, le cœur lui brûle.
Il revoit le visage de ses compagnons,
Livide au point du jour,
Gris de ciment,
Voilé par le brouillard,
Couleur de mort dans les sommeils inquiets :
La nuit, ils remuent des mâchoires
Sous la lourde injonction des songes,
Et mâchent un navet inexistant.
"Arrière, hors d'ici, peuple de l'ombre,
Allez-vous-en. Je n'ai supplanté personne,
Je n'ai usurpé le pain de personne,
Nul n'est mort à ma place. Personne.
Retournez à votre brouillard.
Ce n'est pas ma faute si je vis et respire,
Si je mange et je bois, je dors et suis vêtu."

*************************8 février 1984


Primo Levi (1919-1987).

De doctes critiques vous expliqueront que Primo Levi n'était pas un grand poète bien qu'il ait lu et écrit de la poésie durant toute sa vie...

De brillants jeunes gens nés sans complexes vous diront que ce n'est là que prêchi-prêcha de bisounours humaniste - car c'est ainsi qu'ils causent...

Mais nul autre que le survivant Primo Levi n'a su dire avec cette force le cauchemar des survivants.

On sait que Primo Levi l'a vécu, ce cauchemar, dès son retour des camps, mais c'est en se tournant vers la grande poésie des classiques qu'il trouve la force de l'évoquer encore, près de quarante ans plus tard.

Il ouvre son poème par une citation, en anglais, d'un vers de Coleridge, tiré de The Rime of the Ancient Mariner (1798), le premier d'un quatrain qu'il traduit :

Since then, at an uncertain hour,
That agony returns;

And till my ghastly tale is told,

This heart within me burns.


Dans la version d'Henri Parisot (Le Dit du Vieux Marin, Librairie José Corti, 1999), ce passage est ainsi amplifié :

Depuis lors, au moment le plus imprévisible,
L'angoisse, de nouveau, de mon être s'empare,
Et, tant que n'est pas dite mon affreuse histoire,
Ce cœur, qui est le mien, dans ma poitrine brûle.

La vision qui se développe semble être un écho de l'Inferno de Dante, se dit-on vaguement...

Un lecteur de l'italien reconnaitra au dernier vers une citation du chant XXXIII, et pourra vous dire ce passage :

"Io credo", diss' lui, "che tu m'inganni ;
ché Branca Doria non mori unquanche,
e mangia e bee e dorme e veste panni."

Ainsi traduit par Jacqueline Bisset (La divine comédie, L'Enfer, GF-Flammarion, 1985) :

"Je crois", lui dis-je, "que tu me trompes,
car Branca Doria n'est pas encore mort ;
il mange, il boit, il dort, il met des habits."

Il vous faudra entendre alors ce qu'est "le survivant" pour Primo Levi : un damné qui "n'est pas encore mort".

Nous vivons dans un monde étrange, où nos élu(e)s ont approuvé une loi qui ouvre la chasse à ces survivants, ces damnés qui ne sont pas encore morts...

Alors, pour nos chers élu(e)s, et pour nous aussi, ce poème que Primo Levi avait placé en tête de Se questo è un uomo (Si c'est un homme, traduit par Martine Schruoffeneger, éditions Juillard, 1987) :

Si c'est un homme (Shemà)

Vous qui vivez en toute quiétude

Bien au chaud dans vos maisons,

Vous qui trouvez le soir en rentrant

La table mise et des visages amis,

Considérez si c'est un homme

Que celui qui peine dans la boue,

Qui ne connaît pas de repos,

Qui se bat pour un quignon de pain,

Qui meurt pour un oui pour un non.

Considérez si c'est une femme

Que celle qui a perdu son nom et ses cheveux

Et jusqu'à la force de se souvenir,

Les yeux vides et le sein froid

Comme une grenouille en hiver.

N'oubliez pas que cela fut,

Non, ne l'oubliez pas :

Gravez ces mots dans votre cœur.

Pensez-y chez vous, dans la rue,

En vous couchant, en vous levant;

Répétez-les à vos enfants.

Ou que votre maison s'écroule,

Que la maladie vous accable,

Que vos enfants se détournent de vous.


***************************10 janvier 1946

Qui d'entre vous, qui d'entre nous, ose se demander si les survivants des enfermements, des violences et des tortures sont encore des hommes, encore des femmes ?

samedi 18 décembre 2010

Présumé présumable

Très soucieux de ne pas commettre d'impair, j'en étais encore à me demander s'il fallait parler de "présumé innocent" ou de "présumé coupable" dans le cas d'un citoyen condamné mais ayant fait appel, lorsque j'ai trouvé, dans une brève du site d'Europe 1, une réponse inattendue à mes interrogations.

