jeudi 14 janvier 2010

Une bonne copine d'Emmanuel Todd

Même avec la plus mauvaise volonté idéologique, il semble assez difficile de soutenir qu'Emmanuel Todd frétille comme un poisson dans l'eau au sein du courant le plus radical de la pensée contemporaine. Sa note, intitulée Aux origines du malaise politique français, écrite pour la très gauchisante Fondation saint-Simon, a largement inspiré le concept très fécond de "fracture sociale", utilisé, avec la pertinence et le succès que l'on sait, par Jacques Chirac dans sa campagne de 1995.

Cependant, on s'accorde généralement pour reconnaître un indéniable sérieux à ses travaux, et une agaçante lucidité à ses analyses.

Le Monde a publié, le 26 décembre 2009, quelques propos d'Emmanuel Todd, recueillis par Jean-Baptiste de Montvalon et Sylvia Zappi. Cet entretien permet de faire le point sur les réflexions d'un intellectuel de ce temps face à ce que nous vivons. Il indique surtout des pistes, pose des jalons, passe parfois rapidement sur les justifications nécessaires... C'est la loi du genre: un entretien n'est en général pas aussi solidement étayé qu'un article de fond.

A cette absence de "notes de bas de page" s'ajoute, de la part d'Emmanule Todd, un goût du mot bien posé et de la formule juste.

Lorsqu'il parle du sarkozisme, cela devient percutant.

Beaucoup se sont étonnés de découvrir là un Todd é-ner-vé...

Évariste-Vital Luminais, Les Énervés de Jumièges (1880),
Musée des Beaux-Arts, Rouen.

C'est le cas de madame Elisabeth Lévy, journaliste contemporaine, dont Le Monde a publié, le 11 janvier, une tribune intitulée: Identité nationale : qui hait qui ? Réponse à Emmanuel Todd.

Madame Lévy nous offre en hors-d'œuvre un échantillon de son beau style polémique:

Todd détient l'un des plus jolis cerveaux du pays, formé dans les meilleures écoles britanniques.

Et le fait suivre d'un échantillon de son imparable sens déductif:

Il peut donc tenir avec brio deux discours parfaitement contradictoires (...).

Faut-il comprendre qu'aux yeux de madame Lévy, l'intellect d'Emmanuel Todd semble quelque peu apatride ? Et que de ce manque de francité authentique découle une sorte de schizoïdie mentale ?

Je ne pense pas, car madame Lévy, dans son portrait d'Emmanuel Todd, qu'elle a assaisonné de vinaigre balsamique, nous avoue:

Pas mal de mes amis le détestent – ce qui doit lui faire immensément plaisir. Pour ma part, je l'avoue, j'aime bien Emmanuel Todd. D'abord, c'est un copain et il peut être d'un commerce passionnant, amusant et même amical, pour peu qu'on évite ses mauvaises périodes et les sujets qui fâchent – ce qui devient, il est vrai, assez compliqué.

Elle ajoute:

En prime, très beau garçon, irrésistible quand il s'énerve.

Je n'ai pas jugé bon de réactiver mes contacts dormants dans les milieux intellectuels parisiens, mais je suppose que madame Lévy doit être irrésistible dans le rôle de la bécasse s'écriant:

"Dieu, quel chou vous faites avec votre air de grand vilain fâché !",

ou

"Wouah, j'te kiffe grave quand t'as la rage !",

selon le niveau de langage qu'elle aura choisi.

Bécasse essayant de se faire passer pour une perruche.

Madame Elisabeth Lévy ne quittera pas ce ton de familiarité très parisienne dans les deux pages qui suivent, où elle prétend répondre à "l'ami Todd", ce redoutable Janus intellectuel réunissant "le savant brillant et l'idéologue énervé".

Pour simplifier, et garder ses chances, elle écarte d'emblée toute discussion avec le "savant brillant", et semble montrer une aversion particulière pour les "séries statistiques", qu'elle récuse en bloc.

(Peut-être n'a-t-elle pas eu l'opportunité d'être "formée dans les meilleures écoles britanniques"...)

Emmanuel Todd affirmait:

La réalité de la France est qu'elle est en train de réussir son processus d'intégration. Les populations d'origine musulmane de France sont globalement les plus laïcisées et les plus intégrées d'Europe, grâce à un taux élevé de mariages mixtes. Pour moi, le signe de cet apaisement est précisément l'effondrement du Front national.

On peut être étonné. On peut avoir envie d'en savoir plus, de voir les chiffres sur lesquels se base cette affirmation. On peut aussi demander ce qu'il faut entendre par "processus d'intégration"...

Mais madame Lévy répond:

Je n'ai pas, il est vrai, la moindre statistique à opposer aux certitudes d'Emmanuel Todd, seulement le sentiment qu'en une vingtaine d'années, l'intégration des enfants d'immigrés a reculé plutôt qu'elle ne s'est améliorée et que, chez une partie d'entre eux, la proclamation identitaire a pris le pas sur la revendication égalitaire : de la Marche des Beurs à La Marseillaise brûlée et à "la burqa, où je veux", Todd trouve que "les tensions se sont apaisées". Moi pas. Et j'avoue que je ne sais pas comment une même réalité peut donner lieu à deux perceptions si contradictoires.

Opposer "sentiment" à "statistique", ce n'est évidemment pas une posture idéologique.

