Du numéro papier de Libération* qui ce matin traînait sur un bureau inoccupé, j'ai photocopillé ceci:
J'ai l'impression qu'elle est de chair, cette chose qui a traversé la terre, un monstre comme Edgar Allan Poe n'en aurait imaginé. En un éclair, nous ne sommes plus maîtres de nos destins, la chose nous a secoués comme un mouchoir au vent, brisant d'un seul coup de pattes nos colonnes vertébrales. Un kou siprann. La terre n'a plus voulu de nous et elle nous a foutu une baffe en pleine gueule. Nos maisons à genoux... et nos amis... en dessous. Anmwey ! Oskou ! Les chiens ont gémi. Jésus... Jésus... le nom sur toutes les lèvres, dit en hurlant, divaguant, ils ont levé les mains au ciel toute la nuit, dans le serein de la galette.
Dormir dehors, car la chose a des spasmes, les derniers soubresauts de son plaisir. Et puis l'égarement comme un réveil en enfer. L'obsession des portes ouvertes, pour courir plus vite que la mort. On a presque envie de croire au Bon Dieu.
Port-au-Prince, 13 janvier 2010.
Ce texte, où certaines expressions me semblent obscures et d'autres me parlent clair, a été écrit, alors que la terre tremblait encore, par Kettly Mars, auteure de poèmes, de nouvelles et de romans, qui travaille et vit en Haïti. Les éditions du Mercure de France ont publié son troisième roman, Fado, en 2008 et annoncent le dernier, Saisons sauvages, pour le mois de février.
Cette "obsession des portes ouvertes", elle nous possède aussi, mais de manière inversée: d'abord parce que nous avons tellement renoncé à adopter le pas de marche lente de la vie que nous n'imaginons pas que nous pourrions avoir à "courir plus vite que la mort"; ensuite parce que la "porte ouverte", chez nous, est avant tout ouverte sur une menace.
Une menace qui s'appelle parfois "toute la misère du monde".
Alors nous prenons des précautions pour éviter les "appels d'air".
Monsieur Eric Besson, qui est préposé à la surveillance des portes de notre monde, a fait publier par ses services, le 14 janvier 2010, le communiqué suivant:
"Eric Besson, ministre de l’Immigration, de l’Intégration, de l’Identité nationale et du Développement solidaire, a donné, mercredi 13 janvier 2010, instruction à ses services de suspendre immédiatement toutes procédures de reconduite dans leur pays d’origine des ressortissants haïtiens en situation irrégulière sur le territoire national."
Il ne faut pas laisser croire que la France pourrait accueillir toute la misère d'Haïti...
Mais comme elle envisage de "savoir en prendre fidèlement sa part", monsieur le ministre des Expulsions a dû aller au-delà de cette suspension des "procédures de reconduite", et, lors de sa séance de vœux, hier, il a annoncé à la presse des mesures destinées à "répondre à la situation humanitaire en Haïti et faciliter l'aide aux victimes du séisme".
Il a même promis:
"La France va essayer de faire preuve de la plus grande humanité, générosité, solidarité."
Il a bien raison de préciser qu'on "va essayer", parce que, c'est vrai, on a un peu oublié comment on faisait pour "la plus grande humanité, générosité, solidarité".
D'après l'AFP, relayée par le Figaro.fr, cela donne ceci:
Les personnes qui doivent être évacuées pour être soignées en France, sont exonérées de visa préalable et les autorisations de séjour de trois mois renouvelable leur seront délivrées dès leur arrivée sur le territoire français, a précisé le ministre. Les Haïtiens dont la demande de regroupement familial a été accueillie favorablement pourront sans délai et sans visa préalable venir en France, a-t-il ajouté.
D'autre part, les dossiers de regroupement familial en cours d’instruction feront l’objet d’un traitement prioritaire par les préfectures et les Haïtiens dont les titres de séjour arrivent à expiration après le 12 janvier 2010 vont bénéficier d’autorisations provisoires de séjour de 3 mois, selon Eric Besson.
