vendredi 30 avril 2010

Goûts républicains de bonne compagnie

Hier matin, à Rouen, comme je descendais avec nonchalance la rue Cauchoise pour me rendre au bureau où je remplis fidèlement la mission dont j'ai la charge, mon attention encore un peu flottante fut attirée par les annonces du scoupe du jour du "journal", qui dans cette région porte le beau nom de Paris-Normandie. Il y était question de CRS refusant de manger halal en Haute-Normandie, chez nous donc, et je me sifflotai vaguement Tiens ! Voilà du boudin, en passant devant le premier panonceau, posé par le buraliste que je boycotte avec détermination.

Ce ne fut qu'au Café de Rouen, sur la place du Vieux (Marché), que je pus parcourir l'article non signé, intitulé Du halal au menu des CRS !

(Notons le discret, mais expressif, point d'exclamation... qu'il faut peut-être entendre comme un point d'indignation.)

La gravité de la situation alimentaire imposée aux membres de la Compagnie Républicaine de Sécurité 31, basée à Darnétal, ne put alors m'échapper: nous étions passés tout près du scénario de Potemkine.

Броненосец Потёмкин (Le Cuirassé « Potemkine »),
Sergueï Eisenstein, 1925.

Lors d'un déplacement professionnel en région parisienne, les compagnons républicains de sécurité de la trente-et-une se seraient vu servir, dans une cantine francilienne un plat vaguement exotique appelé couscous, qui était, horresco referens, garni de viande halal.

Et ceci, à leur insu !

D'où leur courroux...

Heureusement, l'engrenage de la révolte et de la mutinerie a pu être évité, grâce à l'esprit républicain de la section locale du syndicat Unité police SGP-FO, majoritaire chez les gardiens de la paix, qui sut synthétiser l'expression du mécontentement général dans un tract-lettre-ouverte adressé à la hiérarchie, et placardé pour information dans les locaux du casernement.

C'est l'AFP qui, dans la soirée du mercredi 28 avril, a révélé l'existence de ce superbe morceau de prose indignée qui serait daté du 6 avril, mais cachotière, l'agence ne donne pas l'intégralité de cette grande page de littérature policière. A lire les quelques extraits qui sont largement repris dans leur graphie d'origine, on ne peut que regretter de ne pouvoir accéder à l'ensemble pour en goûter l'implacable enchaînement des idées, dont la cohérence semble renforcée encore par la très grande virtuosité de style.

Il ne faut pas compter sur une publication de ce tract sur le site de Unité police SGP-FO, puisque "la direction nationale du syndical a très clairement pris ses distances". Monsieur Nicolas Comte, le secrétaire général de l'organisation, a indiqué que cette initiative était purement "locale" et surtout ne reflétait pas "la position de [son] organisation, profondément laïque et républicaine". Quant à monsieur Yan Bertrand, un des responsables d'Unité police en Seine-Maritime, il n'a pas souhaité communiquer sur le sujet.

Or, localement, j'ai peu de contacts avec la CRS 31, et mes connaissances rouennaises qui entretiennent des relations suivies avec ses membres admettent que les contacts ne sont guère amicaux.

Impossible donc d'avoir le texte complet.

Toujours prêts, cependant, au contact amical.

D'après les fragments mis à notre disposition, les rédacteurs demandent instamment à leur commandant de faire cesser "des approvisionnements au rituel étranger à nos coutumes".

Ce qu'il argumente, semble-t-il, de deux manières.

D'abord en se plaçant sur le terrain assez vague de la liberté de convictions religieuses, ou anti-religieuses, ou a-religieuses:

Il serait inutile de vous rappeler que tout musulman qui entre dans notre corporation se voit proposer un régime au regard des us et coutumes de sa religion. [Ici, peut-être une lacune] Ce qui ne veut pas dire que les catholiques de notre unité doivent 'avaler' toutes les couleuvres qu'on leur propose et que les athées ou agnostiques ne revêtiront pas la 'burka' après avoir digéré, avec beaucoup de mal, les indigences de nos gérants.

(Quel bonheur d'expression, ce "digéré les indigences de nos gérants" ! Dommage que le sens profond m'échappe...)

Le second argument est plus politique, et semble assez proche des propos de madame Le Pen:

Manger halal, c'est payer l'impôt islamiste. [idem] Nous ne voulons pas être complices de cette déviance, et nous ne voulons plus manger Halal à l'avenir.

(Il semblerait que ce fragment a été, dans un premier temps, mal transcrit par le Figaro ou par l'AFP...)

Le dernier fragment connu est peut-être une sorte de conclusion:

Laisser une telle situation demeurée reviendrait à reconnaître qu'il vaut mieux chez nous être musulman, que laïc, Républicain, diabétique ou en surcharge pondérale (au vu des difficultés à valider nos différents régimes).

Les rédacteurs, qui sont sans doute diabétiques et en surcharge pondérales, s'essoufflent incontestablement, mais ne respirent pas si mal l'air du temps...

Un air saturé d'islamophobie perlée qui, l'avouerai-je, n'est pas trop à mon goût.

jeudi 29 avril 2010

Un maire politiquement très correct

Monsieur Xavier Argenton, qui, depuis 2001, est maire de la belle commune de Parthenay, dans les Deux-Sèvres, et conseiller régional, mériterait bien de recevoir un de ces jours un premier prix dans la catégorie du "Politiquement Correct" pour sa tentative de censure d'un texte d'Ida Grinspan, ancienne déportée.

Ce texte-témoignage, rédigé pour des collégiens des Deux-Sèvres qui auraient dû le lire devant le monument aux morts de Parthenay, le dimanche 25 avril, à l'occasion de la journée nationale du souvenir des héros et victimes de la déportation, doit être lu par tous.

Le voici, tel que le reproduit le NouvelObs.com:

J’ai été, par précaution, envoyée dans les Deux Sèvres alors que j’avais 10 ans, par mes parents inquiets et soucieux que je grandisse loin de la capitale.

Je suis donc arrivée dans une famille, chez ma nourrice Alice et son mari Paul et auprès de Madame Picard, ma maîtresse d’école à qui je dois ce que je sais ; je pars non pas pour me cacher mais me réfugier ! J’ai été très bien accueillie et je suis allée à l’école communale, j’ai passé mon certificat d’étude : j’étais heureuse, même si je m’inquiétais pour mes parents restés à Paris ; maman malheureusement a fait partie de la rafle du Vel' D’Hiv en juillet 42 ; je vivais sans racisme, sans anti sémitisme de la part des voisins, de mes amies de classe et des habitants du village ! J’étais la petite juive, voilà tout.

Une armée victorieuse, mais en passe d’être vaincue, et qui ne trouve rien de plus urgent que d’intimer l’ordre à se vaincus d’aller dénicher une petite juive des Deux Sèvres pour l’expédier dans l’enfer d’Auschwitz ! La patrie des Arts menant une guerre à mort contre une enfant parmi des milliers d’autres pour le seul crime d’être née !...

J’ai été arrêtée le 31 janvier 1944 par 3 gendarmes, l’inhumanité même de ces 3 hommes, le chiffre 3 , chiffre impair qui montre bien la détermination d'être solidaires, de ne pas se laisser influencer face à la jeunesse, face aux suppliques de ma nourrice, des demandes insistantes du maire de la commune pour ne pas m’emmener moi, si jeune, si innocente, qui avait la malchance d’être née juive! Alors que les armées alliées sont en train de délivrer l’Europe des allemands, 3 gendarmes français, ont obéit aux ordres de m’emmener à Niort pour connaître le pire : d’abord le camp de Drancy, puis l’enfer d’un voyage de 3 jours dans un wagon à bestiaux, plombé, avec des hommes, des femmes et des enfants pour arriver aux camps de la mort : c’était ça La Déportation. C’était un voyage terrible, où l’on devait apprendre à vivre ensemble, à faire ses besoins dans une tinette qui a débordé au bout de quelques jours, à vivre dans la saleté, le manque d’air !

