jeudi 10 décembre 2009

Les réflexions du crétin de service

Depuis l'aube d'hier, j'attendais.

J'attendais de pouvoir accéder, sur le site du quotidien Libération, à la tribune signée Laurent Joffrin, et intitulée, de manière à la fois lucide et prétentieuse, Tarnac: Réflexions d'un idiot utile.

Le bruit courait que c'était du pur et grand Joffrin, en au moins deux feuillets...

Mais cet article était réservé aux abonnés.

Il m'a fallu résister à l'envie d'aller au café-tabac-journaux de Trifouillis-en-Normandie pour acheter l'exemplaire papier que le tenancier reçoit chaque matin pour le renvoyer le lendemain.

Je me suis héroïquement cloîtré en mon manoir, y épuisant rapidement une importante réserve de cigarettes, que je ne renouvelai point, afin de ne pas céder à la tentation d'acheter le numéro de Libé...

Je fumai mes mégots, les mégots de mes mégots. Et je finis par fumer les filtres.

Ce matin, j'avais une langue épaisse comme ça.

Votre grand mère a sûrement une recette.


Le texte de Laurent Joffrin, maintenant accessible à tous, entend épuiser cette grave question, qui en constitue l'incipit :

Que pensent vraiment les militants de Tarnac (...) ?

On comprend vite que le subtil Laurent Joffrin n'a jamais eu l'intention d'aller le leur demander. Il préfère appliquer sa sagacité à un texte d'Eric Hazan, "l’un des principaux soutiens des accusés de Tarnac injustement emprisonnés", qui a été publié dans le journal Libération, le 6 novembre, sous le titre Un an après Tarnac, le temps de la révolte. (On trouvera ce texte sur le site d'Eric Hazan.)

Eric Hazan, promu par notre éditorialiste maître à penser des "militants de Tarnac", ou encore "théoricien d’une sombre radicalité", a piqué au vif la sensibilité politique joffrinesque en écrivant:

«Pour retourner contre l’Etat les armes qu’il pointait sur nous, nous avons fait appel dans nos interventions publiques au vieux fonds humaniste-démocratique de la gauche. Dans l’inquiétude où nous étions sur le sort de nos amis emprisonnés, nous avons eu spontanément recours à cet arsenal usé mais rassurant, le mieux fait pour réunir des voix, des sympathies, des signatures.»

Ulcéré par une telle ingratitude, Laurent Joffrin se voit comme l'un de ces "démocrates qui soutenaient les bolcheviks victimes de la répression tsariste" et que Lénine nommait des "idiots utiles". J'espère que cette référence historique aura été un baume pour lui...

Il exagère bien un peu dans le registre de l'héroïsme virtuel en notant que les "idiots utiles", au sens de Lénine,"furent les premiers à être mis en prison ou fusillés par la Tchéka"; nous n'en sommes pas là : Laurent Joffrin et ses amis, malgré leur soutien aux bocheviks de Tarnac, sont encore en liberté.

Eric Hazan, dans les récents cauchemars de Laurent Joffrin.

Notre éditorialiste est peu enclin à admettre que ne sont, effectivement, que "balivernes" une "démocratie" qui produit, au nom du suffrage universel, un certain président de la république et un "humanisme" qui implique, au nom du droit d'ingérence, certains bombardements de populations civiles.

Mais comme il redoute de mourir "idiot", il nous offre une relecture de L'insurrection qui vient, quitte à s'éloigner définitivement des "militants de Tarnac".

Exercice difficile, tant nous avons été abreuvés de commentaires et d'analyses sur ce petit livre...

Au moins, Laurent Joffrin nous en offre-t-il un des résumés les plus crétins qu'on ait lus:

L’action préconisée par les auteurs du livre consiste à créer des «communes» antisystème vivant en marge de la société. Jusqu’à présent, elle a débouché sur la relance d’une épicerie-buvette à Tarnac (Corrèze), à la grande satisfaction des habitants du village qui voient se poursuivre sous leurs yeux la régénération du tissu économique corrézien chère à Jacques Chirac. Lénine avait adopté pour slogan «tout le pouvoir aux Soviets». Désormais, c’est : «tout le pouvoir aux épiceries-buvettes».

