Longtemps la mode vestimentaire des personnels de l’Éducation Nationale a été régie par le minutieux calcul du rapport qualité-prix des acheteurs de la CAMIF. Depuis que la vaillante coopérative s'est noyée dans les eaux froides de la gestion capitaliste, on peut déceler, malgré une très sensible dominante Décathlon, une plus grande variété de styles.
Mais l'humanité qui hante les salles des professeurs et les couloirs de l'administration reste silhouettée par un très remarquable souci de la correction de la tenue.
Ce souci vient de loin. Mes plus ou moins exactes contemporaines se souviennent des conseils qu'on leur donnait, dans les séances de préparation aux concours de recrutement, de se présenter à l'oral en préférant la jupe stricte au bloudjine. Parfois, à mots couverts, on leur suggérait de retrouver, pour un temps, la pièce de lingerie sustentatrice que leur fol désir de liberté et leur imprudence leur avaient généralement fait abandonner à l'époque. Quant aux jeunes gens, il allait sans dire qu'ils feraient l'effort de se nouer à leurs cols l'indispensable cravate, cet indécent symbole phallique(*) dont la piteuse flaccidité exhibée ne peut qu'être le signe d'une tacite soumission à qui s'érige en maître...
On admettra que cette formation initiale de jadis ait pu laisser quelques traces dans la culture enseignante actuelle.
A toutes fins utiles, un court recyclage...
(Peut aussi être utile à ces messieurs du notariat.)
La grave question vestimentaire est un des lieux communs où se retrouvent, paraît-il, les générations pour aimablement entrer en conflit à fleurets mouchetés. Malgré le peu d'intérêt que j'éprouve pour ce domaine, il me faut bien constater qu'en quelques décennies d'exercice j'ai pu voir naître et disparaître diverses modes juvéniles. Et pour beaucoup d'entre elles, j'en ai entendu causer, et rarement de manière élogieuse, non loin de la machine à café ou à la porte de feue la salle fumeur.
Je garde le souvenir, dans une période relativement récente, de l'apparition des casquettes, portées à l'endroit mais avec une certaine insolence, ou des djinnes à taille trop basse, révélant des sous-vêtements scandaleusement minimalistes. Se développaient alors, sans trop de retenue, des discours pincés, sinon coincés, sur l'incoercible manque de tenue de la jeunesse. On pouvait y déceler un fort agacement, comme l'expression d'un ressentiment difficilement explicable.
Un jour, certains particularismes vestimentaires de "nos" jeunes sont devenus "ostentatoires".
Cet adjectif, dont un grand avantage est de sous-entendre l'intentionnalité du geste ainsi qualifié, allait connaître un grand succès.
Dans le livre dirigé par le "sociologue" Emmanuel Brenner - alias l'historien
Georges Bensoussan -,
Les territoires perdus de la République : antisémitisme, racisme et sexisme en milieu scolaire, paru 2002, aux éditions Mille et Une Nuits, on trouve des témoignages qui montrent bien comment, sous le regard averti de l'enseignant(e), un détail vestimentaire peut devenir "ostentatoire", et par conséquent attentatoire aux principes de la laïcité.
Ivan Segré, qui consacre un chapitre de
La réaction philosémite ( 2009, éditions Lignes) à analyser très finement le livre de Brenner, en donne un exemple saisissant :
Quant aux filles, il faut les observer dans le temps pour comprendre que ce qui apparaît d'abord comme des fantaisies de coiffure souvent artistiquement arrangées sont en fait des techniques parfaitement au point pour aboutir à la couverture totale de la tête, quel que soit le nom qu'on lui donne. Cela commence par des rubans et des turbans qui s'élargissent, des cols qui se remontent et s'accompagnent d'écharpes de plus en plus vaste puis de châles qu'on agite plus ou moins sous le nez des collègues au moment où dans un autre contexte et une autre culture se prendrait une parole d'opposition. Le stade suivant est le petit foulard sur la tête, ou le chapeau pur et simple. Il n'est pas facile de les faire retirer. Disons même que c'est impossible. Les professeurs ne sont pas obéis et les plus habiles d'entre eux évitent d'avoir à donner des ordres. Depuis quelques semaines on voit même apparaître des gants.Ce témoignage (
Un cas dés-école, signé Élise Jacquard) dit assez bien comment le regard, dans son insistance, finit par voir ce qui l'obsède.
On peut le compléter avec cet autre extrait (
Une année dans un collège, signé Marie Zeitgeber) :
Entre professeurs, on se demande comment réagir face à une élève qui vient en cours "ventre nu". Une fois encore, les avis sont partagés et l'on s'en tient à cette conclusion assez consensuelle lancée par une femme professeur : "Nos filles, je préfère qu'elles viennent comme ça plutôt que voilées, ou cachées sous la blouse comme dans ma jeunesse !"Il est bien possible qu'un tel état d'esprit maternaliste ait pu conduire aux
remontrances qu'ont eu à subir, le mois dernier, au Lycée Auguste Blanqui, de Saint Ouen (Seine Saint Denis), quelques jeunes filles portant des robes trop longues pour être vraiment laïques...
Proposition pour le nouveau code de laïcité.
Sur ce terrain fertile, la graine de la laïcité a pu prospérer avec vigueur. Le milieu scolaire a accueilli favorablement, et avec une sorte de lâche soulagement, l'interdiction du foulard dit "islamique" pour les élèves. Et je ne doute pas que de vigilant(e)s collègues ont repris leurs veilles afin de repérer de nouvelles "
techniques parfaitement au point pour aboutir à la couverture totale de la tête".
Avec l'adoption de la loi-burqa qui sera effectivement appliquée à partir du lundi 11 avril, une certaine confusion a pu s'emparer d'esprits trop enclins à la psychorigidité et à la juridicodépendance.