On se disait que le pire était derrière nous mais il était devant nous : quand le wagon s’est ouvert un comité d’accueil allemand avec chiens et hurlements nous attendaient pour la sélection. Je me souviendrai toute ma vie de ces hommes et femmes, enfants, vieillards qui sont partis dans des camions, pour les chambres à gaz ; moi, j’ai eu la chance si l’on peut dire, d’entrer dans le camp pour y travailler avec tout ce que l’on sait de la vie quotidienne dans les camps : nous étions des numéros, et non des êtres humains ; la déportation c’est aussi un programme de déshumanisation organisée par le régime nazi.

La barbarie s'était glissée, cette nuit d’hiver, dans un hameau que tout destinait au sommeil heureux des lieux oubliés par l’Histoire. Oui j’ai donc connu jusqu’à mes 14 ans une vie loin des fracas de la guerre, des privations de nourriture, des rafles, de l’ostracisme du gouvernement de Vichy et derrière tout cela le totalitarisme nazi organisait l’éradication du peuple juif.

Ida Grinspan.

Selon l'AFP-Le Monde, ce texte avait été demandé à Ida Grinspan par madame Nathalie Lanzi, professeure d'histoire-géographie au collège de la Couldre, qui l'aurait ensuite soumis à monsieur Michel Birault, un ancien gendarme et "adjoint chargé des affaires patriotiques" (ça existe !).

Cet expert en manifestations cocardières fut sans doute profondément choqué par le récit de l'arrestation de la "petite juive" de 14 ans par les gendarmes. La professeure aurait accepté de remplacer le mot "gendarmes" par "hommes", ce qui constitue, je pense qu'elle en a conscience, une révision par omission de la vérité historique...

M. Birault a présenté ensuite le texte au maire, Xavier Argenton (Nouveau Centre) qui, lui, a refusé sa lecture. "Ne stigmatisons pas une catégorie professionnelle qui, dans ces temps troubles, avait obéi aux ordres de l'autorité légitime", a-t-il dit à son adjoint. Ce texte "n'est pas de nature à apaiser les ressentiments à une époque où le repentir est malheureusement mis en exergue", a-t-il ajouté.

On notera que monsieur le maire de Parthenay se place, en présence de son adjoint, à un niveau de langage fort relevé...

Mais les ampoules dont monsieur Argenton agrémente en guirlandes le clinquant de son style ne doivent pas nous empêcher de remarquer que, dans sa volonté de ne pas stigmatiser "une catégorie professionnelle", il accorde au gouvernement de Vichy, en 1944, les prérogatives et les attributions de "l'autorité légitime".

Il ignore sans doute que bien avant 1944 cette légitimité avait, heureusement, été remise en question, en paroles et en actes, par des femmes et des hommes qui n'avaient pas eu peur du "politiquement incorrect".

Xavier Argenton en campagne, mais correct.

Bien sûr, monsieur Xavier Argenton nie toute censure. Jean-Philippe Bois, dans son article de La Nouvelle République, transcrit cette déclaration piteuse:

« Depuis des années, la municipalité a tout fait pour donner aux cérémonies un éclat particulier avec notamment la présence de jeunes. C'est dans le sens des valeurs que nous véhiculons. Il se trouve que, dimanche, mon adjoint m'a demandé mon avis sur ce texte. Je n'ai donc donné que mon avis, car je n'ai pas pour habitude de contrôler les textes lus aux cérémonies ».

(On ne voudrait pas qu'en plus il ait le courage de ses opinions et de ses décisions...)

Jean-Philippe Bois ne semble guère convaincu, puisqu'il termine son article par ce rappel:

Pourtant le 11 novembre 2004, à l'occasion de la commémoration du 11 Novembre, ce sont des lycéens qui, cette fois, n'avaient pu interpréter la chanson de Craonne, écrite par des poilus dénonçant les injustices de la Grande Guerre.

Avant qu'elle ne soit interdite, et pour l'édification des jeunes générations, voici (encore une fois peut-être ?) la chanson de Craonne, interprétée par Marc Ogeret:





PS: Depuis des années Ida Grinspan témoigne, inlassablement. Et elle continuera de le faire.

Elle a écrit, avec Bertrand Poirot-Delpech, un livre de souvenirs intitulé J'ai pas pleuré, publié chez Robert Laffont en 2002, et repris en Pocket Jeunesse en 2003. Ce livre n'est pas épuisé, il faudra l'offrir à monsieur Argenton.

Son témoignage a également été recueilli en 2004 par le Mémorial de la Shoah et la Mairie de Paris. On peut le trouver en vidéo, sur le site du journal Le Monde.

mardi 27 avril 2010

Kiki Dimoula, non loin du mont Parnasse

Il n'est pas impossible, après tout, qu'il y ait au monde au moins une langue où le nom de Bernard Loupias évoquerait l'image affriolante d'une danseuse plus ou moins nue...

Ce monsieur, qui fait le chroniqueur littéraire au Nouvel Observateur, et qui est donc spirituel, forcément très spirituel, commence ainsi un article intitulé Kiki Dimoula, enfin !

Elle s'appelle Kiki Dimoula. Ce n'est pas le pseudonyme d'une danseuse du Crazy Horse, mais le nom de la plus grande poétesse grecque contemporaine. Quasiment inconnue en France.

(C'est le NouvelObs qui grasseye au cas où le trait d'esprit nous échapperait.)

On se dit qu'on a échappé de peu à un titre du genre C'est parti, mon Kiki !

Un autre référence possible
gracieusement dédiée à Bernard Loupias.
(Man Ray, Le violon d’Ingres, 1924.)

La suite de l'article est surtout une paraphrase de la préface que Nìkos Dìmou a écrite pour l'édition de deux recueils de Kiki Dimoula dans la collection Poésie/Gallimard: Le Peu du monde (1971) et Je te salue Jamais (1988), dans la traduction de Michel Volkovitch.

Dans cette présentation, Nìkos Dìmou propose, il me semble, une lecture assez abrupte:

(...) Ecrire sur la poésie de Kiki Dimoula est une tâche ardue, car c'est une poésie sans objet. Littéralement. La poésie de Dimoula est sans objet, car son objet, c'est le néant.

Un peu plus loin, il apporte quelques nuances à cette affirmation:

Le thème unique de Dimoula, c'est le passage, progressif ou soudain, de l'être au non-être. Ce passage qui s'appelle temps, usure ou mort.

Il trouve à Kiki Dimoula une lointaine parenté avec les Metaphysical poets anglais du XVIIe siècle (Donne, Herbert, Marvell, etc.), un cousinage avec Emily Dickinson...

Mais après l'avoir lue, on se dit qu'il y a de cela, mais que ce n'est pas du tout cela, et que c'est tout à fait autre chose.

La voix de Kiki Dimoula est décidément trop singulière.



Photo 1948

Je tiens une fleur, je crois.

Bizarre.
On dirait qu'un jour dans ma vie
un jardin est passé.

Dans l'autre main
je tiens une pierre.

L'air gracieux, arrogant.
Sans me douter qu'il y a là pour moi
l'annonce d'altérations,
et l'avant-goût de résistances.
On dirait qu'un jour dans ma vie
une ignorance est passée.

Je souris.
La courbe du sourire,
le creux de cette humeur,
semble un arc bien tendu,
fin prêt.
On dirait qu'un jour dans ma vie
une cible est passée.
Une aptitude à la victoire.

Le regard plongé
dans le péché originel :

il goûte au fruit défendu
de l'espoir.
On dirait qu'un jour dans ma vie
une foi est passée.

Mon ombre, simple jeu de soleil.
En uniforme d'hésitation.

Elle n'a pas encore eu le temps
d'être pour moi compagne ou délatrice.
On dirait qu'un jour dans ma vie
une suffisance est passée.

Toi, tu n'apparais pas.
Mais pour qu'il y ait dans le paysage un précipice,

pour que je sois au bord
tenant une fleur et souriant,
c'est que tu ne vas pas tarder.

