mercredi 5 mai 2010

La plainte du Vieux-Condé

Sur un certain nombre de nos monuments aux morts, la France éplorée est représentée par une femme "en cheveux" dont la tenue n'est pas toujours décente. Ainsi allégorisait la statuaire de l'époque, et, dans sa douleur, la Patrie nourricière dévoilait parfois la pointe érigée d'un mamelon de granit tout gonflé du lait de la tendresse humaine.

J'ignore si le monument aux morts de Vieux-Condé, dans le Nord, possède de tels attributs, car la tourelle du soldat Jules Beaulieu y est plus photographiée que le ledit monument.

Tourelle n°504.
Jules Beaulieu y résista seul, le 20 mai 1940, à l'avance allemande.
On dit qu'après sa mort, les assaillants lui ont rendu les honneurs.

Vieux-Condé est également connu pour accueillir les Turbulentes, festival des Arts de la rue du Valenciennois, dont la douzième édition se tenait au cours du ouiquende du 1er mai.

Le programme, assemblé par Virginie Foucault et l'équipe du Boulon, pôle régional des Arts de la rue, était copieux et varié, et, si l'on en croit les images de Didier Crasnault, mises en ligne sur le site de la Voix du Nord, spectateurs et badauds n'ont pas boudé leur plaisir...

Et en plus, c'était gratuit !

Bien sûr, il faut excepter de ce bon public, les quelques malcontents habituels.

L'un d'entre eux, monsieur Chérif Boukorras, est allé jusqu'à déposer plainte contre l'organisatrice du festival, et, fort de sa position de président d'une association d'anciens combattants (à Odomez, dans le Nord), a tenu à le faire savoir à l'AFP.

C'est donc sa version que le Figaro reproduit en reproduisant la dépêche.

Monsieur Chérif Boukorras a donc déposé une plainte pour "profanation" du monument aux morts de la commune de Vieux-Condé, au prétexte que ledit "monument, qui rend hommage aux soldats tombés pour la France lors des deux guerres mondiales, a été recouvert d'une fresque mettant en scène deux femmes à la poitrine dénudée se faisant pincer le bout des seins avec des tenailles".

Le monsieur, tout à son indignation patriotique, n'a pas précisé à l'AFP si les "deux femmes à la poitrine dénudées" avaient ou non l'air de trouver cela agréable... mais il a déclaré:

"On n'a pas à se servir d'un monument aux morts pour faire des festivités comme celles-là."

Et l'AFP indique encore:

M. Boukourras a par ailleurs indiqué qu'il s'était rendu sur place dimanche, qu'il avait demandé le retrait du panneau, et que, faute d'avoir obtenu gain de cause, il s'était "mis en colère" et avait "tout foutu par terre".

Afin de rassurer les amis des monuments commémoratifs historiques, je crois qu'il faut comprendre qu'en réalité le monument aux morts de Vieux-Condé n'a pas été recouvert d'un nouvel enduit peint al fresco, comme pourrait le laisser entendre l'AFP-Figaro, mais a plutôt été masqué, totalement ou en partie, par un panneau d'exposition.

Ce panneau faisait partie d'une installation-spectacle du collectif KompleXKapharnaüM, dont on peut visiter ici le site internet, présentée ainsi dans le programme du festival:

Memento

Des silhouettes, des affiches, des images projetées, des pochoirs se dispersent dans la ville comme autant de traces de ces hommes et femmes résistants du XXème siècle et du XXIème siècle qui répondent par une force contraire à celle qui s'exerce sur eux. Bandes-sons percutantes, extraits de discours politiques, reportages de journaux télévisés du 20h scandés et propagés par des commandos d’artistes, tout se mélange en un incessant mix pour créer sous nos yeux des œuvres commémoratives brisant ainsi l'oubli. Un spectacle engagé, fort et subtil signé KomplexKapharnaüm qui vous invite dans les dédales de la ville deux soirs durant, pour deux parcours d’interventions urbaines, sonores et visuelles à vivre sur un rythme effréné.

Le panneau posé sur le monument aux morts devait servir de toile de fond à une séquence sur l'oubli des souffrances et des résistances des femmes.

C'est cette image qui a choqué nos compatriotes.
(Photo illustrant l'article de Marc-Antoine Barreau,
dans L'Observateur du Valenciennois.)

Dans un article de la Voix du Nord, après avoir rappelé l'indignation des anciens combattants qui "s'empourpre[nt] au nom de la mémoire des soldats tombés pour la France", Diane Lenglet décrit cette partie du spectacle:

C'est pourtant bien de mémoire dont parlaient ces artistes. La nuit tombée, ils ont avancé des petites machines diffusant les informations d'avant-guerre et des émissions codées. Les spectateurs ont revécu intimement l'époque du couvre-feu. La mise en scène vous frappait, juste au cœur. Et sur le fameux monument aux morts qu'ils auraient « profané », ce n'est pas des images pornographiques qu'ils ont projetées mais l'interview d'un homme évoquant les femmes résistantes, celles qui ont perdu leur vie en acceptant de convoyer des messages. Sur un poème d'Éluard, il a également rendu hommage à celles qu'on a tondues... quand « tout le monde est devenu résistant ».

