mercredi 21 décembre 2011

D'une lecture à une autre, passage

Il faudra, bien sûr, que je prenne le temps de parler plus longuement du dernier livre de Marie Cosnay (1), qui vient de paraître.

Il s'agit, pour le dire très rapidement, d'un ensemble de remarques personnelles sur ces expulsions qui sont devenues, dans la France où nous vivons, des opérations de routine. Il se trouve, et c'est là le premier intérêt de ce livre, que ces réflexions sont celles d'une femme nourrie d'une culture, classique mais pas seulement, dont elle n'est pas prête à se départir.

La lecture de Marie Cosnay rappelle bien des lectures et appelle bien des (re)lectures.

C'est ainsi que j'ai ouvert Œuvres I, de Walter Benjamin (2), pour y retrouver son court essai intitulé Critique de la violence.

Walter Benjamin en 1926.
Photographie de Germaine Krull.

J'y ai donc retrouvé le passage qui suit, où le ton de Benjamin se teinte d'une ardeur tranchant avec le style général du texte, qui est celui d'une minutieuse dissertation critique conduite pas à pas.

(...)

Dans une liaison encore plus contraire à la nature, dans un mélange presque hallucinant, ces deux espèces de violence [Benjamin parle ici de "la double violence, celle qui fonde et celle qui conserve le droit".] se trouvent présentes au cœur d'une autre institution de l'État moderne, la police. Celle-ci est, certes, une violence employée à des fins légales (avec droit de disposition), mais en mesure en même temps d'étendre elle-même très largement le domaine de ces fins (avec son droit d'ordonnance). Si peu de gens sentent le caractère ignoble d'une telle autorité, c'est parce que ses attributions suffisent rarement pour autoriser les plus grossiers empiétements, mais permettent de sévir d'autant plus aveuglément dans les domaines les plus vulnérables et contre les personnes intelligentes face auxquelles les lois ne protègent pas l'État. L'ignominie de la police tient à l'absence ici de toute séparation entre la violence qui fonde le droit et celle qui le conserve. S'il est requis de la première qu'elle s'affirme comme telle en triomphant, la limitation qui s'impose à la seconde est de ne pas s'assigner de nouvelles fins. La violence policière s'est affranchie de ces deux conditions. Elle est fondatrice de droit, car la fonction caractéristique de ce type de violence n'est pas de promulguer des lois, mais d'émettre toute sorte de décrets prétendant au statut de droit légitime ; et elle est conservatrice de droit parce qu'elle se met à la disposition des fins qu'on a dites. Il est faux d'affirmer que les fins de la police seraient toujours identiques à celles du reste du droit, ou simplement qu'elles auraient un lien avec elles. Au fond, le "droit" de la police indique plutôt le point où l’État, soit par impuissance, soit en vertu de la logique interne de tout ordre juridique, ne peut plus garantir par les moyens de cet ordre les fins empiriques qu'il désire obtenir à tout prix. Ainsi, "pour garantir la sécurité", la police intervient dans des cas innombrables où la situation juridique n'est pas claire, sans parler de ceux où, sans aucune référence à des fins légales, elle accompagne le citoyen, comme une brutale contrainte, au long d'une vie réglée par des ordonnances, ou simplement le surveille. À l'opposé du droit, qui dans la "décision", dont le lieu et le temps sont déterminés, reconnaît une catégorie métaphysique, par laquelle il émet prétention à critique, l'analyse de l'institution policière ne révèle rien qui touche à l'essence des choses. Sa violence est aussi amorphe que sa manifestation fantomatique, insaisissable et omniprésente dans la vie des États civilisés. Et encore que la police soit toujours égale à elle-même, on ne peut méconnaître en fin de compte que son esprit fait moins de ravages là où, dans la monarchie absolue, elle représente la violence du souverain, en laquelle s'unissent les pleins pouvoirs législatifs et exécutifs, que dans des démocraties où sa présence, que ne rehausse aucune relation de ce genre, témoigne de la forme de violence la plus dégénérée qui se puisse concevoir.

(...)



(1) Il s'agit de Comment on expulse : Responsabilités en miettes, aux Éditions du Croquant. On peut en lire un long extrait sur le site du réseau Terra.

Deux billets de L'Escalier - et un, et deux - ont déjà parlé d'un de ses précédents livres, Entre chagrin et néant : Audiences d'étrangers (2009), aujourd'hui réédité chez Cadex.

(2) Walter Benjamin, Œuvres I, folio essais, Éditions Gallimard, 2000. Critique de la violence, texte paru initialement en 1921, y est donné dans la traduction de Maurice de Gandillac, revue par Rainer Rochlitz.

6 commentaires:

olive a dit…

Même en traduction Gandillac non revue (très empesée, limite absconse), relire Benjamin fait du bien, ma foi.

Mon exemplaire est de chez Julliard. La marge supérieure des trente premières pages est une fine dentelle, peut-être due à de délicats rongeurs africains : en couverture et à l'intérieur figure une grande estampille mauve toute ronde ; on y lit : Alliance des Bakongos / ABAKO / Alliance de Jeunes du Kongo. À la date d'impression (5 septembre 1959), la police du roi des Belges venait d'illustrer avec zèle le contenu du livre.

Quand un brocanteur dégoûté m'a donné cette "épave" l'an dernier, les pages n'étaient pas coupées. Je l'aime beaucoup.

Guy M. a dit…

J'en déduis donc que Joseph Kasa-Vubu n'a jamais pris le temps de lire Benjamin.

Dommage...

olive a dit…

Oui... D'une lecture à une autre, d'un billet de blog au Congo belge, de 1959 à Marie Cosnay, que de passages, de textes en voyage, de destins emmêlés, de souris dentellières...

Guy M. a dit…

C'est plutôt bien que ça circule comme ça...

olive a dit…

... et puis aussi comme ça, avec la quatrième de couverture de mon épave Julliard en dentelles (peut-être venue jusqu'à moi, en pirogue, du cœur des ténèbres de Conrad ? ). Sur cette quatrième, on lit : «Les lettres nouvelles — Collection dirigée par Maurice Nadeau» — le Nadeau même des Éditions du Pavois dont j'ai acheté au kilo une édition originale de David Rousset, Les jours de notre mort.

Nadeau parle de Rousset au début de cet entretien, qui dure plus d'une heure. Et puis de Walter Benjamin et de la collection Julliard, entre les minutes 12 et 14 de la vidéo.

C'est une drôle de personne que nous donne à voir cet entretien. Ça pique, c'est vieux, ça ressasse parfois son name-dropping, mais ça clignote d'une fatigue plus alerte qu'un sapin de Noël garanti sans aiguilles.

Bon, j'arrête de tirer de ce billet de blog, et de "mon" livre, des fils pleins de nœuds qui vont partout.

Guy M. a dit…

Tu peux continuer, ce sont aussi des fils dorés.