On dirait qu'un jour dans ma vie
la vie est passée.

(Poème extrait de Le Peu du monde (1971), dans la traduction de Michel Volkovitch parue aux éditions Gallimard, 2010.)


Une voix dans des rues vides

Pour vous je ferai un meilleur prix.

Ma voix est inconnue
des grands drames de la planète :

disparitions du droit, faims qui mangent
leur survie pour vivre,
contrebande sauvage d'inégalités,
intérêts nucléaires,
guerres touristes,

décisions qui circulent
incognito en lunettes noires
dans leur gilet d'arbitraire pare-balles.

Et tout cela sous l'autorité
du très ancien, tout-puissant C'est ainsi.

Ma voix n'est pas entendue
dans les horribles drames de la planète.

Jamais elle n'est montée jusqu'au cri
pour maudire en cadence
les divisions du monde,
engrais par moitié
pour que l'autre moitié foisonne.

Ma voix est basse, lointaine
comme le savoir et la peur,
même ton que la faiblesse,

même voix que le silence.
S'arrosant d'humble réalité
tous les jours elle s'immole par le feu.
C'est là son cri intérieur,
son frisson de colère,
sa malédiction cadencée face au chaos,
sa vigilance
auprès des grands drames, de leurs gémissements,
sa bourrade chétive et sournoise
au très ancien, tout-puissant C'est ainsi.

Les hasards hurlent
leur succession est sourde
à la voix de stentor, antique et vénérable

de la Nécessité.
Jamais elle n'a pu faire écho.
Des décisions incognito en lunettes noires
la bâillonnent en route.
Pourquoi ferait-elle écho, ma voix
volant les lauriers de la puissance
à la voix du Monde ?
Ma voix est respectueuse
de la voix vaincue du Monde.

Les hasards hurlent
leur succession est sourde.
La parole qui crie, un Narcisse.
En se penchant sur les malheurs
c'est de miroirs d'abord qu'elle s'assure.
Non, ma voix ne vient pas se mirer
dans de noirs malheurs.
Aux démarches bruyantes
elle ne se mêle pas, ne co-hurle pas
pour que les montagnes en collines se changent
ou les collines en montagnes.

Elle reste basse comme une colline.

Non, ma voix ce n'est pas
la liberté ou la mort.
C'est une prison pour voix

et leur euthanasie,
cible patiente
des caprices du prochain, ce fou nucléaire.
Ma voix est un escabeau
pour paroles fatiguées,
pour conclusions qui reviennent vaincues.
Ma voix est la marche sans bruit
d'une écriture solitaire
dans les rues vides sous la pluie.

Pour vous je ferai un meilleur prix
disait Rien à Quelque chose
et cet idiot l'a cru.


(Poème extrait de Mon dernier corps (1981), dans la traduction de Michel Volkovitch parue aux éditions Arfuyen, 2010.)


Hostile réconciliation

Tes cheveux ce soir m'ont l'air plus gris

tandis que je les coiffe de pensées confuses.


Que t'arrive-t-il ? As-tu vieilli d'être photo longtemps
ou t'a-t-elle dit du mal de moi,
ma mauvaise conscience, la vipère ?

L'accusatrice maniaque. C'est à elle que je dois
d'être si dépensière de mes fautes.
C'est ma faute même si le bois prend feu, si le feu
s'éteint par l'eau ou d'être rassasié,
c'est ma faute si le jour ne vit qu'un seul jour
si les chants d'oiseaux ne viennent que d'eux seuls
si la jeunesse n'arrive pas à la fin
mais au début, à l'heure
où nous-mêmes déjà sommes si jeunes.

Ne les écoute pas, je ne vis pas, je vais je viens
mes vagues me jettent sur mes vagues. Je ne vis pas,

je désherbe : ôter au tourbillon ce qui tourne.
Pour le laisser propre aux suivants.

J'ai les points pour la retraite, je sers aveuglément
ce verbe obscur - magicien alchimiste - j'agite
l'ébullition de sa force.
Il mélange dans ses fioles
racines de vie et racines d'invivable.
Vitamines d'aveugle continuité.

Patience lit-on sur les fioles.
Patience, non. Mais réconciliation
hostile entre la vie et l'invivable.

Je suis l'assistant aveugle du verbe magicien.
Il hypnotise une douleur intenable, elle devient
ambulatoire. Que veux-tu d'autre que veux-tu
c'est lui qui convainc
ces mères tout en noir de rester en vie

en vie en vie jusqu'au bout de la vieillesse
du tombeau de leurs enfants.

C'est lui qui m'hypnotisa moi aussi
le premier soir où j'ai vu
ton oreiller vide
pour que je dorme avec lui.
J'ai dormi malgré tout à poings fermés
tranquille et prise parfois d'une gêne connue

comme si se poursuivait auprès de moi
le bercement de la chamaillerie nocturne
entre mon ouïe râleuse
et le fil si fin de ton ronflement
- tu perdais de l'air, aucun doute.

J'ai dormi.
Elle te l'a sûrement fait savoir
ma mauvaise conscience, la vipère.

(Poème extrait de Je te salue Jamais (1988), dans la traduction de Michel Volkovitch parue aux éditions Gallimard, 2010.)

Le passeur: Michel Volkovitch, traducteur.


PS: Kiki Dimoula a reçu le Prix Européen de Littérature 2010.

Pour l'occasion l'édition française propose:

Le Peu du monde, suivi de Je te salue Jamais, avec une préface de Nìkos Dìmou, aux éditions Gallimard (collection Poésie).

Mon dernier corps, édition bilingue, avec une préface de Michel Volkovitch, suivi de En courant derrière Dimoula, où Michel Volkovitch présente quelques difficultés de traduction de Dimoula, et les solutions qu'il a adoptées. Ce dernier livre est paru aux éditions Arfuyen.

On pourra trouver d'autres poèmes de Kiki Dimoula sur le site de Michel Volkovitch.

mercredi 21 avril 2010

Les affaires reprennent sans précipitation

D'après mes sources, aussi indignes de foi que d'habitude, on aurait vu monsieur Eric Besson sourire.

Il souriait, non à cause de sa nomination comme lauréat du prix du Colonialiste de l’année 2010*, où il a devancé ses concurrents immédiats, messieurs Guéant et Bolloré et madame Morano, mais parce que la reprise progressive du trafic aérien à partir des aéroports européens, donc français, signifie évidemment la très prochaine reprise des expulsions par voie aérienne.

Car il faut bien reconnaître que ce terrible nuage d'origine islandaise, qu'il semblait impossible de reconduire, ou même de seulement maintenir, à la frontière, a fait prendre du retard sur les prévisions. Monsieur Besson ne manquera pas de nous faire part, quand il le souhaitera, de la manière dont son ministère a su faire face à cette crise.

Mais c'est reparti...

Du côté des préfectures, on doit s'échiner à obtenir des places prioritaires pour faire face aux expulsions d'urgence.

C'est peut-être le cas à la préfecture du Tarn, où l'on trouve absolument nécessaire de procéder à la "reconduite à la frontière" de Patricia John, maintenue en rétention depuis le 16 avril au CRA de Cornebarrieu.

Patricia John, qui a 28 ans, est née au Liberia, et elle est venue en France il y a 7 ans. A Paris d'abord, où elle a rencontré son ex-mari, ressortissant français, puis à Castres où le couple était venu s'installer, et où Patricia a fini par ouvrir un salon de coiffure afro voici trois ans.

Le divorce a été prononcé début mars, et son changement de statut marital a fait d'elle une indésirable faisant l'objet d'un arrêté préfectoral de reconduite à la frontière.

Début avril, elle a déjà été placée en rétention, puis libérée.

A la mi avril, elle est convoquée au commissariat de Castres et de nouveau arrêtée, et de nouveau placée en rétention.

