jeudi 23 octobre 2008

Sang froid dans les médias

Allumer un briquet alors qu'on vient de s'arroser d'essence, devant la porte d'une maison d'arrêt, pour empêcher l'expulsion de votre compagnon, c'est pour le moins faire preuve d'un manque de sang froid regrettable.

Mais madame Nardi n'avait pas eu droit à des informations bien compréhensibles de la part des autorités et dans sa vie elle n'avait pas souvent recours aux attentions des cellules d'aide psychologique; et elle a jeté son corps dans un geste où la grandiloquence se mêle à l'amour et au désespoir: se laisser brûler vive devant une porte de prison qui malgré les cris restera obstinément fermée.

Cet acte, qui s'écarte si radicalement des lois consenties du spectacle médiatique, aurait pu nous réveiller, comme on est réveillé par un cauchemar insensé...

Non.

Personne n'a vraiment perdu son sang froid.

Certes, monsieur Julien Dray s'est fendu d'un communiqué, pour le Parti Socialiste, où il dénonce la banalisation de l'inhumanité due à "la politique actuellement menée par le gouvernement"; mais heureusement, monsieur Luc Chatel, porte-parole du gouvernement, a appelé à ne pas "caricaturer" (sic) ce suicide et, critiquant la réaction "stéréotypée et politicienne" du PS, a bien enfoncé le clou en affirmant que ce n'était pas "une affaire de double peine, pas une affaire de sans-papiers, mais une affaire de droit commun, aussi tragique soit-elle".

Après cela, on n'a plus tellement entendu les gens du PS: ils devaient parler du drame de ce pauvre Dominique Strauss-Kahn, très affecté par ses crises de priapisme récurrentes...

Crac boum huhuhue!

Monsieur Luc Chatel est bourré de talents; il a trouvé à coup sûr le mot clé: "droit commun".

Cela n'évacue pas nécessairement la réflexion sur la notion de "double peine"... (Vous pourrez vous en convaincre en vous reportant à ce billet, très complet, que l'on trouve sur le blog Combats pour les droits de l'homme.)

Cela n'évacue pas non plus la réflexion sur les drames de plus en plus fréquents qui accompagnent les expulsions de sans papiers.

Non, mais cela fournit un contexte à l'événement, et j'ai l'impression que nos commentateurs avisés ont bien tenu compte des indications de monsieur Chatel, qui ne s'est pas privé de rappeler les diverses condamnations de Henrik Orujyan, le compagnon de Josiane Nardi. Les médias ont donc replacé l'affaire dans la catégorie des faits divers un peu saignants.

Avec une exquise délicatesse d'approche, Le Parisien/Aujourd'hui en France est allé recueillir les confidences de la fille de Josiane Nardi.

"Cette histoire lui est montée à la tête, c'est devenu une galère pour elle. Entre eux, ça allait deux jours, et le lendemain ça se gâtait. (...) Cet homme la frappait, il a d'ailleurs été condamné pour ses violences."

"Ma mère était malheureuse, dépressive, et pourtant elle aurait fait n'importe quoi pour lui."

"Elle était, comme on dit, sous son influence. Je n'arrive pas à comprendre son geste. Je tiens Henrik pour responsable de ce qui est arrivé à ma mère."


"J'ai mal, et j'ai la haine contre lui."

Ces propos, je les ai retrouvés, sans aucune mise en perspective, sur le site d'un hebdomadaire de gauche, fondé en des temps troublés par un grand humaniste, reconnu par ses pairs, qui a passé des années à porter le même imper qu'Albert Camus, en croyant lui ressembler...


Un quotidien régional, Ouest-France, n'a pas vraiment compris ce que l'on pouvait attendre d'une presse responsable... Il continue à publier des articles sur la mort de Josiane Nardi.

Dans son édition de mardi, un article relate la réunion d'environ 250 personnes au Mans, en hommage à madame Nardi.

"Pourquoi cette porte ne s'est-elle pas ouverte ?" La question est posée en grand sur le portique gris de la prison du Mans. Une banderole collée, ce lundi soir, par des associations de défense de l'homme. 250 personnes assistent à la scène, rassemblées à l'appel du collectif Unis contre une immigration jetable.

(...)

Silencieusement, des dizaines de personnes déposent des fleurs devant la porte. Le cortège se dirige vers la préfecture. Lentement. En forçant le tramway à rouler à allure réduite.

Sur la place Aristide-Briand, Bernard Lebrun, porte-parole du collectif, interroge. Pourquoi personne n'est sorti de la prison ? Pourquoi, et par qui, la décision d'expulsion d'Henrik Orujyan a-t-elle été prise ?

Dans la même édition, un second article examine cette dernière question. Il est intitulé "Expulsion de l'Arménien sans-papiers : les salades du préfet"

D'après Michel Camux (lire nos éditions de dimanche et de lundi), ce serait en vertu d'une réquisition judiciaire du Parquet de Bobigny, tribunal devant lequel l'Arménien a été condamné à une interdiction de territoire français de 5 ans, que le préfet de la République en Sarthe aurait agi.