Avec un esprit aussi incisif, monsieur Joffrin devrait se lancer dans le journalisme...

Laurent Joffrin, dans les récents cauchemars de Laurent Joffrin.

Retrouvant son sérieux pontifical après ce trait, notre pape de la presse dénonce deux "thèses" qui lui semblent particulièrement "néfastes".

La première veut que la démocratie soit illusoire, que la liberté de choix n’existe pas en régime capitaliste. Aliénés, manipulés, les citoyens se croient libres mais ils sont les jouets de structures mentales invisibles et oppressives.

A cela, il répond en pondant une jolie perle:

Or l’Histoire a démontré que cette idée était fausse : certes l’aliénation existe et l’idéologie dominante exerce son emprise. Mais elle n’est pas totale. La plupart des grands acquis du mouvement ouvrier, ceux qui ont fait pièce au capitalisme, justement (le droit syndical, les congés payés, les assurances vieillesse ou maladie, la limitation du temps de travail), ont été obtenus en régime de liberté, grâce à l’usage combiné de la lutte sociale et du suffrage universel, c’est-à-dire de la raison des opprimés, librement exercée.

Nous renverrons discrètement Laurent Joffrin à l'abondante bibliographie concernant l'histoire des luttes sociales...

Quant à la seconde "thèse", notre penseur la résume de telle sorte ("le mépris du travail") qu'elle n'en est pas une.

Sa réponse, décrivant "les «communes» de l’avenir [qui] doivent donc rester oisives et vivre de peu, financées par les prestations sociales qu’elles détournent sans états d’âme", adresse un clin d'œil entendu aux dénonciateurs de ceux "qu'on paye à rien foutre", et s'achève sur une belle profession de foi:

L’effort progressiste consiste à trouver une meilleure organisation dans laquelle les hommes font valoir leurs capacités et posent les bases matérielles d’une vie meilleure grâce à la maîtrise de la technique.

Il existe aussi une abondante bibliographie sur l'histoire de cette utopie technique...

Laurent Joffrin, dans ses rêves d'enfant.

A peine relèvera-t-on que l'éditorialiste le plus bête de France réalise le tour de force, comme on dit en anglais, de nous délayer deux feuillets sur ce "que pensent les militants de Tarnac", sans jamais citer leurs déclarations ou leurs écrits.

On peut les lire, sans abonnement, sur le site de leurs soutiens.

10 commentaires:

JBB a dit…

Extraordinaire ! Merci tout plein, quand je pense que j'ai failli passer à côté de ce monument de crétinerie. Tu m'as d'ailleurs offert deux moments de plénitude : la lecture de l'édito proprement dit et ensuite celle de ton billet ; j'ai adoré les deux, pour des raisons radicalement différentes.

Joffrin aurait dû faire carrière dans la grosse caisse, il eut été parfit. Quand il écrit que Libé a toujours soutenu ceux de Tarnac, y a même plus besoin de tambours : mon rire à gorge déployée suffit à marquer le rythme des bongos…

"Avec un esprit aussi incisif, monsieur Joffrin devrait se lancer dans le journalisme..."

:-)

Il paraît qu'il y a songé, fut un temps…

Guy M. a dit…

Le soutien indéfectible de Libé aux présumés "militants de Tarnac" a bien besoin de grosse caisse, en effet. Il m'avait semblé entendre beaucoup de silences et de fausses notes...

Quadruppani a dit…

Comme je n'achète plus aucunes publications du Parti de la Presse et de l'Argent, et que j'ai même cessé d'aller sur le site à Libé, moi aussi, j'aurais raté cette joffrinade si tu n'avais pas eu la bonne idée de la signaler et de la démonter. Heureusement qu'il y a ton humour et les belles zimages. Ça fait passer cette tisane de poils de barbiche.