Todd constatant chez monsieur Nicolas Sarkozy "un comportement et un vocabulaire extrêmement brutaux vis-à-vis des gamins de banlieue", sa copine Elisabeth Lévy rétorque:

Croit-il vraiment que des gamins et moins gamins qui ne peuvent prononcer une phrase entière sans dire "nique", "ta race", "chien" et bien d'autres gracieusetés encore et qui annoncent tous les deux paragraphes qu'ils vont "tuer un bâtard" sont si sensibles au beau langage qu'ils n'ont pas supporté la "racaille" et le "kärcher" et qu'animés par une légitime révolte devant de tels écarts, ils ont brûlé les voitures de leurs parents et l'école maternelle de leurs petits frères ?

On ne peut qu'admirer la manière dont madame Lévy se départit de tout substrat idéologique...

Pour cela, elle mérite bien qu'on lui laisse placer un dernier mot:

Précisons-le clairement : Emmanuel Todd ne dit jamais que le sarkozysme est un fascisme. Seulement, il ne peut pas ne pas y penser. Il ne nous dit pas non plus que les musulmans d'aujourd'hui sont les juifs d'hier et que l'étoile verte est en train de remplacer l'étoile jaune. Mais on ne peut pas ne pas y penser.

Alors moi aussi, je voudrais poser une question, au copain, au citoyen et au savant : quand tu mobilises cet imaginaire-là et ces références-là, es-tu certain, cher Mano, de ne pas être aveuglé par une haine qui ne te sied guère ?

Je tiens à assurer le "cher Mano" de toute ma sympathie: je sais ce que c'est, j'ai eu aussi des bonnes copines de ce style...

Seulement, moi, cela fait un bout de temps que je change de trottoir, ou de café, quand je les vois.

6 commentaires:

JR a dit…

Je suis allé en fin d'année dernière voir ma fillotte en formation à la School of Oriental and African Studies (SOAS) de l'University of London (ce que je suis fier!) dont je ne sais si elle fait partie des meilleures écoles britanniques, mais ça m'a permis de voir une ville ouverte en grand au "communautarisme" que nous dénonçons si facilement et qui permet simplement aux exilés de partout de trouver un peu de familiarité dans ce qu'ils mangent, dans ce qu'ils lisent ou dans les personnes avec lesquelles ils échangent.
Si je fuis les touristes français où que je me trouve, je pense qu'en temps qu'immigré (en Turquie chez Renault, par exemple?)j'aurais plaisir à panser quelque peu le mal du pays. Même s'il me paraît inimaginable par les temps qui courent de pouvoir avoir le mal du pays, sauf de le voir sombrer dans une crise identitaire.
Bref.
J'ai pu aussi constater que l'intégration anglaise de son passé colonial permet d'avoir (outre une école consacrée aux ex colonies britanniques où se croisent des étudiants de partout…) d'excellents produits sur les étals et dans les rayons des supermarchés.
Sinon, dans le genre intello, j'ai entendu AG Slama déclarer hier sur Culture (qui recevait Lilian Thuram) que la colonisation était "un accident de l'histoire".
Bref (bis) : l'identité nationale française est pourrie des séquelles d'un accident.
Sourire
Excuse moi d'être hors sujet.

Guy M. a dit…

Pour avoir vécu un peu dans d'ex-colonies belges et/ou françaises, j'ai bien connu le regroupement communautaire...

On y développait en parallèle la cirrhose mondaine et la fierté identitaire, mais pas trop l'intégration.

Cela me rassure d'apprendre que nous avons été victimes d'un accident historique. Juste de la tôle froissée, sans doute...

JBB a dit…

Que voilà un billet jouissivement percutant ! Merci :-)

Voir Levy s'en prendre ainsi à Todd sur le terrain intellectuel est aussi risible qu'un chauffeur de taxi qui donnerait des conseils de navigation à feu Tabarly. Mais la dame est coutumière du fait ; elle s'était même permise de donner, voilà un moment, des leçons de journalisme à Denis Robert…

Guy M. a dit…

E. Levy figurera probablement dans le second volume des "Editocrates", elle le mérite bien.

Floréal a dit…

"Si je fuis les touristes français où que je me trouve, je pense qu'en temps qu'immigré (en Turquie chez Renault, par exemple?)"

Votre ami JR qui fuit les touristes français où qu'il se trouve ne serait pas un "immigré" en Turquie mais un "expat". Et en "tant" que touristes et en dépit du "temps" qu'il puisse faire où que ce soit, les français ne sont pas les pires, loin de là; et je suis (pas assez ) payée pour le savoir: le tourisme, c'est mon boulot.

Sa "fillote" dans un environnement mirifique, ça m'a bien amusée. Il doit avoir de la thune pour l'entretenir, sa "fillote". Parce que ma fille a fait Erasmus en GB. Et comme je n'en ai pas, de thune, pour s'en faire un peu elle a travaillé quelques temps comme serveuse part-time. Alors je peux vous dire que le "multiculturalisme" en résidence universtaire, ah oui, super, ma fille en garde de bons souvenirs. Dans la restauration, nettement moins. Il y a énormément de gens qui parlent très mal, et très peu anglais. Le communautarisme est bien plus étanche en GB qu'en France. J'ai moi-meme bien connu la GB dans les années 70, et c'était certainement bien plus agréable que maintenant.

Guy M. a dit…

C'est ça...

Et bonjour chez vous.