Si, en général, dans une bonne librairie, vous trouvez les livres que vous cherchez, dans une excellente librairie, on vous met dans les mains les livres que vous chercherez inévitablement un jour ou l'autre...
C'est à Patrick G., grand maître ès littératures, entre autres, polardières, que je sais gré de m'avoir signalé que Le Boucher des Hurlus, de Jean Amila - Gallimard/folio policier -, n'attendait plus que moi.
Ma rencontre avec ce grand livre se fit donc à la librairie Polis, 21 rue Percière, à Rouen. (*)
Paru en 1982 dans la Série Noire. L'armistice du 11 novembre 1918 vient d'être signé. Le petit Michou, huit ans, fils d'un fusillé pour l'exemple de 1917, est un "
enfant de lâche".
C'est ce qu'une "
espèce de grosse poufiasse" lui a "
craché", rue de Bagnolet...
Car c'était comme ça dans le quartier. Il y avait des veuves de guerre, donc des femmes de héros morts pour la Patrie. Et d'autres encore avec des bonshommes revenus avec une médaille en plus et une patte en moins, et peut-être aussi un zizi en déroute parce qu'elles roumionaient que le jules était marqué par la guerre et que c'était elles les vraies victimes. Alors, d'autant plus exorbitées contre les mutins de 17, les révolutionnaires qui n'avaient plus voulu monter au feu.Un soir, sa mère rentre avec "
du sang sur front et sur une oreille", une blessure ramenée de cette guerre que lui mènent "
les femmes de héros". Cette fois, la voisine du dessous, "
la Venin", a attaqué au parapluie et "
la petite Maman" a répliqué. Finalement, les flics viennent et l'embarquent. Le petit Michou, enfermé dans la chambre, ne peut qu'entendre la bousculade et, à la Venin, venue avec son mari pour le libérer, il promet : "
Je vous tuerai, je le jure !"
La mère est internée "
chez les folles", et Michou est placé dans un orphelinat de Courbevoie, tenu par des protestants. Crâne rasé tamponné de teinture d'iode, afin d'éloigner, lui dit-on, les miasmes de la grippe espagnole qui fait ses ravages, il revêt le costume réglementaire sans trouver de béret à sa taille, subit le sempiternel prêchi-prêcha de ceux qui "
ont de la religion", et apprend à chanter hymnes et cantiques édifiants, ainsi que la très stupide
Madelon de la victoire...
Malgré les réticences, il est admis dans un petit groupe déjà constitué de trois gamins qui se donnent des airs de conspirateurs, en nourrissant leurs songes creux de rêves d'évasions lointaines.
"
Le Môme" arrive parmi ces velléitaires avec son rêve à lui : exécuter celui qui a assassiné son père, le général Des Gringues, surnommé "
le Vainqueur des Hurlus" par les uns, "
le Boucher des Hurlus" par les autres, qui avait su "
entretenir le moral de la Troupe" en lançant et relançant l'assaut sur Perthes-les-Hurlus et faisant fusiller pour l'exemple ceux qui refusaient d'y remonter...
Un ensemble d'un intérêt stratégique discutable. En vieux routier de la narration efficace, Jean Amila a rapidement crayonné les silhouettes des trois compagnons du Môme. Il ne lui reste plus qu'à embarquer sa petite bande, finalement dominée par la volonté obstinée du plus jeune, dans des aventures émouvantes et drolatiques à la recherche du Boucher.
Et, avec eux, le lecteur.
Au terme d'un périple hasardeux, les quatre orphelins finiront par prendre le train pour les "
régions dévastées", en compagnie des demoiselles d'un bordel militaire de campagne placé sous la direction de madame Germaine. Dans la région des Hurlus, pas de trace du général, à part un portrait qu'ils perforeront, à hauteur des médailles, là où, en vrai, doit battre son cœur de brute, avec une épingle à chapeau conquise de haute lutte auprès d'une de ces dames. De retour à Paris, après une visite des champs d'horreur sous la houlette d'un pitaine assez débonnaire pour se faire subtiliser un revolver à barillet, ils se rendent rue de Bagnolet, où Michou peut descendre la Venin - chose promise, chose due -, avant qu'ils ne mettent le feu à l'immeuble.