La préfecture, contactée par La Dépêche, parle un langage de préfecture:

Pour Eric Maire, secrétaire général de la préfecture du Tarn : «Même si elle a été remise en liberté une première fois, le tribunal administratif a confirmé l'arrêté de reconduite à la frontière. Il ne s'agit pas de se précipiter. On va regarder ce dossier de près mais il semble bien qu'en l'état, cette jeune femme n'ait plus droit à un titre de séjour vu son changement de situation familiale.»

Ne pas se précipiter, c'est probablement enfermer cette jeune femme deux fois en quinze jours.

Patricia John dans son salon de la rue d'Empare, à Castres.

Lundi soir, deux cents personnes, "amis, proches et voisins de Patricia, représentants associatifs, partis politiques, élus locaux et régionaux…" se sont rassemblés devant la sous-préfecture de Castres pour demander la libération de Patricia John, et le réexamen de sa situation.

Si l'on en croit l'article de LibéToulouse, mis en ligne en début de soirée, Patricia, qui refuse de s'alimenter depuis jeudi, aurait été conduite ce matin au consulat du Liberia à Paris, qui aurait confirmé sa nationalité, cette confirmation étant la "dernière étape administrative avant l’embarquement pour Monrovia".

L'article se termine par cette annonce:

Le comité de soutien de Patricia, composé d’associations et d’élus appelle à un rassemblement devant la sous préfecture de Castres ce mercredi 21 avril à 18h. Il remettra à cette occasion les 5000 signatures déjà recueillies sur le site : http://amoureuxauban.net

Un clic et une signature qui rejoindra les 6056 déjà enregistrées.


Ajout du 22/04:

La Dépêche donne ce matin, sous la signature de Sylvie Ferré, des informations qui contredisent en partie celles que donnait J.-M. E. dans Libération-Toulouse.

Si Patricia a bien été emmenée (par avion !) à Paris et "conduite l'ambassade du Libéria, en vue de l'obtention d'un visa pour son expulsion", le Libéria ne l'aurait pas reconnue comme l'une de ses ressortissantes et aurait refusé de lui délivrer un visa.

Cette annonce a été faite par madame Jeanne Jimenez, conseillère régionale, aux soutiens de Patricia rassemblés, hier soir, devant la sous-préfecture de Castres.

Patricia John devient donc de fait une étrangère indésirable mais inexpulsable.

Bienvenue en Absurdie !



* Soyons nombreux, le 27 Avril à 11h devant le ministère de l’immigration et de l’identité nationale à assister à la remise du casque colonial qui lui a été justement décerné. (Communication du collectif « Sortir du Colonialisme »)

Les mots imprononçables

Tout le monde était très occupé, le ouiquende dernier, sur les ondes, à tenter de prononcer le nom du glacier islandais où est localisé le volcan qui produit ce nuage de cendres abrasives que l'on dit fatales aux moteurs d'avions.

C'est pourtant simple: cela s'écrit Eyjafjallajökull, et cela se prononce autrement. C'est tout.

On comprend alors que les spiqueurs et les spiquerines des infos aient renoncé à nous parler du pays basque; la langue basque est presque aussi redoutable pour certain(e)s que l'islandaise. Mais on remarquera que c'était là faire un usage excessif du "principe de précaution": il n'y avait pas grand risque à annoncer la tenue, samedi dernier, à Saint-Jean-de-Luz, d'une manifestation rassemblant 5000 personnes (4600 selon la police) à l'appel du collectif Jon Anza, pour réclamer, sur le ton de l'exigence, la vérité sur sa mort.

Devant l'hôtel de ville de Saint-jean-de-Luz.
(Photo J.-D. Chopin, pour Sud-Ouest.)

José Maria Anza Ortuñez, dit Jon Anza, militant nationaliste basque de 47 ans, a passé une vingtaine d'années dans les prisons espagnoles et, à sa libération, s'était installé en France, où il vivait, avec sa compagne, dans le village d'Ahetz. Il était atteint d'une tumeur au cerveau, dont l'extension menaçait le nerf optique et pour laquelle il avait été opéré deux fois. Il était en train de perdre progressivement la vue.

Il y a un an, le 18 avril 2009, Jon Anza a pris, en gare de Bayonne, le train pour Toulouse, sans donner à ses proches de détails sur son voyage, ni de moyens de le joindre.

Après environ trois semaine de silence, sa famille signale sa disparition et le parquet ouvre une enquête. La réquisition adressée par la PJ aux hôpitaux, le 20 mai, ne donne aucun résultat, et un avis de recherche est lancé sur le site de la police nationale.

La routine d'une enquête un peu mollassonne...

Cependant, le 18 mai, un communiqué d’Euskadi Ta Askatasuna (ETA) avait dénoncé un "enlèvement" par des forces de sécurité espagnoles, et avait même précisé que Jon Anza s’était rendu à Toulouse pour remettre clandestinement une "importante somme d’argent" à l'organisation.

Il ne semble pas que cette hypothèse, régulièrement reprise dans les journaux basques, d’un débordement par un service espagnol ait beaucoup stimulé nos enquêteurs puisqu'il a fallu attendre encore 10 mois avant que l'on ne retrouve, presque par hasard, le corps de Jon Anza à la morgue, à Toulouse.

Séquestré? Torturé? Assassiné?

On a pu alors savoir que les services de secours toulousains ont pris en charge Jon Anza le 29 avril, devant un restaurant, boulevard de Strasbourg, victime "d’un accident respiratoire". Il n'avait sur lui aucun papier d’identité, ni carte bleue, ni téléphone portable, seulement un billet de train aller-retour Bayonne-Toulouse et 500 euros. Il a été admis à l'hôpital Purpan, où il est décédé le 11 mai.

Son corps, non identifié, sera transféré à la morgue où l'on peut trouver curieux qu'il soit resté si longtemps...

Mais la question principale demeure posée: que s'est-il passé entre le 18 avril et le 29 avril 2009 ?

Une autopsie est décidée. Elle aura lieu le 15 mars 2010, dans un hôpital placé sous forte protection policière. A l'extérieur, les proches de Jon Anza et les membres du collectif manifestent: la procureure de Bayonne, madame Anne Kayanakis, a refusé la présence de la famille et de son médecin de confiance lors de cette autopsie. Devant leur insistance, et dans ces circonstances assez inhabituelles, les forces de l'ordre emploient leurs moyens habituels.

A Toulouse, 15 mars 2010, on disperse famille, amis, sympathisants...

En conclusion, selon la procureure, le décès de Jon Anza serait dû à une "atteinte polyviscérale neuro-cardio-pulmonaire", tout à fait "en rapport avec [son] état de santé": il fallait circuler, en effet, il n'y avait rien à voir...

Mais, beaucoup trop de faits troublants sont révélés autour de cette affaire, qu'il faut aller chercher à l'aide d'une loupe dans la presse nationale.

Celle-ci se montre, en effet, d'une très grande discrétion, à l'exception notable du Nouvel Observateur, qui publie, le 8 avril, sous le titre L'énigme Jon Anza, un long article du journaliste, mais, et cela se sent, également romancier et scénariste, Serge Raffy. A n'en pas douter, notre "enquêteur", qui semble avoir de bons contacts dans les "services", croit tenir là un excellent sujet de polar, et il nous donne, en exclusivité, les grandes lignes de son futur développement, hors le dénouement, en utilisant toutes les ficelles du genre, y compris la psychologie à deux balles.

Démenti sur un point précis, Serge Raffy maintiendra son scénario...

Affiche appelant à la manifestation du samedi 17 avril.
(Qu'avez-vous fait de Jon ?)

La question n'est plus "Non da Jon ?", mais "Zer egin duzue Jonekin ?" et elle est assortie d'une exigence: "Egia nahi dugu !"

"Nous voulons la vérité !"

5000 personnes, ce qui n'est pas rien, se sont appliquées à articuler et scander cette question et cette exigence, samedi dernier, à Saint-Jean-de-Luz, une ville que l'on dit très chère au cœur de madame Michèle Alliot-Marie, actuelle Garde des Sceaux, qui était ministre de l'Intérieur au moment de la disparition de Jon Anza.