Vue d'ensemble du monument prétendument "profané"

Le camp des malcontents et malcomprenant a été rejoint par monsieur Bruno Monnier, chef de file de l'opposition municipale "Vieux-Condé Autrement", qui a publié, dès le 2 mai, sur son blogue, un billet intitulé "les morts pour la France non plus le droit au respect !"

(J'ai respecté l'orthographe de monsieur Monnier, elle vaut bien la mienne...)

Pour lui:

Le monument aux morts qui porte les noms des vieux-condéens morts durant la guerre 14-18 et 39-45 a été profané par les agités du bocal invités à l'occasion des «turbulentes».

Et il avertit:

C'est honteux. C'est une injure qui est faite aux anciens combattants à tous ceux qui sont morts pour la France. Je vais déposer plainte.

Selon un entrefilet de la Voix du Nord, daté du 5 mai, cette plainte qu'il voulait déposer "à titre personnel", n'aurait pas été jugée recevable, mais il "n'en démord pas : pour lui, ce spectacle était « une grossière erreur », et « j'attends des excuses de la directrice du festival... »". Il ajoute: « Je trouve mesquin de sa part de mettre ça sur le plan politique. C'est à titre personnel que je m'exprime », et rappelle que "le nom de son grand-père Émile Monnier figure sur le monument, « mais si on préfère danser dessus... »".

Certes, "les morts, les pauvres morts, ont de grandes douleurs," mais se moquent bien de nos danses ou gesticulations politicardes.

Entre autres choses.

Ils préfèrent peut-être encore la danse...
(Troisième panneau de la Danse Macabre de la Chaise-Dieu, milieu du XV°s.)




PS ajouté le 7/05: J'ai reçu copie d'un courriel bien réconfortant, qui constitue un

Droit de réponse des Anciens Combattants du Pays de Condé à la dépêche AFP.

Bonjour,

Les 3 et 4 mai derniers, tous les médias locaux et nationaux se sont fait l'écho d'une dépêche AFP sous le titre : "Plainte contre un festival pour profanation d'un monument aux morts" à Vieux-Condé (59) En tant qu'association des Anciens Combattants du Pays de Condé et afin de lever toute ambiguïté perceptible, nous tenons à faire valoir notre DROIT DE RÉPONSE. A savoir :

"Les Anciens Combattants du Pays de Condé se désolidarisent sans équivoque des propos tenus et des actes occasionnés par le président des ACPG-CATM d'Odomez. Ce monsieur ne doit pas connaître l'histoire de France et n'a probablement jamais entendu parler ni des résistants et résistantes de toutes époques, ni des tortures qu'ils ont subies de la part de leurs opposants, ce qu'illustrait parfaitement cette représentation d'une femme dépoitraillée à qui ont pince les seins pour la torturer et la faire avouer. Nous pensons que cet acte de dépôt de plainte est un acte évident de discrimination qui cache un fond de basse-politique qui nous est totalement étranger et que nous ne pouvons cautionner."

Nous vous remercions de publier ce droit de réponse en lien avec ladite dépêche AFP ou autres articles qui s'en seraient inspirés. Pour faire valoir ce que de droit. Cordialement

Georges Ladriere
Président des Anciens Combattants du Pays de Condé

4 commentaires:

JBB a dit…

Le coup des tenailles sur les seins, ça ouvre des perspectives… J'irais bien danser sur le "grand-père Emile Monnier" avec les poitrines dénudées, moi…

"les morts pour la France non plus le droit au respect !"

:-)

Guy M. a dit…

Un rituel SM par une nuit sans lune ?

Moi non plus...

Duter a dit…

Tant pour la petite histoire que pour notre culture collective, l'image qui a tant offusqué... est une iconographie directement tirée d'un tableau de maître exposé au Palais Pitti à Florence. Il s'agit d'un tableau (1500-1550) du peintre Sebastiano del Piombo. L'œuvre est intitulée "Le martyr de Sainte Agathe". Une Sainte qui repose depuis quelques siècles dans la Cathédrale de Cathane.
Ce même tableau est intégralement repris sur un vitrail de la Cathédrale de Moulins (Allier)
Voilà donc ce que certains voient comme de la profanation ou de la pornographie ! Jusqu'à porter plainte ! Excusez du peu ! Il y a quelques 2000 ans, quelqu’un a dit : « Pardonnez leur, ils ne savent pas ce qu’ils font. » Dont acte.

Guy M. a dit…

Merci mille fois pour ces précisions, que je ne puis hélas! vous rendre au centuple.

(J'en suis resté à sainte Blandine...)