Lundi dernier, à l'entrée principale du collège Via Domitia du Poussan (Hérault), la concierge - sans doute une personne "bien brave" au demeurant - a cru devoir barrer le chemin de madame Fatima Ouhamma. L’œil d'aigle de la gardienne avait bien repéré que le fichu de cette dame n'était pas arrangé de la même manière que celui dont se protégeait ma grand-mère...
Car ce fichu était un foulard, voyez-vous.
C'est donc en invoquant le nom d'une loi non encore en application, et non applicable à sa tenue vestimentaire, que madame Ouhamma ne put pénétrer dans l'enceinte du collège pour rencontrer la professeure principale de son fils.
Devant les journalistes du
Midi Libre, la directrice de l'établissement, madame Dubos, ne cache pas une certaine irritation, comme si c'était elle qui avait été humiliée.
"Je la soupçonnerais presque de l’avoir fait exprès…" "Et oui, ça tombe mal, comment le dire autrement…"Dit-elle.
Très convaincante dans le genre "Voyez ce qu'
ils m'ont
encore fait !"
Il semble d'ailleurs que la principale n'ait pas remis en question l'interprétation étendue de la loi par la concierge :
"J’ai proposé à cette maman de passer par une porte indépendante située à l’arrière du collège et réservée aux professeurs pour éviter de traverser la cour et de croiser les élèves. Ce n’est pas la première fois que je suis confrontée à cette situation. Il y a 15 jours, les deux grandes sœurs d’un élève ont, elles, accepté d’enlever leur foulard aux toilettes avant d’être reçues. Je suis fonctionnaire d’État, j’applique les directives", s’est défendue Mme Dubos, qualifiant l’incident de "très banal".Ce qui devient "
très banal", à mes yeux, c'est d'ajouter le mépris au mépris, l'humiliation à l'humiliation.
Aux
dernières nouvelles la "
fonctionnaire d’État" et sa gardienne de la loi ont reçu un désaveu explicite (ou presque) de la part de l'Inspecteur d'Académie qui, au téléphone, aurait dit à madame Ouhamma que "
cet incident ne devait pas se reproduire et que le port de [s]on voile ne posait aucun problème".
Escortée par le principal adjoint qui s'est refusé à tout commentaire, Fatima Ouahamma a finalement pu franchir le portail d'entrée.Elle était vêtue comme elle entend l'être.
L'entrée de madame Ouhamma par la grande porte.(Photo DR/Midi Libre.) Bien que reprise
ici ou
là, cette information n'a pas fait grand bruit dans les médias nationaux.
C'est peut-être une chance, à l'heure de l'apothéose médiatique de la trinité laïque Sarkozy-le-Père, Copé-le-Fils et Guéant-le-Saint-Esprit...
Qui sait si monsieur Luc Chatel n'aurait pas eu à cœur de désavouer le désaveu de l'Inspecteur d'Académie pour amender d'une circulaire nouvelle les règles d'accueil des parents d'élèves dans l'enceinte des établissements scolaires ?
Il
promet déjà de produire, "
dans les jours qui viennent", un paragraphe supplémentaire "
à la circulaire sur les sorties et voyages scolaires afin que les mères accompagnatrices, considérées comme des collaboratrices occasionnelles du service public, ne soient plus voilées".
Haydée Sabéran a consacré un
article de LibéLille sur les conséquence de cette nouvelle mesure laïcarde qui se termine par quelques avis de professionnel(le)s :
Un directeur d’école à Moulins préfère «une maman voilée qui fait attention aux enfants, et qui est utile, à une maman non voilée, qui parle mal aux enfants ou qui n’est pas fiable». Une autre directrice se dit «atterrée» : «C’est d’une violence inouïe.» Dans son école, à Fives, deux mères portent le foulard. Comme ses collègues, elle se dit «attachée aux valeurs de la laïcité», au point d’«embêter» les dames de cantine qui refusent d’enlever leur foulard, et «l’institutrice qui porte une médaille de la Vierge Marie». Mais elle pense qu’il faut laisser les parents tranquilles. «Un enfant est bon élève quand il a une image positive de lui-même. Une maman reconnue, ça y contribue.» Elle pense que l’émancipation, c’est le rôle de l’école et que «ça peut passer par le fait qu’on emmène une mère voilée au musée».Il y a là beaucoup de simple bon sens, mais il y a peu de chance pour qu'on l'entende...
PS : Je suis si peu soucieux de ce genre de détail vestimentaire que je ne saurais dire s'il m'est arrivé de recevoir, lors de réunions parents/professeurs, l'une ou l'autre de ces "mères voilées" qui semblent si fortement menacer nos valeurs républicaines...
En revanche, je garde le souvenir de celle qui, voilà déjà bien longtemps, m'avait arrêté sur un trottoir de la petite ville où j'enseignais. Elle était accompagnée d'une de ses grandes filles qui avait dû lui dire que j'étais le prof de son fils.
Elle tenait seulement à me remercier.
(Quelle idée !)
En me quittant, elle a appelé sur ma tête toutes les bénédictions d'Allah.
Ce n'était pas bien laïc, mais j'ai trouvé cela très gentil...
(*) On se souvient de ce que Sigmund Freud écrivait : "
Dans le rêve des hommes, la cravate symbolise souvent le pénis, non seulement parce qu'elle est longue et pend et qu'elle est particulière à l'homme, mais parce qu'on peut la choisir à son gré, choix que la nature interdit malheureusement à l'homme. Les hommes dont les rêves usent de ce symbole ont ordinairement de très belles cravates et en possèdent de véritables collections." (De l'interprétation des rêves.)