Quand on sait quelle énergie est déployée contre le regroupement familial par les services de monsieur Besson, qui est aussi le ministre de la Dislocation des familles, on mesure à quel point cela a dû lui coûter de se résoudre à entrouvrir cette porte-là.
Mais il reste sensible aux courants d'air, notre frileux ministre.
Interrogé (...) sur le fait de savoir si la France envisage d'accorder, comme les Etats-Unis, la protection temporaire aux Haïtiens, le ministre de l'Immigration a répondu: "On regardera au cas par cas."
Le "cas par cas", c'est une autre façon de désigner les portes fermées des préfectures.
* Ce numéro de Libération exploite en son cahier central, Je t'écris Haïti, le cliché "Haïti, île d'écrivains"...
Cela me conduit à vous aiguiller, sans vouloir vous commander, sur la chronique de Francis Marmande, dans le Monde, qui commence ainsi:
Pas de pitié pour Haïti. Haïti en a plein le dos de votre compassion. Haïti crève d'être champion du monde de la pauvreté. Haïti et sa "malédiction" vous emmerdent. Pas la moindre malédiction qui pèse sur Haïti. Pas plus que d'injustice divine. Sur tous les tons, les poètes d'Haïti, les jeunes Haïtiens de France, Dany Laferrière dans Le Monde (17-18 janvier) le disent.
Il y parle du passage de Jean Metellus, médecin et poète, sur RMC, chez un certain Bourdin.
Cependant que Métellus, auteur d'une Nation pathétique, devisait avec Bourdin, les mails pleuvaient en studio. Bourdin les lisait : "Assez avec Haïti !", piaillaient les mails. "Ça suffit !", râlaient les mails, "Nous aussi, nous avons nos problèmes !". Nous aussi. Oui, braves gens, vous avez raison d'en avoir marre d'Haïti. Marre de la médiatisation de ces René Depestre, Dany Laferrière, Trouillot, Danticat, avec lesquels on vous casse la tête. Marre des musiciens d'Haïti, marre des peintres d'Haïti. Marre de l'intelligence d'Haïti. Vous en avez marre d'Haïti, parce qu'Haïti ne réveille en vous que la pitié, cette grimace du mépris. Ne craignez rien. Dans trois semaines, vous aurez tout oublié d'Haïti.
(On lui pardonnerait presque sa fascination pour la tauromachie, à Marmande...)
6 commentaires:
Les poètes seuls parfois ont le sens des mots… Une aie m'a transmis quelques lignes inédites qui ébranlent tout autant.
Pour ce qui est de la malédiction, Jean-Marie Théodat, invité aujourd'hui de 2000 ans d'histoire sur Inter, balayait le terme en demandant de quelle faute le peuple haïtien devrait tenir cette malédiction.
Avant de rappeler que la pauvreté endémique trouve sa source dans la dette imposée par la France de Charles X pour "rendre" l'île aux esclaves : 150 millions de francs or.
Je suis trop fatigué pour faire la conversion en euros.
Ainsi que le dit Marmande:
"Son dernier séisme l'a d'autant mieux frappée que la malédiction d'Haïti porte des noms et des dettes très humains. Tyrans, profiteurs, Etats, la France donnant le bras à l'Amérique depuis 1825, plus l'armée de revanchards qui n'encaisseront jamais Toussaint Louverture, l'insolente révolte d'esclaves et la création de la première république nègre."
Merci pour le lien vers Marmande.
Malgré ses élans tauromachiques, quand j'achetais encore Le Monde, j'aimais bien le lire (pour le jazz, et d'autres choses dont je retrouve le fond dans la chronique que tu cites).
Marmande est un des rares à parler encore, et bien, du jazz totalement déjanté des grandes années du free.
(Pour cela aussi, il lui sera beaucoup pardonné.)
Oui. Le blues et le jazz sont sans pitié.
Je me souviens de Marmande parlant de Portal à Châteauvallon.
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