mardi 19 avril 2011

La loi anthropomorphique du bled

Rancunier je suis, et jamais je ne pardonnerai à Alain Finkielkraut d'utiliser pour son générique les Variations Goldberg de Jean-Sébastien Bach dans l'interprétation de Glenn Gould. Libre à lui, certes, d'afficher ses goûts musicaux, mais pourquoi m'imposer, lorsque j'écoute les fulgurances de l'enchanteur de Toronto, l'attente insupportable de sa voix si distinguée annonçant "Répliques" ?









Glenn Gould, filmé en avril 1981, à New York, par Bruno Monsaingeon.


Samedi dernier, alors que j'étais au volant de ma quatrelle, en route pour le marché où j'avais à prendre une commande d'andouillettes, cette voix m'annonça posément que l'émission allait accueillir Renaud Camus et Manuel Valls pour converser sur le thème de l'Insécurité sociale. Pour justifier cet assortiment façon carpe et lapin, Alain Finkielkraut, qui redoute maintes choses mais n'a pas peur du ridicule, prétexta que chacun des deux invités était candidat potentiel à l'élection présidentielle de 2012 et se singularisait par l'audace de se réclamer du "droit à la douceur de vivre".

Ma quatrelle, bien dressée, évita de justesse une sortie de route.

Renaud Camus avait été prévenu par le meneur de jeu, et il s'attendait à être interrogé sur le concept central, chez lui et ses amis, de "grand remplacement". Cette astucieuse trouvaille permet de tenir, en toute liberté, des propos d'un racisme garanti d'origine : si vous voulez dénoncer la présence, selon vous excessive, des noirs, des bruns ou des beiges, il vous suffira de déplorer les méfaits des "remplaceurs".

Comme il avait dû bûcher son oral, monsieur Renaud Camus avait préparé un exemple bien croustillant qu'il devait espérer développer le plus brillamment possible, en mettant en évidence toute la profondeur de sa pensée.

Pour bien montrer comment les "remplaceurs" vivent non pas hors la loi, mais en respectant la leur, qui s'oppose à la nôtre, il voulut analyser finement l'agression d'Haroun à la gare de Noisy-le-Sec. Très intéressé par le motif sentimental qui a été avancé à ce propos, notre futur candidat tente de nous faire sentir l'irréductibilité de l'opposition entre eux et nous, entre les cultures qui pratiquent l'endogamie (comme dans le bled) et celles qui pratiquent l'exogamie (comme dans nos villages).

On peut supposer que Renaud Camus apporte le plus grand soin dans le choix de ses mots, et, même à l'oral, la lenteur de son débit le lui permet. Il faut donc considérer de l'emploi du mot "bled", terme d'argot militaire devenu assez désuet, a été suffisamment réfléchi. Et peut-être faut-il y entendre résonner, en sourdine, les échos de cette nostalgie, que certains cultivent, du bon temps révolu des colonies.

Le candidat aurait-il mal révisé ? Le voici qui, au cœur de sa pesante démonstration, parle de "changement anthropomorphique" et de "loi anthropomorphique"...

Du coup, on n'entend plus que cette bourde.

Pas Alain Finkielkraut qui, bon prince et grand seigneur, ne relève pas. Il est vrai qu'il ne va pas faire économie de courtoisie à l'égard d'un invité qui peut rehausser de quelques points l'audience de son émission de plus en plus décolorée. N'est-il pas allé - le pauvre ! - jusqu'à inviter l'insupportable Fabrice Luchini ?

Les fidèles qui applaudissent à qui mieux mieux la "belle prestation du Maître", finiront par évoquer, avec prudence et timidité, le trouble ressenti à l'entendre patauger aussi lamentablement sur le terrain de l'anthropologie de blédard.

Lequel "Maître" reconnait de bonne grâce son erreur :

Pour ce qui est d'anthropomorphique, je ne puis que plaider coupable : un mot pour un autre (anthropomorphique, bizarrement, m'est plus familier qu'anthropologique). D'autre part j'étais là sur un terrain qui n'était pas le mien, et suivais étroitement un exemple emprunté à Francis Marche, qui m'avait semblé lumineux. Or, que ce soit oralement ou par écrit, il faut se méfier des idées des autres (pour les faire siennes) — elles restent les idées des autres, on y est davantage sujet à l'anicroche, on n'est plus désarmé en cas de contradiction (quid de La Guerre des boutons, par exemple ; il y avait bien des luttes féroces entre villages français : mais peut-être ne portaient-elles pas sur le question des femmes et du mariage ?).

On se prend à regretter que notre candidat n'ait pas eu le temps de revoir ses fiches sur La Guerre des boutons.

S'il aurait su...


PS : Ne pratiquant que très exceptionnellement le masochisme radiophonique, je n'ai pas écouté la suite de cet échange.

Les gens sérieux pourront écouter l'émission sur le site de France Culture, ou ailleurs.

Les autres continueront avec Glenn Gould.






4 commentaires:

Chomp a dit…

"jamais je ne pardonnerai à Alain Finkielkraut d'utiliser pour son générique les Variations Goldberg
de Jean-Sébastien Bach dans l'interprétation de Glenn Gould".

Moi non plus,
rigoureusement non,
plus plein de trucs ...

Guy M. a dit…

"Plus plein de trucs", mais ça commence là.

(On est bien d'accord.)

Ysabeau a dit…

Le mot "bled" n'est absolument pas de l'argot militaire. C'est un mot arabe, encore utilisé aujourd'hui en France par les originaires du Maghreb qui ont de la famille au village là-bas. Il n'est pas du tout péjoratif dans ce cadre. Il ne le devient que lorsqu'on parle d'un "trou paumé" en campagne française.

Guy M. a dit…

Je maintiens. Ce serait faire injure à monsieur Camus de supposer qu'il utilise ce mot dans l'acception que lui donnent "les originaires du Maghreb qui ont de la famille au village là-bas". Il parle la langue française et non celle de ceux qu'il nomme les "remplaceurs". Or le mot "bled" est bien apparu en français, au XIXe siècle, par le biais de l'argot militaire. Il a ensuite évolué et pris le sens de "trou paumé", en effet.