La source m'en paraît tout à fait "propre et honnête", et parfaitement documentée. Cette réponse est celle d'un citoyen qui vient justement d'être "condamné à un euro de dommages et intérêts par le tribunal de grande instance de Paris pour atteinte à la présomption d'innocence de l'ex-conseiller de Michèle Alliot-Marie à la Chancellerie, David Sénat". (*)

Brice Hortefeux, condamné vendredi matin pour atteinte à la présomption d’innocence à l’encontre de David Sénat, a rappelé que l’appel de ce jugement le rendait innocent aux yeux de la loi, comme pour sa première condamnation pour injure raciale. "Il ne s’agit pas de condamnations définitives", a rappelé, sur Europe 1, le ministre de l’Intérieur, s’estimant donc "innocent jusqu’à ce stade". Et si les cours d’appel confirmaient les premiers jugements ? "Il existe une procédure qui s’applique à tous, qu’on soit ministre en pas, c’est qu’après il peut y avoir un pourvoi en cassation", s’est contenté de répondre Brice Hortefeux.

Ainsi monsieur Brice Hortefeux, par deux fois déclaré coupable puisque condamné deux fois par un tribunal, n'est même pas, selon lui, resté "présumé innocent" en faisant appel de ces décisions de justice, mais il est devenu, toujours selon lui, "innocent aux yeux de la loi", ou encore "innocent jusqu’à ce stade".

Comme il semble envisager avec une certaine sérénité le pourvoi en cassation, je crois que monsieur Hortefeux est pour un bout de temps accroché à son innocence, aussi fermement que des morpions à la soutane d'un curé.

Au moins jusqu'en 2012...

Monsieur Brice Hortefeux, brandissant sa carte d'innocent.

A part cela, force est de constater que tout va pour le mieux dans la plus irréprochable démocratie du monde. Aucun débordement, aucun excès de langage, n'ont été constatés.

Les collègues de monsieur Hortefeux n'ont organisé aucun rassemblement de protestation autour du tribunal à l'énoncé de la sentence et n'ont pas perturbé le quartier en déclenchant les sirènes de leurs escortes respectives. Le premier ministre n'a donc pas eu à publier un communiqué compréhensif où il aurait laissé entendre que cette condamnation pouvait paraître "disproportionnée" à son petit personnel.

Bref.

Tout va bien.

Nous vivons dans le plus beau pays du monde.

Surtout sous la neige.



(*) Je copicolle ici un extrait du lefigaro-point-fr pour être sûr de ne pas faire de gaffe...

vendredi 17 décembre 2010

Fromage blanc à l'Élysée

Le frémissement qui, dans la journée d'hier, a parcouru la blogosphère n'aura, je le suppose, échappé à personne. Comme il a pris l'ampleur considérable d'un frétillement, nous l'avons même ressenti à Trifouillis-en-Normandie. Ma souris, qui se prend parfois pour un chihuahua, en a remué frénétiquement la queue en poussant quelques jappements de plaisir.

Désireux, paraît-il, de "se reconnecter avec un domaine qui a toujours semblé échapper à la présidence et à l’exécutif français", assavoir le ouaibe français, monsieur Nicolas Sarkozy "a invité plusieurs personnalités - en tout huit blogueurs et professionnels du secteur - à un déjeuner à l’Elysée, ce jeudi midi, à l’initiative de Claude Guéant".

Lundi dernier, cela bruissait déjà très fort. A la suite d'une brève parue dans Les Échos, Alexandre Piquard pouvait, en toute discrétion, confirmer la grande nouvelle :

"Je confirme que j'ai bien été invité à l'Elysée jeudi midi", affirme de son côté un participant joint par Le Monde.fr, tout en préférant rester anonyme, car on lui a "demandé de garder une certaine discrétion sur cette invitation", lancée la semaine dernière. Ce participant précise que la liste d'invités possibles parue dans Les Echos lui semble "assez exacte".

Le journaliste va jusqu'à poser la fausse bonne question convenue, et récolte, en conséquence, la bonne fausse réponse convenue :

N'y a-t-il pas un risque pour ces blogueurs d'être instrumentalisés ? "J'estime être un grand garçon et conserver ma liberté de parole", répond le participant contacté, tout en affirmant "ne pas être dupe". "L'Élysée a envie de reprendre un peu la main sur le sujet Internet en vue de 2012, analyse-t-il. Le gouvernement s'est fait une mauvaise image sur le Web et veut rattraper cela."