Dominique a dit…

Ah ben ! je l'attendais aussi cet édito et le début était prometteur. Quand j'ai vu qu'il était réservé aux abonnés, j'ai tout de suite pensé que ce serait du lourd, comme les fois où Libé ferme les commentaires (surtout lorsque cela concerne ses histoires de cuisine interne). Mais si à Libé, on aime bien prendre des risques, cela ne veut pas dire que le chef doit prendre tous les coups et il était hors de question de laisser les gauchistes qui ne payent pas d'abonnement reproduire ou commenter la prose élevée de notre éditocrate. Comme contorsions cérébrales, on invente quand même mieux afin de justifier la première Une sur l'affaire Tarnac. Le chef s'est planté, ce n'est pas grave : il adopte à la fois le parti de ses journalistes (on a toujours défendu les inculpés) et il persiste dans son premier jugement (l'extrême gauche qui déraille) toujours sans l'ombre d'une preuve directe. Cherchons la logique dans tout ça. Il y a des manières plus honorables de s'accommoder avec sa schizophrénie.

Anonyme a dit…

Liberation, novembre 2008
(à noter le recours à l'expertise d'un criminologue connu...)

"Toutefois, ces arrestations semblent confirmer la piste d’une action coordonnée. Il aurait suffi d’un groupuscule dont le leader, Julien, n’a que 33 ou 34 ans, pour semer la pagaille, perturbant le trafic du Nord, de l’Est et du Sud-Est de la France. (...)
Quelles pouvaient être leurs motivations? Il n’y a pas eu de revendication et le groupe n’a même pas de nom. On a affaire à des «illuminés, si tant est que ce soit bien eux», estime, prudent, le criminologue Xavier Raufer, auteur d’une étude préliminaire sur les menaces qui pèsent sur le réseau ferré français et sa vulnérabilité en mars 2007. Ce qui n’exclut pas que leur geste puisse avoir une signification. Pour le criminologue, leur raisonnement consisterait à penser: «Nous vivons dans une société nocive et perverse. Elle est fondée sur le mouvement. On s’en prend à ce qui bouge.»

Ensuite, «même un imbécile» peut arriver à saboter un train. Selon Raufer, on trouve la méthode «sur Internet».

Marianne a dit…

Joffrinades ou pas ce gropuscule a le courage de ne plus répondre à des contraintes judicaires qu'ils estiment injustes . Respect total pour cette ténacité et cette prise de risque( retour en prison )qu'ils assument vis à vis des Bauer et autres donneurs de leçon qui souhaitent nous emmener dans leurs paranoias

Guy M. a dit…

@ tous, et un peu tard,

Merci d'être venus soutenir mon hommage au joffinisme éditorial.

(J'ai bien fait de laisser la porte de l'escalier entrouverte pendant ce long vikende de repos...)

JR a dit…

Merci de ça… Mais quelle épuisement de lire tant de bêtises, même si bien démontées.
Ce monde me fatigue.
Sourire

Guy M. a dit…

Le monde est fatigant, mais la vie est belle...

;-)

Anonyme a dit…

Ceci dit Joffrin n'a pas tort sur un point - et là pour le coup il cite bien Hazan : ce dernier reconnait que - dès que ça chauffe - vite, il faut aller se réfugier dans les juppons protecteurs de maman-sociale démocracie ... Heureusement qu'elle est là, cette bonne vieille sociale démocracie, en cas de coups durs. (grosso modo, c'est le même discours que tenaient tous ceux - y compris dans le mouvement anarchiste ... - qui appelaient à faire barrage au spectre fascite en allant voter Chirac en 2002 "mais avec des pinces à linge sur le nez ou des gants")

Je sais pas vous, mais après avoir lu ça, dès lors, toutes les envolées lyriques de Hazan sur la rupture et patin et coufin, ça a comme un petit fumet de frelaté ...

Car ça veut dire qu'après nous avoir bien chauffés à blanc en mettant à notre disposition des instructions pour une prise d'arme et autre, dès que ça va peter, Hazan annonce clairement la couleur : il va nous lacher pour rejoindre le camp de la force tranquille ... et ne se repointera qu'une fois le danger (provisoirement) écarté ou du moins attenué

Ca aussi ça pèse lourd sur la langue.

Non ?