dimanche 20 décembre 2009

Comparaison sans déraison

Puisqu'une très grande partie de la blogosphère vit à l'heure du Kremlin-Bicêtre, tout le monde doit déjà connaître cet arrêté d'un ancien maire de cette célèbre commune:


LE MAIRE DU KREMLIN-BICÊTRE
(...)

Considérant qu'il n'est pas juste de laisser le clergé bénéficier d'un régime de faveur lui permettant de se soustraire aux obligations que supportent tous les autres citoyens;

Considérant que le clergé est un groupe de fonctionnaires; qu'il importe particulièrement en raison de leur nombre, de leur indiscipline naturelle et de la nature même de leurs fonctions complètement inutiles au bien de l'État, de les rappeler en toutes choses au respect absolu de toutes les lois;

Considérant que, puisqu'ils profitent matériellement des dispositions de la loi du 15 Germinal an X, il est spécialement utile qu'ils se soumettent à tous les articles de cette loi essentielle;

Considérant, en outre, que le costume spécial dont s'affublent les religieux peut favoriser leur autorité sur une certaine partie de la société, il les rend ridicules aux yeux de tous les hommes raisonnables, et que l'État ne doit pas tolérer qu'une catégorie de fonctionnaires servent à amuser les passants

ARRÊTE:

ARTICLE PREMIER. - Est interdit sur le territoire de la Commune du Kremlin-Bicêtre le port du costume ecclésiastique à toute personne n'exerçant pas des fonctions reconnues par l'Etat et dans les limites du territoire assigné à ces fonctions.

Art. 2. - MM. le Commissaire de Police, l'Agent voyer communal, les Agents communaux et MM. les Gendarmes sont chargés de veiller à l'exécution du présent arrêté.

Le Kremlin-Bicêtre, le 10 septembre 1900.
Le Maire, Conseiller général,
E. THOMAS.


Pour les lecteurs et lectrices qui n'auraient pas connu cette belle époque, il faut peut-être préciser qu'en 1900, les rapports de l'Eglise et de l'Etat étaient encore régis par la Loi relative à l'organisation des Cultes, proposée le 15 germinal an X, et promulguée le 18. Cette loi est restée en vigueur jusqu'en 1905, date à laquelle fut adoptée la loi de séparation des Églises et de l'État.

©Archives nationales (AE 2991)

Au cours des débats sur cette loi de 1905, fut discuté un amendement visant à interdire le port des tenues ecclésiastiques, déposé et défendu par l'honorable Charles Chabert, député de la Drôme:

"Les ministres des différents cultes ne pourront porter un costume ecclésiastique que pendant l'exercice de leurs fonctions."

On peut consulter le compte-rendu de la séance du 26 juin 1905, où cet amendement fut examiné.

Charles Chabert, dans son exposé, revient sur l'arrêté pris en 1900 par Eugène Thomas:

Cet arrêté, vous le savez, fut annulé par M. le préfet de police à la date du 3 novembre 1900, et dans l'arrêté d'annulation je relève le considérant qui suit:

"Considérant que le maire de la commune du Kremlin-Bicêtre ne s'est pas borné à rappeler l'arrêté des consuls du 17 nivôse an XII, que cet acte administratif contient des appréciations complètement en dehors du droit conféré aux maires par l'article 92 de la loi municipale, qu'ainsi ledit arrêté n'a pas eu uniquement pour but d'assurer l'application des lois en vigueur, et que, par suite, il est entaché d'excès de pouvoir..."


L'orateur signale que 70 ou 75 maires ont été tentés de prendre dans leurs villes des arrêtés analogues à celui d'Eugène Thomas, mais y ont renoncé, de crainte de les voir annulés de la même façon.

Et il en termine sur ce point:

Mais il n'en est pas moins incontestable que le maire du Kremlin-Bicêtre avait raison et que son arrêté était légal. Il avait eu simplement le tort de ne pas le rédiger dans la forme sévère, impersonnelle, impartiale d'un article de loi, mais dans la forme passionnée et vivante d'un pamphlet. (...)

Ces discussions, qui occupent 5 pages des Annales de la Chambre des députés, sont analysées, sur le blogue de Jean Bauberot, président d’honneur de l’Ecole Pratique des Hautes Etudes, titulaire de la chaire "Histoire et Sociologie de la Laïcité", dans un billet qui explicite les "analogies indéniables" entre ce débat de 1905 et celui qui se développe actuellement autour du port du voile intégral.

Ces analogies font de cet exemple un élément de réflexion beaucoup plus pertinent que celui du "lancer de nains" cher à monsieur Besson.

Je vous recommande ce billet, et je me contenterai, pour ma part, de l'appuyer en citant plus amplement deux morceaux choisis dans l'intervention du député Chabert, abordant l'importante question "de la liberté et de la dignité humaines".

M. Charles Chabert (Drôme). (...) Voyez ce jeune prêtre qui passe dans le rue: son regard est timide, presque fuyant, son pas est long et compassé, sa tête est penchée sur l'épaule, ses mains qui se perdent dans de larges manches sont croisées sur sa poitrine; est-ce un homme ?

M. Lassies. Vous oubliez qu'il a fait son service militaire et qu'il a l'allure très décidée !

M. Charles Chabert (Drôme). Est-ce un homme ? Oui peut-être, car toute règle comporte des exceptions; mais dans la plupart des cas, on peut répondre hardiment: Non ! (Bruits à droite.)

Eh bien ! à cet homme intelligent, je le reconnais, mais pour ainsi dire moralement déformé (Interruptions.), ôtez sa robe ! mêlez-le à la foule qui s'agite autour de lui; faites qu'il puisse à son aise respirer, lever la tête, causer avec n'importe qui sans arrondir ses phrases et prendre des poses extraordinaires. C'est ainsi que vous lui ferez faire un pas immense, que vous libérerez son cerveau. Ce n'est pas, je le répète, en tyran que je parle, mais en homme soucieux de la liberté et de la dignité humaines.

Un peu plus loin, l'éloquence du député décolle pour conclure:

M. Charles Chabert (Drôme). A tous ceux-là, à tous ces prêtres qui attendent de vous la libération, à ceux-mêmes qui ont toujours été les plus farouches ennemis de la République, mais qui ne le sont devenus que par la force des choses, accordons généreusement notre aide.

La vie du prêtre ne doit pas être ce qu'elle est. De cet adversaire de la société moderne faisons, en l'habillant comme tout le monde, un partisan de nos idées, un serviteur du progrès. De ce serf, de cet esclave, faisons un homme. C'est ce que je vous demande au nom de la logique, au nom de l'humanité.

L'amendement fut finalement repoussé par 391 voix contre 184.

Néanmoins certains prêtres quittèrent l'habit...
"ELLE - Et puis bonsoir ! Je t'aimais mieux en soutane :
tu avais le prestige de l'uniforme et l'attrait du péché mortel."
Grandjouan, L'Assiette au Beurre, 3 novembre 1906.


Laissons le dernier mot à Jean Bauberot:

L’idée cléricale, c’est de croire que l’on connaît mieux qu’eux ce qui est bon pour les autres, qu’on peut les libérer malgré eux, parce qu’on serait soi-même totalement libre et éclairé, libéré de préjugés et de déterminations.

2 commentaires:

Nicolas Jégou a dit…

Cet arrêté a souvent illustré des billets sur mes blogs !

Guy M. a dit…

Merci de l'avoir popularisé, alorsse.

(Je ne prétends pas avoir exhumé cette petite merveille. Et, hélas ! nous n'avons jamais eu de maire anticlérical à Trifouillis-en-Normandie.)