Depuis plus de trente ans, la religion de l'amitié me ramène sur des hauteurs proches du bassin de Decazeville. De la terrasse où l'on se livre à de sauvages rituels apéritifs et/ou dînatoires, il est possible de contempler une partie dudit bassin, avec vue sur les gradins de "la Découverte" qui reverdissent et la ville qui s'étiole dans son trou. Il n'y manque, pour compléter le tableau de ce terminus post-industriel, que les pentes dévastées de la "Montagne Pelée" qui domine Viviez.
C'est là que m'est parvenue la nouvelle de la disparition de Jaime Semprun, penseur agaçant, en lisant cet article, signé de Jean-Luc Porquet, dans le numéro du Canard Enchaîné paru le 11 août.
Parfois, il fait très froid en plein été. C'est qu'un ami est parti. Jaime Semprun était tout sauf un pipole. Quand les « news » dressaient la liste des intellectuels qui comptent, il n'en était jamais. Et s'en fichait bien. Jamais il n'acceptait d'aller sur les plateaux télé, ni même à la radio, pour parler de ses livres, ce qu'il écrivait, ce qu'il éditait. Jamais de pub. Jamais de compromis. La maison d'édition qu'il animait, L'Encyclopédie des nuisances, ne publiait que deux ou trois ouvrages par an. Du trié sur le volet. Du longuement mûri, travaillé. Texte au cordeau, maquette impeccable, couverture d'une parfaite sobriété, le tout imprimé dans l'une des dernières imprimeries en France utilisant encore linotype et caractères en plomb. De la belle ouvrage.
Jaime Semprun était de ceux qui disent non. Qui sont contre. Pour qui la critique sociale est une nécessité vitale. De l'aventure situationniste menée dans les années 60 par Guy Debord et sa bande, et dont on sait qu'elle fut alors la seule à conduire une pensée radicale, novatrice, tranchante, « L'Encyclopédie », d'abord revue puis maison d'édition, fut le seul surgeon vivace : là s'entêtèrent quelques esprits libres à mener une critique foudroyante de la société industrielle et de ses mécanismes, et de ses pseudo-évidences. On n'arrête pas le « progrès » ? Jaime et ses amis l'analysaient, perçaient son bluff, s'inscrivaient contre le nucléarisme, contre le TGV et son despotisme de la vitesse, contre la Très Grande Bibliothèque, contre les éoliennes, etc. Et argumentaient. Dans le camp d'en face, rien d'autre qu'une pensée magique (« Le progrès, c'est forcément bien ») et l'increvable mystique de la croissance. Chez eux, l'exercice de la raison, le déboulonnage des idoles, la volonté d'en finir avec la fausse conscience généralisée.
En une vingtaine d'années, quel catalogue ! Les quatre tomes magnifiques des essais, articles et lettres de George Orwell, aujourd'hui encore indépassables et indispensables. « L'obsolescence de l'homme », l'œuvre majeure du philosophe Günther Anders, auteur que tous les éditeurs s arrachent aujourd'hui. « La vie sur terre », de Baudoin de Baudinat, que tous les éditeurs s'arracheront demain. Les ouvrages lumineux de Mandosio décortiquant Foucault ou le situationnisme. La réédition du prophétique « Jardin de Babylone » de Bernard Charbonneau, alter ego de Jacques Ellul. Les livres écrits par René Riesel, complice de longue date de Jaime, sur le transgénique ou « la domestication de l'espèce humaine ». Celui qu'ils avaient écrit ensemble, au titre éloquent « Catastrophisme, administration du désastre et soumission durable ». Son étude affairée de la novlangue contemporaine. Ses « Dialogues sur l'achèvement des temps modernes ». Et on en oublie.
Semprun avait l'exécration généreuse. Et BHL, Sollers, les insurrectionnistes-qui-viennent, les citoyennistes, tous des jean-foutre à ses yeux. Sur une affichette récente, il s'était amusé à dresser la liste des auteurs à la mode que L'Encyclopédie des nuisances s'honorait de ne pas publier: Alain Badiou, Georgio Agamben, Slavoj Zizek, Judith Butler, etc. En dehors, secret mais doué pour l'amitié, polémiste sans être sectaire, il était la rectitude même : irréductible.
Les éléments de cet article ont été largement repris par quelques périodiques où il y a fort à parier que le nom de Jaime Semprun n'avait jamais encore été cité, et où, maintenant qu'il est mort, on semble prêt à lui reconnaître tous les talents et toutes les qualités, du moins pendant cinq ou dix minutes.
On accordera un accessit à Marianne 2, où Eric Conan a trouvé spirituel d'intituler son articulet du 21 août Jaime Semprun, le décès de l'immédiatique (sic) éditeur d'Orwell.
Ce néologisme en forme de porte-manteau, ou encore de charade à tiroir, ne s'imposait probablement pas...
L'article non plus.
A moins que l'on ne trouve intéressante la réplique que donne un membre du "réseau social de Marianne" à l'affirmation "Jaime Semprun (dont il n’existe aucune photo)": il signale la présence d'une photographie de Jaime Semprun dans un article de Dominique Hasselmann paru sur Remue .net.
Il s'agit d'une photographie prise par Denise Bellon, sa grand-mère, où on le voit adossé à un mur, serviette de plage sur l'épaule, en compagnie de son beau-père, Claude Roy, en peignoir.
Cette image de plein soleil suggère à un crétin de passage, ce subtil commentaire:
Ah, il aurait eu des tendances ?
On ne saurait trop conseiller aux crétins lecteurs de Marianne 2 qui désireraient connaître les "tendances" de la pensée de Jaime Semprun de commencer par le lire...
Ça risque de leur faire un choc.