Une fois dehors, en battant le pavé parisien, ils apprennent que le "
le Vainqueur des Hurlus" est mort le jour même, dans son lit comme tout galonné qui se respecte, de la grippe espagnole.
Bien qu'ils cherchent à se persuader que le coup d'épingle à chapeau n'y est pas pour rien, on entend le bruit d'un rêve qui s'effondre :
Et ils se dirigeaient doucement vers la Boîte par le Boulevard de Verdun, mettant au point un récit valable de leur équipée.Le plus duraille restait cependant devant eux. Qu'ils le veuillent ou non, il allait falloir se farcir maintenant les malheurs du petit Jésus, comme s'il ne s'était jamais rien passé d'autre depuis bientôt deux mille ans !Triste jeunesse ainsi condamnée au viol de sa conscience, comme dit l'autre. Pour écrire cette odyssée attachante, farcesque et rageuse, Jean Amila a sans doute beaucoup emprunté aux souvenirs d'enfance de Jean Meckert...
Il n'y a aucune certitude sur le sort du père de Jean Meckert/Amila. Certains tiennent pour assuré qu'il a fait partie des mutins fusillés de la Grande Guerre, d'autres affirment qu'il aurait déserté, abandonnant par la même occasion femme et enfants, et que c'est la mère de Meckert/Amila aurait inventé cette fiction du père fusillé...
Quoi qu'il en ait été, il est établi qu'à la fin de la guerre la mère de Jean Meckert/Amila a bien été enfermée dans un asile psychiatrique et que le gamin de huit ans a bien été envoyé dans un orphelinat protestant à Courbevoie.
Et l'on peut y songer en lisant certains passages - les descriptions de la Boîte ou le récit de la visite à l'asile - qui sont, bien au delà de la caricature dénonciatrice, criants de vérité - et criants de colère aussi.
Les amateurs d'anecdotes noteront que ce livre, nourri de souvenirs personnels, a été écrit, sans doute au début des années 1980, par un auteur ayant gravement souffert d'amnésie.
En 1974, en sortant des studios de l'ORTF, Jean Meckert/Amila a été victime d'une très violente agression. On a parlé, et on parle encore, de représailles que des services plus ou moins spéciaux auraient pu infliger à l'auteur de La Vierge et le taureau, où étaient dénoncés crûment les essais nucléaires français dans les iles du Pacifique, mais l'enquête n'a jamais abouti. Après un coma d'une quinzaine d'heures, Meckert/Amila s'est réveillé dans un bien triste état, souffrant d'épilepsie et d'amnésie partielle - vingt années de sa vie dans un trou noir. En tentant de reconquérir sa mémoire effondrée, il serait aperçu que ses souvenirs d'enfance lui revenaient, ravivés et plus précis.
Mais il y a évidemment plus dans ce livre.
En refermant le bouquin, après avoir lu les dernières lignes - citées plus haut - et dégusté toute leur amertume, s'est imposée à moi l'impression que Jean Meckert/Amila y était parvenu à la réalisation du grand rêve que nous abritons tous, avec des degrés de sincérité divers.
Celui de tenir les promesses que s'était faites l'enfant que nous étions...
Ici, cela donne un livre, beau comme le poing que tend le petit écolier au pied du
monument aux morts de
Gentioux dans la Creuse.
(*) Là même où vont bientôt reprendre les conférences "
Polisières du grand et fameux Patrick Grée" - car c'était lui - avec, le 17 novembre à 18 h 15,
Les avatars de l'enquêteur dans le roman policier ou
Comment Miss Marple arracha la chetron de Mike Hammer.)