On ne doute pas que la vérité soit également très chère au cœur de madame Alliot-Marie, mais, aux journalistes de Sud-Ouest qui voulaient l'entretenir de cette affaire à la veille de cette manifestation, elle aurait "indiqué qu'elle se trouvait être dans l'impossibilité de répondre à [leurs] questions, car «l'instruction est en cours»".

Elle connaît suffisamment la région pour savoir que ces propos n'empêcheront pas ses concitoyens d'afficher partout leur exigence.

Y compris sur l'Arc de triomphe*, comme l'a fait vendredi un groupe de militants.

PSOE-UMP: Qu'avez-vous fait de Jon Anza ?

En l'absence de réponse, on en viendrait presque à se demander si la vérité sur la disparition de Jon Anza à Toulouse ne ferait pas partie de ces vérités imprononçables dans les démocraties qui se veulent respectables.


* Selon l'articulet de Karl Laske, dans Libération, "un jeune militant basque, Xabier, a fait une chute de 20 mètres du sommet de l’Arc de triomphe alors qu’il s’était encordé avec d’autres, pour y accrocher une banderole posant cette question : «Qu’avez-vous fait de Jon Anza ?» Il a été hospitalisé, atteint de fractures multiples aux jambes. Selon les manifestants, les policiers auraient provoqué la chute de Xabier, en détachant un premier militant auquel il était encordé."

lundi 19 avril 2010

Philosophies de chiotte

Afin de rester dans la tonalité du "point de vue" intitulé Littératures de vespasienne que le très sérieux journal Le Monde vient de publier sous la signature de monsieur Michel Onfray, il faudrait peut-être commencer en disant que notre universitaire populaire vient de livrer au public sa dernière production - dans ce domaine, il est d'une très grande régularité, quasi quotidienne -, sous la forme de cette diarrhée verbale lâchée de très haut par son esprit qui vole...

La gent ailée n'étant, on le sait, équipée que d'un seul orifice postérieur - appelé cloaque - permettant d'évacuer les urines et les fèces, et éventuellement, si le besoin s'en fait sentir, de se reproduire, il serait plus juste de parler, dans son cas, de fiente.

On pourrait donc aller jusqu'à dire, en adoptant le point de vue coprophilique qui semble s'imposer pour en juger, que dans les productions de monsieur Onfray, et particulièrement dans celle-ci, il y a à boire et à manger.

La taupe dorée, qui vit dans le désert de Namibie,
est le seul mammifère connu possédant un cloaque.
(Vieille taupe moi-même, j'ai bien creusé la question.)

Ces considérations, à peine esquissées, je le reconnais, nous permettraient de brasser une riche matière (à réflexion) dans un domaine fort peu exploré par la philosophie, malgré l'appel à une véritable ontologie lancé autrefois par la voix étranglée d'Antonin Artaud: «Là où ça sent la merde ça sent l'être.» (Pour en finir avec le jugement de Dieu, enregistré en 1947, publié en 1948.)

Mais, n'en jetons plus, la fosse est pleine.

Et retrouvons le grand style, à la puissance d'évocation inégalée, de monsieur Michel Onfray:

Jadis, dans les latrines, on pouvait lire sur les murs des graffitis dans lesquels s'exprimait toute la misère sexuelle du monde. Pas besoin d'une sociologie très appuyée pour saisir ce qui travaille l'âme du quidam au moment de sacrifier aux nécessités des sphincters : on se vide, on se lâche, on éclabousse avec les remugles de son animalité et l'on grave ses cogitations dans le marbre d'une porte en bois... On a les rostres qu'on peut ! Aujourd'hui, cette fonction a quitté les toilettes publiques, désormais entretenues comme un bloc opératoire, pour rejoindre des lieux guère plus recommandables : les commentaires postés au pied des articles sur les sites Internet. C'est en effet là qu'on trouve l'équivalent des littératures de vespasiennes d'hier...

Je suis un peu perplexe, à dire vrai, devant cette "sociologie très appuyée" dont on pourrait se passer. Peut-être me serait-elle nécessaire pour bien comprendre la belle image des éclaboussures "avec les remugles de son animalité" qui vient couronner une courte rafale dépréciative de nos fonctions corporelles. Cela doit relever d'un hédonisme "très appuyé".

Avant d'en venir à l'explication de ce qui a motivé, chez notre auteur, cette belle envolée, il nous faudra subir deux paragraphes où il est plaisant de le voir jouer, à la perfection, le petit père-la-morale fustigeant les commentaires anonymes, ou sous pseudonymes, permettant "d'un simple clic" de "laisser libre cours à ses passions tristes, l'envie, la jalousie, la méchanceté, la haine, le ressentiment, l'amertume, la rancœur, etc."

Bilan (provisoire) de notre censeur:

L'anonymat d'Internet interdit qu'on puisse un tant soit peu espérer un gramme de morale. A quoi bon la vertu puisqu'ici plus qu'ailleurs on mesure l'effet de la dialectique sadienne des prospérités du vice et des malheurs de la vertu ?

La référence à Sade n'éclaire peut-être pas grand chose, mais elle peut éblouir le lecteur qui trouve ça très classieux.

Enfin, j'en suis resté baba.

Michel Onfray essayant la tenue standard
du philosophe médiatique contemporain.

Après avoir délesté ses tripes de ce premier commentaire sur les commentaires, monsieur Michel Onfray nous apprend que sa flamboyante diatribe moralisatrice a été provoquée par la consultation qu'il a faite "sur [son] iPhone" des commentaires postés à la suite d'un article sur le dernier livre de Florence Aubenas, Le Quai de Ouistreham, édition L'Olivier, 2010.

Il ne cache pas tout le bien qu'il pense de ce livre où il voit "un texte qui mélange le style sec de Stendhal, l'information de Zola, la vitesse de Céline", oubliant que pour défendre efficacement un auteur, il faut tout de même rester crédible...

Mais il tient à revenir aux "nains" qui "éructent en postant leurs commentaires".

Si son indignation n'est pas feinte, notre heureux possesseur d'iPhone doit être un novice, car le résumé qu'il nous en donne ne dépasse pas la dose d'ineptie qu'on y trouve habituellement.

On voit bien, cependant, que c'est trop pour monsieur Onfray qui conclut dans un délire d'une grandiloquence très spectaculaire:

Le commentaire anonyme sur Internet est une guillotine virtuelle. Il fait jouir les impuissants qui ne jubilent que du sang versé. Demain est un autre jour, il suffira de regarder un peu cette télévision qu'on prétend détester mais devant laquelle on se vautre pour trouver une nouvelle victime expiatoire à sa propre médiocrité, à sa vacuité, à sa misère mentale. En démocratie, le mal est relativement contenu.

Dans un régime totalitaire, ce cheptel permet de recruter les acteurs de l'"effroyable banalité du mal" - pour utiliser entière cette fois-ci l'expression d'Hannah Arendt.

Il ne nous épargne même pas une reductio ad Hitlerum implicite...


PS: Avant de prendre au sérieux, comme le fait notre philosophe, ces imbéciles commentaires qui traînent partout, il faudrait peut-être songer à les étudier de près, sans préjuger de leur "analité". Pour le coup, la sociologie, pas forcément "appuyée", aurait son mot à dire.

dimanche 18 avril 2010

Un petit sourire, monsieur Rimbaud...

J'ai beau m'abîmer les yeux à la contemplation de ce nuage de pixels à dominante sépia qu'on nous présente, depuis jeudi dernier, comme la trace la plus nette du visage d'un trentenaire nommé Arthur Rimbaud, mon intime conviction tarde à se rallier au consensus...

Il est vrai que je ne suis guère physionomiste, et je dois reconnaître que j'ai parfois du mal, surtout le matin, à me reconnaître moi-même. J'ai déjà raconté, à l'époque où, en son adolescence, ce blogue était tout à fait génial, comment, lassé de ma ressemblance avec Alain Delon - car cela m'obligeait à parler de moi à la troisième personne -, je me suis laissé pousser une élégante barbiche complétée d'une fine moustache, afin de reprendre, à mes yeux, figure humaine.

