Cette photo, au lieu de la rater un peu, ou beaucoup, ou complètement, comme cela m'arrive souvent, j'ai préféré ne pas la faire du tout.
Devant moi, qui descendais la rue Lézurier de Martel, Alain Rault passait sur le trottoir de la rampe Cauchoise. Il longeait la rambarde, sa vieille couverture sur le dos, et marchait à petits pas en direction de la gare. C'était un matin de début de printemps, frisquet et bruineux comme ils peuvent l'être à Rouen. Sur la photographie, la silhouette d'Alain aurait pu se détacher en profil sur le fond brouillasseux des immeubles situés en contrebas sur l'autre rive du boulevard.
Ce qui m'a retenu porte peut-être le nom de "respect", avec une part de sentiment d'indignité. Qui étais-je, et qui suis-je encore, pour voler à un homme un moment de sa vie et en faire à ma façon l'image d'une solitude, en noir et blanc et avec une faible profondeur de champ ?
Cela fait une vingtaine d'années, peut-être plus, qu'Alain Rault vit dans la liberté des rues rouennaises. Il marque la ville, ici ou là, de mots gravés, sur le bois, la pierre ou sur le métal. Ces mots s'entrelacent et se chevauchent, et finissent par produire, dans leur ensemble, un dessin d'une étrange beauté. Si, dans ces entrelacs, on peut déceler ce désir, fréquent chez les artistes dits "bruts", de remplir à tout prix l'espace vide, il se dégage des gravures les plus surchargées d'Alain, qui sont peut-être à ses yeux les plus achevées, un équilibre incontestable.
Avec le temps, demeurent ces traces qui font rêver...
Marginal radical, d'une inquiétante étrangeté, Alain Rault est devenu une "figure" de la ville de Rouen, que les touristes se mettront bientôt à mitrailler depuis leur ridicule petit train...
Je doute qu'aucun des portraits ainsi volés n'ait l'intensité de ceux qu'ont réalisés Williams et Dominique Cordier, et que l'on trouve dans le Cordier Rouen édité par Le Perroquet Bleu (on peut feuilleter virtuellement ce beau livre sur le site du volatile, les portraits d'Alain sont aux pages 167 et 169).
Un autre portrait d'Alain, cinématographique, a été réalisé par David Thouroude et Pascal Héranval. Il s'agit d'un documentaire de 45 min au curieux le titre de Playboy Communiste. Précisons pour les parisiens que ce titre ne qualifie en rien la personnalité d'Alain, mais qu'il s'agit de deux mots qu'il a associés dans l'une de ses gravures. Ce film, qui n'a pu être tourné sans l'accord et la complicité d'Alain Rault, nous le présente au quotidien, sans complaisance ni voyeurisme. C'est un travail au ton juste, amical et respectueux, dont les extraits mis en ligne témoignent.
Sauf erreur de ma part, ce film, qui vient d'être édité en DVD*, a été présenté en avant-première au cours du festival Art et Déchirure 2008.
Déchirure...
Dans le cas d'Alain Rault, cela me suffit pour voir les mots qu'il grave depuis si longtemps, avec tant d'application, sur les supports les plus divers, comme les points de suture dont il cherche à recoudre cette déchirure qui fut, et est toujours, la sienne.
D'autres mots que les siens, ceux des spécialistes, sont là pour étiqueter son mal-être... On peut les oublier, tant qu'ils ne menacent pas la liberté qui est la sienne.
Un jour peut-être, au train fou où vont les choses, on décidera que l'évident désordre mental d'Alain est un danger pour l'ordre public...
Parce qu'il crie dans la rue...
Parce qu'il invective les passants...
Parce qu'il dégrade les monuments historiques...
Sa liberté alors disparaîtra au fond de cette nuit sécuritaire dont quelques uns rêvent.
Et, avec sa liberté, une grande partie de la nôtre.
* Vous pourrez trouver la liste des points de vente, ou l'adresse de vente par correspondance, sur cette page du blogue Playboy Communiste.
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