Monsieur Claude Guéant vient de donner aux députés une belle leçon de lexicographie amnésique et étriquée.
Il est possible qu'il fasse école, ou au moins jurisprudence.
Car il est grand temps de "sécuriser" le langage en lui faisant dire exactement ce que l'on veut qu'il dise.
Monsieur Guéant exige donc que l'on entende, pour chaque terme qu'il emploie, et surtout pour le mot "croisade", la dernière acception historiquement attestée de celui-ci, à l'exclusion de tout autre.
Pour l'instant, selon mes sources, aucun décret-loi ne semble prévu, mais il faudrait y songer...
Après avoir déclaré, lundi dernier :
Lundi dernier, au cours du Talk Orange Le Figaro, en rendant un hommage appuyé au rôle de notre "chef de guerre" Nicolas Sarkozy, il avait affirmé :
"Heureusement, le président a pris la tête de la croisade pour mobiliser le Conseil de sécurité des Nations unies, et puis la Ligue arabe et l'Union africaine".
Aujourd'hui, monsieur Christian Paul, député socialiste de la Nièvre, a cru judicieux de demander au ministre de l'Intérieur une explication de texte...
Et il l'a eue :
«J'ai dit: "Heureusement, le président a pris la tête de la croisade pour mobiliser le Conseil de sécurité (des Nations unies)", et vous traduisez en disant que je prêche la croisade en Libye, voire, j'ai lu cela dans les déclarations de votre première secrétaire (du PS, Martine Aubry), que je prêchais la croisade de l'Occident contre l'Orient. Eh bien c'est une manipulation», a-t-il fustigé.
«On fait dire aussi aux mots ce qu'ils ne signifient pas. Depuis le XIIe siècle, la langue française a évolué», a poursuivi Claude Guéant, en invitant le député à «lire le dictionnaire tout simplement». «Quelle est la définition que donne du mot croisade Le Petit Larousse ? C'est une campagne menée pour créer un mouvement d'opinion. Le Petit Robert complète: c'est une tentative pour créer un mouvement d'opinion dans une lutte. »
On voit que monsieur Guéant est prêt à passer directement de la place Beauvau au quai Conti...
Il est bien possible que tous les dictionnaires du ministère de l'Intérieur aient été caviardés par des islamophiles infiltrés, et que, par conséquent, notre futur académicien n'ait pu trouver que les définitions qu'il a données. Une consultation dans une bonne bibliothèque pourrait, je suppose, lui montrer que tous les ouvrages complets donnent du mot "croisade" le premier sens comme sens premier.
Par exemple, le Petit Robert nous dit :
CROISADE : 1 (hist.) Expédition entreprise au Moyen Âge par les chrétiens coalisés pour délivrer les lieux saints qu'occupaient les musulmans (cf Guerre sainte)
Partir pour la croisade, en croisade. La deuxième croisade.
2. Tentative pour créer un mouvement d'opinion dans une lutte => campagne
Croisade contre le tabagisme, en faveur de l'alphabétisation.
Ou encore, la 9e édition du Dictionnaire de l'Académie française (1992-...) :
XV e siècle. Réfection, sous l'influence de l'ancien provençal crozata, de croisée.
☆ 1. HIST. Au Moyen Âge, expédition faite par les chrétiens contre les musulmans pour libérer le tombeau du Christ à Jérusalem. La croisade était ainsi nommée parce que ceux qui s'y engageaient portaient une croix sur leur vêtement. La première croisade. La huitième et dernière croisade. Saint Bernard prêcha la deuxième croisade. La croisade des enfants au XIIIe siècle, au XIVe siècle. Les croisades contre les Sarrasins. Ellipt. Les Croisades. Ses ancêtres ont participé aux Croisades. Sa famille remonte aux Croisades. Par ext. Expédition militaire contre les hérétiques. La croisade contre les albigeois, contre les hussites.
☆ 2. Par anal. Campagne menée en vue de soulever l'opinion publique pour la défense d'une cause. Partir en croisade contre l'alcoolisme. La croisade pour l'abolition de la peine de mort, pour la sauvegarde des forêts. Un esprit de croisade.
Le sens dérivé, que monsieur Guéant prétend être désormais le seul, est apparu dans le dernier quart du XVIIIe siècle. Le Dictionnaire historique de la langue française, d'Alain Rey, précise le glissement de sens :
Par analogie, le mot croisade désigne une expédition militaire organisée par les chrétiens contre les hérétiques et - parfois ironiquement - une lutte armée sous-tendue par un conflit idéologique religieux. Par extension, il est employé au figuré (1778) en parlant d'une campagne visant à soulever l'opinion en vue d'un résultat d'intérêt commun.