Ce qui caractérise peut-être le "non-dupe" est qu'ayant tout compris par avance, il peut faire l'économie d'une bonne part de son esprit critique...

"Les non-dupes errent" (sans faire la liaison, svp)
fut le titre de son séminaire XXI, en 1973-1974.
(La photo, elle, date du séminaire XVIII, comme on peut lire.)

L'un des arts premiers chez le/la politique est de savoir discourir en faisant semblant de prendre au sérieux les gens qui se prennent au sérieux. Et l'on sait que monsieur Nicolas Sarkozy est un expert en cette matière, quitte à sacrifier un peu de son temps à l'heure du déjeuner. En picorant de ci de là les réactions de ses invités du jour, on peut se convaincre qu'il a bien réussi avec les hôtes qu'il honorait ce jour-là.

Sérieux comme un pape de la Toile qui viendrait d'être intronisé, monsieur Éric Dupin, connu pour se presser le citron avec régularité, commence ainsi son billet, intitulé Déjeuner à l’Élysée, le debrief : Conseil du numérique et G8 internet :

Je suis de retour de l’Élysée où, comme vous le savez certainement, le président Nicolas Sarkozy avait convié huit représentants de l’internet français à un déjeuner.

Comme je m'en fichais éperdument, je ne le savais pas... J'ai pourtant continué ma lecture de ce compte-rendu qui comporte, on s'en doute, une bonne dose de naïveté et de fatuité dans la narration de cet "instant d'exception" :

Impressionnant, forcément, mais pas tant que cela, car dès l’arrivée par la grande porte, l’accueil est particulièrement sympathique et pas trop protocolaire. Petit kif personnel et impression de marcher sur l’eau (ça tombe bien, il pleuvait) quand vous remontez tranquillement la célèbre cour du Château et que vous passez devant une (petite) haie de journalistes que vous saluez pour la photo en escaladant les marches du fameux perron comme un chef d’état.

On croirait presque qu'il s'y croirait...

En post-scriptum, notre influent cite un commentaire de monsieur Jean-Baptiste Descroix-Vernier, PDG de Rentabiliweb, qui semble également très content de lui et de l'univers élyséen:

Je crois aussi qu’on a pas mal innové a l’Élysée avec Jacques-Antoine et moi, en terme de protocole et de look :)

Ce grand amateur de smileys termine par cette remarque:

Note : tu as vu, la légende est vraie :) le Président ne picole pas une goutte, et s’engloutit un demi kilo de fromage blanc en fin de repas :)

J’aurais du mal ans les deux cas :)


Avec un protocole aussi allégé que le fromage blanc présidentiel, personne ne pouvait l'y obliger...

Monsieur Jacques-Antoine Granjon, président et fondateur de Vente-privée.com,
expose à la presse ses projets de réforme du protocole et du look élyséens.
(Photo : L. Blevennec/Présidence de la République.)

Un autre incontournable du ouaibe national, le "célèbre avocat qui blogue anonymement depuis des années", a accepté de répondre aux questions de Raphaële Karayan, pour L'expansion. Lui aussi semble ravi :

On mange très bien à l'Élysée ! Plus sérieusement, ce fut 1h30 de conversation sur un ton franc et direct, dans une ambiance assez détendue. Le président nous a mis à l'aise tout de suite, en nous demandant de nous exprimer librement. Il n'y avait pas de protocole particulier. C'était très vivant. Le président est très à l'aise, y compris dans la controverse.

Pas plus que les autres convives, maître Eolas ne s'est fait embobiner. Lui non plus n'est pas dupe :

A la fin, Nicolas Sarkozy a livré ses conclusions, mais nous ne sommes pas dupes, elles étaient écrites à l'avance car certains sujets n'avaient pas été abordés.

Que voilà une fine remarque !

Face à un interlocuteur d'une telle subtilité, Raphaële Karayan se permet une question embarrassante, dans de manière allusive et suffisamment incompréhensible:

Vous sentez-vous légitime par rapport à l'agenda de la réunion ?

Elle s'attire cette superbe réponse du maître, qui devrait faire jurisprudence :

Ce n'est pas une question de légitimité. Le président prend les avis qu'il veut. Ma seule légitimité, c'était d'être invité. Je suis un citoyen français qui donne son avis.