Évidemment, nul parmi mes proches n'avait remarqué cette fâcheuse ressemblance.

Cela ne peut que me faire irrésistiblement penser à l'irrésistible début de Paris ne finit jamais, où Enrique Vila-Matas, nous présente le narrateur partant pour Key West, en Floride, pour participer au "traditionnel concours de doubles de l'écrivain Ernest Hemingway".

Cela fait je ne sais combien d'années que je bois, grossis et crois - contrairement à ma femme et à mes amis - que je ressemble physiquement de plus en plus à l'idole de ma jeunesse, à Hemingway. Comme personne ne m'a jamais approuvé sur ce point et que j'ai un caractère bien trempé, j'ai voulu donner une leçon à tout le monde et, grâce à une barbe postiche - dont j'ai pensé qu'elle améliorerait ma ressemblance avec Hemingway - , je me suis présenté, cet été, au concours.

Je dois dire que j'ai été d'un ridicule achevé. En effet, je suis allé à Key West, me suis présenté au concours et me suis retrouvé dernier ou, plutôt, j'ai été disqualifié, pis, écarté de la compétition non pas à cause de ma barbe postiche - ils ne l'ont pas découverte -, mais de mon "absence totale de ressemblance physique avec Hemingway". (1)

Le vainqueur du concours 2009.

Parfois, fatigué de rechercher les sept ressemblances probantes, j'imagine qu'un écrivain, qui ni tout à fait Vila-Matas, ni tout à fait un autre, pourrait nous raconter cette histoire de libraires d'ancien qui achètent un lot de vieilles photographies dans une brocante miteuse et y découvrent une épreuve de format carte postale, portant au dos la mention "Hôtel de l'Univers", qui capte leur attention jusqu'à la fascination.

Pour eux, l'un des personnages de cette photographie de groupe est le "sieur Rimbaud, se disant négociant"...

A la fin du récit, nos deux héros exténués, qui n'ont pu persuader qui que ce soit de leur intuition, mais qui sont parvenus à la fin de leur voyage, évoquent une dernière fois, avant de se dissoudre à jamais, le cliché qui les a amenés à ce point:

Sur l’image du perron de l’Hôtel de l’Univers, il est assis mais semble sur le point de se lever. Tout son être paraît protester contre son intégration à ce rituel bourgeois de la séance du portrait de groupe, auquel, pourtant, il n’échappe pas. Il ne considère que le spectateur, comme en une muette interpellation, qui n’attend pas de réponse. Il nous regarde, il n’a rien à nous dire. (2)


A gauche, l'un des deux clichés dus à Carjat,
à droite le fameux neuvième portrait de Rimbaud.
(Pour faire comme tout le monde, j'indique, pour ce dernier:
Libraires Associés / ADOC-Photos.)

Dans la réalité, les deux libraires qui ont fait la découverte de cette image, messieurs Alban Caussé et Jacques Desse, ne sont pas de flamboyants louseurs à la Vila-Matas. Ils se présentent eux-même ("joliment", dit Mohammed Aissaoui dans le Figaro) comme des "chasseurs de trésors" qui ont acheté "quelque part en France", et pour "un prix raisonnable" le lot de photographies où ils l'ont trouvée.

Tout en réunissant le maximum d'indices pouvant confirmer leur intuition, ils ont eu l'heureuse idée de prendre contact avec un "expert", monsieur Jean-Jacques Lefrère, hématologue spécialiste des études rimbaldiennes, et, lui aussi, "chasseur de trésor".

Si l'on tient à poursuivre la métaphore de la vénerie, dans son cas il faut parler de "viandard".

Dans un article paru dans l'Express jadis, Jérôme Dupuis raconte ses débuts dans ce domaine:

Ancien élève du lycée Théophile-Gautier de Tarbes, où Lautréamont étudia un siècle avant lui, dans ce qui était alors le Lycée impérial, le jeune étudiant profite de ses vacances d'été pour rechercher les traces du séjour d'Isidore Ducasse - véritable nom du poète - en Bigorre.

Et:

«Un jour, la fille du meilleur ami de Ducasse, Louise Dazet, a descendu un vieil album de famille de son grenier, poursuit-il. Et là, soudain, je suis tombé sur la photo d'un adolescent au regard sombre. C'était Lautréamont.» (3)

Notre inventeur de trésor (4) a recours à un avis éclairé:

Fort de sa découverte, le jeune Lefrère va trouver Aragon dans son appartement de la rue de Varenne. Le vieux poète à crinière blanche s'absorbe longuement dans la contemplation du cliché et murmure mystérieusement: «Ça convient... Ça convient...»

On a connu des expertises mieux fondées.

Mais c'est probablement ce qu'a dû, en substance, dire le docteur Lefrère aux deux libraires: on trouve un agrandissement du portrait présumé de Rimbaud en couverture du dernier livre de notre spécialiste, Sur Arthur Rimbaud. Correspondance posthume. 1891-1900, paru le 15 avril, chez Fayard.

Ça convenait donc parfaitement.

Tout un tas de lettres, documents et articles
mentionnant Arthur Rimbaud,
de sa mort en 1891 jusqu'à 1900.

Ce même 15 avril, l'existence de "la" photo a été révélée au monde par un article du Figaro, et elle a été présentée au Grand Palais, où se tenait le Salon du livre ancien.

Un article de Charline Blanchard, dans le Monde, peut rassurer ceux qui s'inquièteraient du succès de ce petit montage:

A 17 h 30, une demi-heure après l'ouverture du Salon, l'épreuve était vendue à un mystérieux collectionneur français.

Sans doute pour "un prix raisonnable".


(1) Enrique Vila-Matas, Paris ne finit jamais, traduit par André Gabastou, Christian Bourgois éditeur, 2004.

(2) Ces phrases concluent l'article Un coin de table à Aden, signé de Jacques Desse et Jean-Jacques Lefrère, dans le numéro 41 de la revue Histoires littéraires.

(3) Je rappelle que le Rimbaud se reconnaît surtout à son regard clair, et le Lautréamont, à son regard sombre. Aucune confusion n'est donc possible.

(4) Il est aussi "l'homme qui a exhumé le fameux portrait de Rimbaud par Forain, l'homme qui a publié l'ultime pellicule de photos retrouvée dans la gibecière de Che Guevara le jour de sa mort". Et des tas d'autres bricoles... On dit qu'il serait sur la trace d'une photographie de Jean-Baptiste Botul, à six mois, tout nu sur un cousin de velours. Et, contrairement à Ducasse et Rimbaud, souriant...

jeudi 15 avril 2010

Le coup de l'escalier

On en viendrait presque, en vieux nostalgiques du bon vieux temps, à regretter l'époque révolue où les policiers, préposés à l'accueil de proximité dans les commissariats, n'avaient pas droit aux traces.

Il paraît que les annuaires téléphoniques faisaient merveille, mais, on le sait, dans les années 1980, les bottins furent hélas ! remplacés par des minitels. Il fallut s'adapter, et les plus anciens d'entre nous se souviennent d'une note de service, en date du 1er avril 1983, qui entendait réglementer strictement l'usage de ce nouvel instrument, afin d'en limiter la casse.

Bien sûr, les annuaires n'ont pas totalement disparu, mais l'administration, dans un souci d'économie des ressources de la planète, les préfère de format réduit, ce qui en rend le maniement malaisé.

Existait aussi en rose.

Se disant victime d'une "usurpation d'identité", un certain Philippe C., au lieu d'en prendre une autre en ouvrant le bottin au hasard, s'est rendu mardi dernier au commissariat pour porter plainte.

Il semble que son accueil ait laissé quelques traces...

Il a été admis mardi soir à l'hôpital Henri-Mondor de Créteil, dans le Val-de-Marne, "dans un état jugé très sérieux". Hier matin, on apprenait qu'il était dans le coma.