Contactés hier matin, les services du procureur de Seine-Saint-Denis ont apporté un démenti formel à cette version des faits. « La préfecture de la Sarthe nous a appelés en fin de semaine pour savoir si la situation de cet Arménien n'avait pas changé. Notamment en ce qui concerne son interdiction de séjour, indique le secrétaire général du Parquet de Bobigny. Comme on l'avait fait à l'époque de la condamnation de ce Monsieur, on a transmis la décision judiciaire par fax. Le reste est de la responsabilité du préfet. »

Mais alors, pourquoi le préfet a-t-il nié être à l'origine de cette mesure de reconduction à la frontière ? En tant qu'autorité administrative, il est le seul compétent pour faire appliquer cette interdiction de territoire décrétée par le tribunal de Bobigny. Cette stratégie de faux-fuyant est un mystère. À moins qu'il y ait des lois de la République que le représentant de l'État a du mal à assumer ? (signé Igor BONNET)

A cet article, monsieur le préfet apporte une réponse dans l'édition suivante, en commençant par un joli morceau de rhétorique sarkozienne:

N'en déplaise à ceux qui se délecteraient du contraire, il n'y a ni mystère ni salade ! Et que ne diraient-ils, les mêmes, si l'Administration se mettait à ne plus respecter les décisions de justice ?

Il convient de rappeler que c'est bien une juridiction, le TGI de Bobigny, qui a condamné M. Orujyan, le 22 septembre 2005, à une peine d'interdiction du territoire français. Celui-ci n'a jamais fait appel de cette condamnation.

M. Orujyan arrivait à la fin d'une détention de plusieurs mois en application de trois peines de prison auxquelles il avait été condamné par ailleurs. Après un échange avec les services du procureur de Bobigny pour vérifier la situation pénale applicable, c'est bien le parquet du TGI de Bobigny qui, par un document daté du 17 octobre et faxé le même jour, m'a demandé de mettre à exécution la sanction judiciaire d'ITF qui n'avait pas été appliquée notamment du fait de l'incarcération de M. Orujyan.

On n'est pas plus avancé, notez bien...

Mais on voit bien que les moules à fabriquer les préfets n'ont pas été notablement modifiés depuis... un certain temps...



En post-scriptum au démenti préfectoral, on trouve ceci:

NDLR : la rédaction Ouest-France assume les informations parues dans son édition du mardi 21 octobre.

Je me demande si je ne vais pas m'abonner à Ouest-France, à condition qu'ils fassent une "offre" avec une montre et un poste de radio comme au Nouvelobse.


PS: Puisque j'ai signalé le blogLeMonde.fr Combats pour les droits de l'homme, on y trouve aussi un article fort intéressant: "Rétention: un chargé de mission UMP du ministère de l’Immigration serait à la tête du collectif “Respect” ayant répondu à l’appel d’offres"

Etonnant, non ?

4 commentaires:

Anonyme a dit…

C'est marrant : Sud-Ouest n'a pas toujours été réputé pour son indépendance d'esprit et sa pugnacité… Comme quoi (quelle transition pourrie…) la presse ne dépend que des journalistes qui la font. C'est plutôt salutaire de le vérifier de temps en temps.

(Pour ton abonnement au Nouvel obs, je confirme : faut balancer, abandonner tout lien avec cet hebdomadaire. Mais je suis sûr que c'est déjà fait.)

Guy M. a dit…

Je dois apporter un correctif: au Mans, on lit Ouest-France et non Sud-Ouest, de même qu'on y déguste d'excellentes rillettes et non un médiocre foie gras... ;-)

Il semble que le groupe de presse Ouest-France conserve une certaine indépendance...

Quant au Nobs, je n'ai jamais été abonné, même au temps où Albert Camus portait le même imper qu'Humphrey Bogart.

Anonyme a dit…

Mince… Honte à moi. Ouest France, je voulais dire, bien entendu.

Ma remarque, plutôt vague et peu justifiée, renvoyait surtout à ce que quelques personnes y étant passées disaient de Ouest-France : une grosse machine, assez hiérarchisée et n'encourageant pas outre-mesure les saillies individuelles. Mais c'est peut-être une grosse connerie.

"Quant au Nobs, je n'ai jamais été abonné, même au temps où Albert Camus portait le même imper qu'Humphrey Bogart."
Ce qui ne nous rajeunit pas. :-)

Guy M. a dit…

Tu es pardonné!

Sur Ouest-France, je constate, en infos locales, une telle différence avec la feuille de chou de ma région (Paris-Normandie) que j'ai tendance à être bienveillant...

Les impers à la Bogart, c'était hier, voyons (ça va revenir... avec la clope)