Tous ceux qui estiment que leur légitimité est justement de ne pas mériter les invitations des gens de pouvoir peuvent, légitimement sans doute, se demander si le fromage blanc de l'Élysée n'est pas monté à la tête de notre bon maître légitime.

jeudi 16 décembre 2010

Riches combinaisons aux dîners du Siècle

Monsieur Denis Kessler, que l'on ne présente plus, mais qui se présente comme "président du Siècle" et "président-directeur général du groupe SCOR"(1), a donné au journal Le Monde un point de vue dont le titre indique assez la hauteur : Le Siècle face à ses injustes critiques.

L'ouverture de l'article indique assez à quel point ces "critiques" sont méprisables:

Chaque mois se réunissent à Paris des personnalités venues de tous les horizons politiques, économiques, culturels, religieux pour débattre ensemble de sujets librement choisis portant sur les thèmes les plus divers. Ces réunions ont été l'objet de manifestations suscitées par un collectif, et d'accusations malveillantes relayées par le Net. Dans la tradition suivie par tous les agitateurs, on évoque "complot" et "conspiration", ces mots ayant toujours fait partie du magasin des oripeaux populistes. On présente Le Siècle comme une société secrète, ce qui fait bien rire ses membres, mais ce qui permet d'alimenter tous les phantasmes.

La tonalité de fond se trouvant ainsi indiquée, notre "personnalité" entreprend de plaider le caractère tout à fait anodin des activités du Siècle. Cette association ne serait, en somme et toute proportions gardées, qu'une bande de copains-copines refaisant le monde une fois par mois lors d'une petite bamboche ; mais sans excès, c'est "un repas qui n'a rien de gastronomique", nous dit-on. Personnellement, je trouve que cela ressemble beaucoup, en légèrement plus huppé, aux réunions de la Rébloguique des Ploucs de Trifouillis-en-Normandie...

Notre dernier dîner de l'Épiphanie à l'hôtel Grouillon.
(Jacob Jordaens, Le roi boit, Musée deBruxelles.)

On peut regretter, cependant, que ce beau plaidoyer, tout en modestie, manque de précisions.

Certes, monsieur Kessler nous indique avec précision le montant des cotisations acquittées par les heureux du Siècle - "160 euros, réduite de moitié pour certaines catégories de membres" -, mais il ne nous dit rien sur ces "catégories de membres". Nous aimerions savoir quelles sont les cartes (étudiant, famille nombreuse, troisième âge...) ouvrant droit au tarif réduit au cas où nous serions sollicités pour participer à ces agréables rencontres.

Un autre point a piqué ma curiosité. C'est celui du brassage, qui me semble pouvoir fournir la base d'un exercice d'analyse combinatoire pour classes terminales.

Ce n'est qu'en arrivant à sa table qu'un convive sait quels seront ses voisins, et la règle du brassage veut qu'un homme politique ou un responsable économique soit entouré de personnes venant d'horizons différents (intellectuels, scientifiques, artistes, etc.).

Afin d'envisager les diverses combinaisons possibles, et les dénombrer, il nous faudrait plus d'informations sur l'ensemble des convives regroupés "sur les 40 tables, composées différemment chaque mois".

On peut trouver quelques détails plus précis sur cette organisation dans un article d'Anne Martin-Fugier, «Le siècle» (1944-2004), Un exemple de sociabilité des élites, paru en 2004 dans Vingtième Siècle, Revue d'histoire, et disponible sur le site Cairn-point-info.

L’organisation du dîner mensuel représente une semaine de travail pour Étienne Lacour, qui doit établir les plans de table. En raison de la croissance des effectifs, tous les membres (cinq cent quatre-vingt en 1999 et cent cinquante invités) ne peuvent être conviés à chacun des dîners, on a donc institué une rotation. Chaque dîner rassemble entre deux cent cinquante et trois cents personnes réparties par tables de sept ou huit, et Lacour s’arrange pour que chacun se trouve, de dîner en dîner, avec des convives différents.

J'ignore absolument si monsieur Étienne Lacour est toujours en fonction comme grand maître de l'art combinatoire des dîners du Siècle, mais je salue sa persévérance à perdre une "semaine de travail" tous les mois pour bidouiller des "plans de table". Un logiciel bien conçu aurait sans doute pu le décharger de quelques calculs, mais peut-être se méfiait-il déjà de l'intrusion d'un hacker "populiste" qui aurait pu "déballer" au grand jour ces plans de table confidentiels.

Est-on bien certain qu'un examen attentif des combinaisons de convives ne suggère pas la possibilité d'autres combinaisons plus gratifiantes que le partage d'un dîner "qui n'a rien de gastronomique" ?

Cercle combinatoire de Ramón Lull.

