dimanche 3 avril 2011

La bibliothèque idéale (2)

Aby Warburg, l'érudit qui regardait d'un même œil les intermèdes florentins et les danses rituelles des Hopis, fut emporté par une crise cardiaque en 1929. Il laissait derrière lui, inachevé, le projet d'un grand ensemble d'images, l'atlas Mnemosyne, qui n'a fait l'objet d'une publication exhaustive que tout récemment - Der Bilderatlas Mnemosyne (sous la direction de Martin Warnke, assisté de Claudia Brink), Berlin, Akademie Verlag, 2000.

Ces planches d'atlas rappellent, dans leur principe, les panneaux sur lesquels les conférenciers de l'époque pouvaient punaiser de quoi illustrer leurs propos. Mais ce qui reste du projet de Warburg dépasse largement un objectif aussi restreint. Chaque planche, par la mise en évidence des liens et des lignes de ruptures entre les images choisies, est une invitation à plonger au cœur de la mémoire dont ces images sont la marque.

En mars 2004, la revue italienne Engramma a présenté, à Venise, une exposition consacrée à l'atlas Mnemosyne. On peut en trouver le dossier complet, avec les planches, sur le site de la revue.

Planche 79 de l'atlas : Messe.

Aby Warburg laissait aussi derrière lui, à sa mort, cette part essentielle de son œuvre qu'était sa bibliothèque, qu'il avait ouverte à Hambourg en 1926 et qui était rapidement devenue un lieu d'étude et de recherche. Il y animait un séminaire auquel participaient Fritz Saxl et Erwin Panofsky.

Après sa disparition, les activités furent maintenues, sous la direction de Fritz Saxl.

C'est lui qui devait négocier avec les autorités le départ de la bibliothèque pour le Royaume-Uni en 1933, très peu de temps avant la prise de pouvoir par Hitler. Du côté anglais, il reçut le soutien de Samuel Courtauld et de lord Lee of Fareham, tous deux collectionneurs politiquement et financièrement influents.

Sans leur intervention, il est difficile (ou trop facile ?) d'imaginer ce que le docteur Goebbels aurait pu faire des collections du docteur Warburg...

Sauvée des probables exactions des nazis, la bibliothèque persista dans son être, en divers lieux de Londres, jusqu'en novembre 1944. A cette date fut signé, entre la famille Warburg et l'université de Londres, un trust deed (acte de fiducie) la concernant. Un acte de fiducie, si j'ai bien compris, est une forme particulière de donation, plus courante en droit anglais ou allemand qu'en droit français - où elle n'a été introduite qu'en 2007.

(Pour les juristes acharnés, je signale un site dédié à la fiducie française, qui m'a été conseillé par mon notaire, mais que je me suis bien gardé de lire : lafiducie-point-fr, tout simplement.)

En 1944, les instances dirigeantes de l'université de Londres, reconnaissant la réputation acquise, dans son domaine spécifique de recherche, par la Warburg Library, acceptaient que leur en soit transférée la propriété et s'engageaient à préserver à perpétuité la bibliothèque, à l'héberger dans un bâtiment adéquat proche de l'université et à lui fournir le personnel et l'équipement nécessaire.

Le Warburg Institute emménagea en 1958 dans ses locaux actuels, à Woburn Square.

La Library compte désormais 350 000 volumes, ce qui la place très loin des grandes bibliothèques de recherche, mais il faut noter que 40% de ses ouvrages sont absents des réserves de la British Library. Les livres sont toujours répertoriés selon le principe du bon voisinage institué par Aby Warburg, et, à l'exception des plus rares et des plus fragiles, demeurent directement accessibles aux lecteurs.

Et l'Institut est resté un haut lieu d'effervescence intellectuelle.

Quelques bons voisins en réunion.

Les heureux rabat-joie qui me lisent régulièrement - j'en ai dénombré quatre ou cinq - auront déjà deviné que cette situation ne pouvait durer à perpétuité. Et, en effet, comme tant d'autres, l'université de Londres a découvert, ces dernières années, les nécessités d'une gestion quasi entrepreneuriale (comme on dit) des ressources intellectuelles. Elle a donc trouvé bon de se comporter en conséquence - c'est-à-dire "like a Dickensian villain", pour reprendre la jolie tournure employée par Anthony Grafton et Jeffrey Hamburger dans leur article (cité plus bas).

Dans un premier temps, il semble qu'une augmentation vertigineuse des loyers ait été imposée sans concertation à l'Institut. Mis ainsi en difficulté, celui-ci est censé être prêt, dans un second temps, à accepter tout plan de sauvegarde qui lui serait proposé.

(Cette stratégie, qui consiste à mettre une entreprise en quasi cessation de paiement avant de la reprendre, est trop bien connue pour qu'on s'y arrête.)

Bien sûr, le plan de prétendue sauvegarde envisagé ferait perdre à la bibliothèque de Warburg toute son autonomie, donc toute sa spécificité...

...son esprit, son âme, et toutes ces sortes de choses qui produisent tant richesses que les gestionnaires ne savent pas comptabiliser.


Références :

Sur l'avenir de la bibliothèque de Warburg, trois articles en ligne :

Anna Somers Cocks, The Warburg Institute is fighting for its life, The Art Newspaper.

Anthony Grafton et Jeffrey Hamburger, Save the Warburg Library! The New York Review of Books.

Marie-Hélène Martin, Menaces sur la bibliothèque Warburg, Le Nouvel observateur.

4 commentaires:

iGor a dit…

A l'heure où l'on ferme des bibliothèques publiques par milliers, où l'on réduit les services publics jusqu'à évaporation pour que le contribuable se concentre sur le salut des créanciers de quelques énormissimes banques, une bibliothèque qui repose sur le concept dangereux et anti-libéral de "bon voisinage" ne saurait perdurer...

Grmmmlblblmblmbl!

Guy M. a dit…

La Warburg Library sera probablement "sauvée" - on ne brule plus les bibliothèques, ça fait trop vilain -, mais à quel prix ?

iGor a dit…

On ne les brûle plus, on projette néanmoins de les fermer.
http://www.actualitte.com/actualite/24092-bibliotheques-fermer-angleterre-mobiliser-ecrivains.htm

Guy M. a dit…

Merci pour ce lien.

Une information analogue avait été donnée par le Monde concernant les menaces sur diverses institutions culturelles britanniques.

(Mais je n'ai pas retrouvé l'info.)