Les seules informations dont nous disposions sont celles qui émanent des "sources policières", et qui sont données dans la dépêche de l'AFP.

Selon la police, [Philippe C.] était dans un «état de surexcitation», et le ton serait rapidement monté avec un agent du commissariat que l'homme aurait frappé.

Il y aurait ensuite eu une bousculade avec d'autres policiers venus en renfort et l'homme, selon les premiers éléments de l'enquête, serait tombé dans un escalier du commissariat central avec trois policiers tentant de le maîtriser.

Après cette chute, il a été transporté au service d'investigation (Sarij) de l'arrondissement, un peu plus loin, où il aurait fait, d'après l'IGS, un malaise sur un banc.

(SARIJ: Service d’accueil, de recherche et d’investigation judiciaires;
IGS: Inspection générale des services.)

On peut trouver une version légèrement différente dans l'article d'Adrien Cadorel pour Métro:

Au gardien de la paix qui le reçoit, Philippe C. présente son passeport et explique vouloir déposer une plainte pour usurpation d’identité. Selon les policiers, Philippe C. aurait alors porté un coup de poing au gardien de la paix. Un second fonctionnaire tente de le ceinturer. Les trois hommes se retrouvent au sol puis dévalent trois marches d’escalier.

Philippe C. est ensuite menotté. Blessé au crâne, il est conduit en voiture au commissariat de la Goutte-d’Or. Arrivé au troisième étage de l’hôtel de police, le trentenaire s’effondre, victime d’un malaise.

Il ajoute que "les deux policiers, examinés à l’Hôtel-Dieu, se sont vus délivrer deux et trois jours d’arrêt de travail", et qu'ils "ont déposé plainte contre Philippe C. pour violences volontaires".

Profil du coupable.

Dans l'état où l'escalier l'a mis, Philippe C. n'a pu porter plainte contre qui que ce soit. D'ailleurs, il n'y a sans doute pas lieu d'y songer, tant la version dont nous disposons semble limpide.

C'est d'ailleurs l'avis du second syndicat des gardiens de la paix, qui "à la lecture des faits relatés, ne perçoit aucun élément qui pourrait justifier une accusation pour violences illégitimes, faute professionnelle ou négligence des policiers intervenants".

Par ailleurs le syndicat trouve "choquants" les propos de monsieur Daniel Vaillant, maire socialiste du XVIIIème arrondissement, qui a eu le mauvais esprit de "prendre acte et de s'inquiéter du nombre d'incidents constatés récemment dans des commissariats du XVIIIème".

La réaction de madame Alima Boumediene-Thiery, sénatrice de Paris (Verts), a été moins tiédasse que celle de monsieur le maire: elle a décidé de saisir la Commission nationale de déontologie de la sécurité (CNDS), "afin de déterminer la responsabilité de chacun, et notamment l'incidence de l'absence de prise en charge de M. Philippe C. par un médecin après sa chute".

Elle se permet même de rappeler "qu'en vertu de l'article 3 de la Convention européenne des droits de l'homme, une enquête indépendante, impartiale et rapide, doit être menée lorsqu'une personne sous la responsabilité des forces de l'ordre à subi des violences ou une atteinte à son intégrité physique".

Avec le communiqué du NPA, c'est l'escalade:

"Régulièrement il y a des incidents qui se traduisent trop souvent par des passages à tabac dans les commissariats du XVIIIe, arrondissement marqué par ailleurs par l'assassinat du jeune Makomé d'une balle dans la tête en 1993 par un policier qui jouait à la roulette russe", poursuit [le communiqué], dénonçant la "toute puissance policière dans un des arrondissement les plus populaires de Paris".

Le NPA, qui se demande si cet incident est une "bavure policière de plus", "exige que toute la lumière soit faite sur ce qui s'est passé mardi soir".


La référence à Makomé n'est pas des plus judicieuses, mais il arrive que les déclarations du NPA soient marquées d'un étonnant maniement du principe selon lequel "tout est dans tout, et réciproquement"...

Et puis, franchement, il faut être singulièrement malveillant pour insinuer qu'on a encore le temps de jouer à la roulette russe dans les locaux de la police.

Quant au mot "bavure", il est d'un ringard !

On notera que monsieur Vaillant, qui, en tant qu'ancien ministre de l'Intérieur, est du métier, parle d'incident.

Un incident post-traumatique, en quelque sorte.

A la suite de cette affaire, et sans préjuger des résultats de l'enquête en cours, on peut s'attendre à l'annonce très prochaine de la suppression de tous les escaliers dans les lieux où notre police de proximité accueille le public.

Au moins, les personnes handicapées s'en réjouiront.


PS: A l'heure où je vais faire clic sur "Publier le message", France-Soir annonce que, "selon une source policière", Philippe C., désigné par "l'homme blessé mardi soir au commissariat du XVIIIe arrondissement de Paris", serait sorti du coma en début d'après-midi et serait toujours hospitalisé à Henri Mondor.

mercredi 14 avril 2010

Etat des lieux communs

Il y a des gens qui ne savent pas communiquer.

En l'absence d'ouverture par une phalange de majorettes dodues revêtues du seul bonnet phrygien, la conférence de presse tenue hier par Jean-Pierre Dubois, président de la Ligue des Droits de l'Homme (LDH), semble avoir été peu suivie par les journalistes.

En faisant un (trop) rapide tour d'horizon, j'en ai dénombré deux, le (ou la) pigiste de service de l'AFP et Anne Roy, de l'Humanité.

Jean-Pierre Dubois, avec bonnet phrygien,
mais sans majorettes.

Cette réunion de presse avait pour but de présenter aux médias le rapport 2010 de la LDH sur l'état des droits de l'homme en France, intitulé La justice bafouée. Publié aux éditions La Découverte, ce livre de 126 pages sera disponible dans les bonnes librairies, et dans quelques autres peut-être, à partir de demain, 15 avril.

Le rapport de 2008, publié après seulement un an de sarkozisme galopant, avait pour titre Une démocratie asphyxiée; il semble plus que jamais d'actualité.

Celui de 2009, n'a pas pris une ride non plus; il posait une question toute rhétorique: Une société de surveillance ? Mais le point d'interrogation était juste là pour faire joli.

Cette année, pas de point d'interrogation.

La dépêche de l'AFP, plus ou moins réécrite par le préposé maison, se retrouvant dans la plupart des quotidiens nationaux (à l'exception de l'Huma), on aura intérêt à aller la consulter à la source. On y trouvera un compte rendu rédigé à la "va-comme-je-te-pousse" de la conférence de presse de la LDH. Et si l'on veut se faire une idée du contenu du rapport, autant en consulter la table des matières.

On notera au passage le très grand professionnalisme du rédacteur ou de la rédactrice de l'AFP qui, avec un exemplaire respect de l'objectivité, nous donne le commentaire très affuté des autorités:

Pour Guillaume Didier, porte-parole de la Chancellerie, le document de la LDH présente "une succession de lieux communs et contre-vérités, les mêmes répétées depuis 30 ans sur le manque d'indépendance et de moyens de la justice".

Si le subtil monsieur Didier, qui semble grand amateur de vérités nouvelles, est las de lire la même chose depuis trente ans, il peut toujours songer à prendre une retraite dans un lieu pas commun.

lundi 12 avril 2010

L'honneur des anciens

Dans bien des sociétés, qui ne sont pas tout à fait comme la nôtre, il recevrait les honneurs réservés aux anciens de grande sagesse.

Chez nous, il faut se contenter de le voir incarner l'honneur de sa génération, qui est celle de la Résistance, et se réjouir de le voir présent aux côtés de ceux qui incarnent l'honneur qui nous reste: celui de pouvoir rester debout.

Le 2 avril, Stéphane Hessel était à la salle des fêtes de Cruas, en Ardèche, pour y participer à un débat libre sur le thème "Droit des hommes, droit des peuples".

olivier000007 a eu la bonne idée d'enregistrer les interventions de Stéphane Hessel, et d'en tirer trois vidéos, postées sur You Tube, et comme rien ne lui échappe, Schlomo les a signalées dans sa Feuille de Chou.