L'imprécision devient omission, il faut l'admettre, lorsque monsieur Kessler présente la genèse de son club d'élite :

Qu'est ce que Le Siècle ? Il est né en septembre 1944 à l'initiative d'un groupe de jeunes qui s'étaient connus durant l'Occupation et qui avaient été profondément marqués par la faillite des institutions et des élites qui avait abouti à la défaite et à l'occupation du pays. La paix revenue, ils voulaient poursuivre leurs réflexions sur la rénovation des institutions et la reconstruction du pays.

Il est regrettable que monsieur Kessler oublie de dire que ce "groupe de jeunes" était animé par Georges Bérard-Quélin, journaliste originaire de la région lyonnaise.

Selon l'article d'Anne Martin-Fugier, après avoir gravi tous les échelons de grouillot à rédacteur, il avait créé, en 1937, La Correspondance de la presse, "une agence destinée à fournir des bulletins périodiques aux quotidiens et aux responsables de la politique et des affaires". Cette officine fut interdite par les Allemands à la fin de 1942. La notice de ouikipédia donne une autre version de cette période:

Après avoir été, en 1940, secrétaire général du quotidien collaborationniste La France au travail, il crée en 1941 une agence de presse pour les quotidiens régionaux, La correspondance de la Presse qui fournissait tous les éléments rédactionnels pour les journaux à la fois à Paris et à Vichy, et ce jusqu'en 1944.

A ces "détails" près, tout le monde s'accorde pour dire qu'en 1944, Georges Bérard-Quélin relance son agence de presse sous le nom de Société générale de presse (2), et fonde, avec quelques amis, l’association Le Siècle. Anne Martin-Fugier trouve à ces deux initiatives "la même motivation", et cite, à l'appui de sa remarque, un passage de la brochure que le conseil d’administration du Siècle avait commandée à l’historienne Agnès Chauveau à l’occasion du passage au nouveau siècle, le 31 décembre 2000 :

"Satisfaire les besoins d’information spécifiques de ceux qui détiennent le pouvoir de décision au sein de l’État, dans le monde de l’économie et dans l’univers des médias."

Si les intentions du fondateur, réaffirmées en 2000, ne sont pas totalement transparentes, elles sont au moins lisibles pour tous ceux qui savent lire.

Monsieur Kessler nous prend pour de gentils neuneus illettrés lorsqu'il répond, en toute fin de son papier, sur les critiques concernant la présence de journalistes aux dîners du Siècle :

Enfin, dernière accusation, Le Siècle "accueillerait des journalistes". (...) Les journalistes sont des citoyens comme les autres et on ne voit pas au nom de quoi ils devraient être exclus de ces réflexions.

(...) il nous semble que ce n'est pas parce qu'on échange qu'on est dans la connivence ; (...) et qu'un journaliste a au moins autant qu'un entrepreneur, un fonctionnaire ou un universitaire, le droit sinon le devoir de rencontrer des personnes qu'il ne connaît pas et des univers autres que le sien.

La présence des journalistes, non pas en tant que "citoyens comme les autres", mais bien en tant que "journalistes venant tant de la presse écrite que de la radio ou de la télévision", n'est pas une conséquence du caractère profondément démocratique et ouvert de ce club d'élite qu'est le Siècle. C'est au contraire sa fonction même, qui est bien de créer la connivence, avec toutes les combinaisons possibles.



(1) La notice Ouiquipédia sur la société SCOR permettra à ceux/celles qui ne font pas partie des élites du Siècle de se faire une idée des préoccupations de monsieur Kessler et de ses petites mains :

La stratégie actuelle de la Scor est un développement de la réassurance multi produit sur un portefeuille géographiquement diversifié afin de mutualiser et disperser les risques. La Scor est divisée en deux entités : Global Life, la réassurance vie (57% du chiffre d'affaires) et Global P&C, la réassurance non vie (43% du chiffre d'affaires).

(2) Toujours extrait de Ouiqui sur Georges Bérard-Quélin:

En 1942, il entre dans la Résistance (mouvement Espoir). La guerre terminée, en 1944, il lance, en août et à Paris, le club Le Siècle et sa maison d'édition, la Société Générale de Presse (SGP), qui édite des bulletins d'informations très utiles aux journalistes et aux dirigeants. Cette Société générale de presse publie toujours Le Bulletin Quotidien, appelé dans la presse le "BQ" (La Correspondance économique, La Correspondance de la Presse, La Correspondance de la Publicité).

Après la mort de Georges Bérard-Quélin, ses publications sont dirigées par sa fille, Marianne Bérard-Quélin, Président-directeur général de la Société Générale de Presse, et Etienne Lacour [lui ! ici ?], Directeur général délégué de la SGP.