Ce "parfois ironiquement" suggère que le sens auquel notre donneur de leçons de vocabulaire s'accroche pourrait bien être dérivé de quelque tour donné au langage par un bel esprit du siècle dit des Lumières lançant une pointe de mauvais esprit à l'encontre d'un puissant...
(Je ne saurais l'affirmer. Contrairement à celle de monsieur Guéant, mon érudition a ses limites...)
Puissant, monsieur Guéant croit certainement l'être.
Mais sans doute pas au point d'imposer sa mémoire sélective à la langue qu'il manie, cette langue qui, il l'a sûrement oublié, "pense et poétise à notre place" (Victor Klemperer).
Et parfois dit ce que nous voulions vraiment dire.
Post-Scriptum (24/03/2011) : On peut se réjouir que monsieur Claude Guéant ait réussi à débloquer, avec une célérité exemplaire, des crédits pour équiper son ministère d'un dictionnaire des synonymes. Il a ainsi pu déclarer, selon la presse :
"Avec le recul j'aurais pu prendre un autre mot, j'aurais pu dire: 'mobiliser l'opinion pour faire triompher nos thèses au conseil de sécurité' de l'Onu."
Reste à déterminer s'il s'agit là d'un véritable "recul" de notre ministre...
8 commentaires:
CQFD
Ce qui me chiffonne, toutefois,c'est que, dans la définition qu'il en donne: "campagne menée pour créer un mouvement d'opinion / tentative pour créer un mouvement d'opinion dans une lutte. », le Kozy, il n'a rien fait de tout ça.
Il a décidé de tout avec Cameron, puis avec Bleuch et quelques autres fifres, il en a parlé après au ministre des affaires étrangères, mis devant le fait accompli.
Pareil pour l'Assemblée et le sénat. Et, évidemment, pareil pour la population qui est priée de s'informer dans la presse officielle, et de toute façon, son opinion, hein ...
Il n'y a pas eu de "campagne", apparemment.
Pas en France, quoi.
Ca colle pas du tout avec ce qui s'est passé, cette définition.
C'est mieux l'autre.
C'est pas Guéant qui aurait écrit le discours de Dakar, par hasard?
Pas besoin de campagne,il y a bhl...
C'est kk d'oiseau qui a écrit le discour de Dakar.
La référence à Klemperer n'est pas pour déplaire. Merci.
@yelrah, oui, certes, mais je me demande s'ils ne l'ont pas fait à quatre mains, l'un encourageant l'autre. Mais l'un rédigeant, évidemment, parce que les connaissances du français de l'autre semblent fort limitées.
Tiens, il nous en sort une tous les jours, il a déclaré:" Les usagers du service public ne doivent pas afficher de signes ou préférence religieux".
Ah, ça Hortefeux n'était pas aussi vif! Faut le reconnaître.
Attendons demain.
J'ai eu peur un moment que le service des dictionnaires du Ministère de l'intérieur n'ait été infiltré par des islamiste, grâces aux dieux chrétiens de notre bonne vieille république laïque, ce ne sont que des islamophiles. Qui sait ce que cette horde étrangère aurait pu faire dire à notre bon ministre.
On devrait tout de même donner un accès internet à ces braves gens (je veux dire ceux du Ministère de l'Intérieur, pas les islamophiles dont tout le sait les qualités) à défaut de dictionnaires entiers.
Notez tout de même que ça renouvelle les excuses de mauvaise foi, le "sorti du contexte" commençant être un peu usant à force d'être usé et usité.
@ emcee,
Le futur académicien Guéant n'a pas, c'est vrai, un très grand sens de la langue. Mais j'attends beaucoup de lui, et de ses initiatives, quand il pourra légiférer sur ces problèmes...
@ yelrah,
Tu as raison, il ne faut pas oublier les prêches de (saint) Bernard-Henri.
@ iGor,
Dès que l'on manipule le langage à cette hauteur, les carnets du philologue viennent à l'esprit.
@ emcee, derechef,
Il me semble que l'on a dit que le discours de Dakar a été "revu" par "l'homme européen entré dans l'histoire" soi-même pendant le voyage en avion...
@ Ysabeau,
Les accès internet sont sûrement réservés au travail, pas au batifolage culturel.
@ Guy: Ah bon, ils se sont mis à plusieurs pour écrire ces insanités?
Tristes pitres!
Question dictionnaire, j'espère qu'ils n'y entreront jamais.
Enfin, pour les deux G, on pourra toujours déchirer la page.
Et puis ... merci ;-)
De rien...
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