Et les voici:









Il y a de quoi tomber en adoration devant cet "A une Madone", inspiré par une dévotion bien peu orthodoxe, que Charles Baudelaire avait sous-titré "ex-voto dans le goût espagnol".

L'Afrique ancienne entre au Louvre

Lorsqu'en 2007, un arrogant "petit blanc" s'est rendu à Dakar pour s'adresser aux "jeunes d'Afrique" et leur apprendre que "le drame de l'Afrique, c'est que l'homme africain n'est pas assez entré dans l'histoire", je l'ai délibérément compris de travers, et hors contexte.

(C'était d'ailleurs, de ma part, une sage précaution: au sens strict, ce discours est vraiment atterrant.)

Et j'ai exhumé de mes cartons les deux petits volumes de L'Afrique ancienne de Basil Davidson, dans l'édition faite par la Librairie François Maspero en 1973.

La toute première publication de ce livre remonte à 1959, sous le titre Old Africa Rediscovered. Il a été traduit en français par Pierre Vidaud, et est paru en 1962, aux Presses universitaires de France, sous le titre L'Afrique avant les Blancs.

Il a été accueilli avec l'air pincé qui s'impose par beaucoup d'universitaires français: une recension, parmi d'autres, commence par signaler que Basil Davidson n'est ni ethnologue, ni historien, mais "un journaliste politique (...) dont l'intérêt pour les questions africaines s'est manifesté en premier lieu par des enquêtes sur des sujets de la plus saignante actualité: Union Sud-Africaine, Congo Belge, Angola", avant de conclure que "L'Afrique avant les Blancs est actuellement un des meilleurs ouvrages d'ensemble sur l'histoire pré-coloniale, (...) sans concession au sensationnel ou à la démagogie - bien que les sympathies et les antipathies de Basil Davidson ne se dissimulent nullement."

J'ai emporté ce livre, qui ne devait pas faire partie de la bibliographie du rédacteur du "discours de Dakar", lorsque je suis parti en Afrique...

Et c'est sa lecture qui m'a poussé, en 1980, à me joindre à un groupe d'une douzaine de personnes pour un voyage (dés)organisé qui devait suivre la vallée du Nil, de Khartoum au Caire, en passant par Méroé.

Arrivée en vue d'une nécropole de Méroé.
(Photo empruntée au site incrusté.)

A cette époque, et au mois d'août, l'immense champ de ruines était désert; et quand les jacasseries de notre accompagnatrice, habitée de la double terreur de se faire violer et/ou de perdre ses bagages, se furent calmées, nous avons pu cheminer en silence, à travers une étendue de roches sombres, en partie recouvertes de sable d'un ocre soutenu, vers les nécropoles royales de Méroé.

Le silence convenait bien à la montée vers ces ruines abandonnées qui, pourtant, devraient être comptées parmi les grands monuments du monde antique.

Arrivés sur place, un vieil homme, que nous avions vu, pendant que nous marchions, se diriger vers le site en houspillant vigoureusement son âne, a attiré la bénédiction de son Dieu sur nous, et nous a présenté le "Livre d'or" pour que nous y laissions nos paraphes...

C'est tout ce qu'il nous a demandé, et avec une grande courtoise, heureux de nous voir, sans doute, car la précédente mention sur son livre datait du printemps, mais surtout fidèle à ce principe, qui est peut-être encore appliqué au Soudan, d'ignorer le bakchich, qui "importune celui qui le donne et déshonore celui qui le reçoit", ainsi qu'on pouvait le lire, dit-on, au débarcadère de Wadi Halfa, à l'attention des voyageurs en provenance d'Égypte.

Pyramide de Tarekeniwal, dans la nécropole Nord.
(Encore une photo empruntée au site incrusté.)

Le traitement qui a été fait de Méroé, et de la civilisation kouchique qui s'est développée du Vème siècle avant JC au IIIème après, est un bon exemple de cette manière inimitable qu'à l'homme blanc d'entrer dans l'histoire des autres.

Le site de Méroé a été découvert en 1822 par l'explorateur français Frédéric Cailliaud qui en a fait la relation dans son Voyage à Méroé et au fleuve Blanc (réédition numérique aux éditions Harpocrate, 2010), et en grande partie saccagé, en 1834, par un médecin militaire italien, Giuseppe Ferlini qui, en quête de trésors, a trouvé très judicieux de démanteler quelques pyramides et de faire sauter les pyramidons des autres...

Il parvint à ses fins avec la sépulture de la candace Amanishakheto (pyramide N6), et quitta bien vite la région pour aller vendre ses trouvailles.

Il est vrai que cette reine, dont les formes généreuses, relevées par l'égyptologue Richard Lepsius, font davantage penser aux mamas-Mercedes des marchés d'Afrique de l'Ouest qu'à l'anorexique Nefertiti, possédait de bien riches parures.

Certes, il faut pouvoir les porter...
(Ägyptisches Museum Berlin, photo Wikipedia)

Quelques archéologues, plus tardivement, se sont également intéressés à la civilisation méroïtique, mais avec moins d'enthousiasme que les pillards, et presque toujours en annexe de leur spécialité d'égyptologues. En 1980, dans la prestigieuse collection "L'univers des formes", chez Gallimard, paraissait, sous la direction de Jean Leclant, le troisième volume de la série Le monde égyptien: il était intitulé L'Egypte du crépuscule, et sous titré De Tanis à Méroé.

Si les influences de la civilisation égyptienne sont évidentes, il ne suffit probablement pas de les répertorier en notant au passage les divergences, comme si Méroé s'était développée comme sous-produit du monde pharaonique devenu l'ombre de lui-même. On peut se demander si, pour comprendre le développement de ce royaume, il ne serait pas plus prometteur de partir de ses spécificités.

Basil Davidson en soulignait essentiellement deux.

Il parle d'abord de la présence, sur le site de Méroé, de traces d'une intense activité de métallurgie, qui ont été notées très tôt par les archéologues et dont l'importance faisait dire à Sayce, au début du XXème siècle, que c'était là une "Birmingham de l'Afrique ancienne". Comme l'archéologie s'intéresse de plus en plus, et de mieux en mieux, à ces problématiques au ras du sol, je suppose que des progrès ont dû être faits dans ce domaine...

La seconde singularité de la civilisation méroïtique est d'avoir produit une écriture que l'on sait lire depuis les travaux de Francis Griffith en 1911, mais que l'on ne sait toujours pas comprendre. Cependant la connaissance de la langue transcrite par cette écriture a beaucoup progressé grâce aux efforts de Claude Rilly qui, en reprenant une hypothèse de Bruce Trigger, a montré, en 2003, qu'elle appartient, avec le nubien et des dialectes proches, parlés du Tchad à l'Erythrée, à une famille dont il a reconstruit une protolangue : le soudanique oriental nord.

A lire en utilisant l'alphabet idoine.
(Vous pouvez aussi télécharger les fontes.)

Depuis le 26 mars, le Louvre accueille, au département des Antiquités égyptiennes, l'exposition Méroé, un empire sur le Nil, qui y restera jusqu'au 6 septembre.

On peut lire, dans le Monde, cette déclaration d'intention:

Cette exposition vise à dévoiler la créativité du plus ancien empire d'Afrique noire. Guillemette Andreu-Lanoë, directrice du département des antiquités égyptiennes du Louvre, veut montrer que Méroé "n'est pas l'Egypte pharaonique, mais l'antiquité kouchique, qu'il faut apprécier à sa juste valeur, avec ce côté très rude, très violent, d'influence africaine".

Reste à voir si "ce côté très rude, très violent" est une pertinente appréciation de la "juste valeur" d'une "influence africaine".


PS: Il est curieux de constater que la plupart des articles de presse qui parlent de cette exposition semblent avoir été écrits par des journalistes qui ont préféré aller au Soudan plutôt que d'aller au Louvre...

Ceci dit, j'irai au Louvre.

Promis.