dimanche 20 février 2011

Sa voix, et celles de tout un peuple

Il faut d'abord entendre la déclamation cadencée de cette voix, celle d'Anna Akhmatova, poète entre les poètes, sur ces étranges images tremblées (1) :



Le poème que la voix d'Anna Akhmatova scande ici, a été écrit en 1924, à Leningrad. Jean Malaplate en a donné une traduction française en décasyllabes rimés :

La Muse

Quand je l'attends au sein de la nuit noire,

La vie, alors, ne compte plus pour rien;
Qu'importent liberté, jeunesse, gloire,

Lorsque , sa flûte aux doigts, elle survient.


Oui, la voilà brusquement dévoilée...

Fixé sur moi, son regard m'éblouit

Et je demande : "Est-ce sous ta dictée
Que Dante fit l'Enfer ?" Elle dit : "Oui."
(2)

Akhmatova avait prévu d'inclure ce poème dans un recueil regroupant des pièces écrites de 1924 à 1941, intitulé Le Roseau, qui ne fut pas édité de son vivant. (3)

La réponse abrupte qui clôt les deux derniers vers évoque cette autre réponse, qu'Akhmatova fit elle-même, et qu'elle a placée en liminaire à son Requiem - qui devait être la dernière section du Roseau.

EN GUISE DE PRÉFACE

Au cours des années terribles du règne de Iéjov*, j'ai passé dix-sept mois à faire la queue devant les prisons de Leningrad. Une fois, quelqu'un m'a pour ainsi dire "reconnue". Ce jour-là, une femme qui attendait derrière moi, une femme aux lèvres bleuies qui n'avait bien sûr jamais entendu mon nom, a soudain émergé de cette torpeur dont nous étions tous la proie et ma demandé à l'oreille (là-bas, tout le monde parlait à voix basse) :

- Et ça, vous pouvez le décrire ?
Je lui ai répondu :
- Je peux.
Alors un semblant de sourire a effleuré ce qui avait été autrefois son visage.


1er avril 1957

Leningrad

* Chef du NKVD de septembre 1936 à juillet 1938. (Note de la traductrice)
(4)

Si la Muse avait pu dicter à Dante son Enfer, Anna Akhmatova pouvait, elle, transcrire ce que lui dictaient "à voix basse" tous ceux et toutes celles qui attendaient "devant les prisons de Leningrad", dans l'espoir d'avoir des nouvelles d'un prisonnier.

Pour elle, le prisonnier était Lev Goumilev, le fils qu'elle avait eu de son premier époux, le poète Nikolaï Goumilev, lui-même fusillé en août 1921 sous prétexte de complot monarchiste (5).

Considérée comme un irréductible élément bourgeois aux écrits "socialement trop peu pertinents", Anna Akhmatova ne fut pourtant jamais arrêtée, mais à partir de 1922, elle fut pratiquement interdite de publication. Elle continua de composer de la poésie, la confiant souvent, par prudence, à sa mémoire et à celles d'amis sûrs. "De temps à autre, Akhmatova en passait révision : on devait lui réciter par cœur tel ou tel fragment." (6)

Espérant toujours la libération et le retour de son fils, elle n'envisagea jamais de s'exiler.

Elle put ainsi placer en exergue de son Requiem ce quatrain :

Non, je n'étais pas sous un autre ciel,
Protégée sous une aile étrangère ;

J'étais alors avec mon peuple,

Là où il était pour son malheur.
(7)

Ce cycle de poèmes fut pour la première fois publié, "sous une aile étrangère", à Munich, en 1963, trois ans avant la mort d'Akhmatova. Les éditeurs tenaient à préciser que cette publication avait été faite "à l'insu de l'auteur". Un exemplaire parvint à Anna Akhmatova, sur lequel elle put apporter des corrections. Dans son pays, le Requiem ne parut que bien après sa mort, en 1987. (8)

Mais Anna Akhmatova avait tenu la promesse faite, "au pied du mur rouge, du mur aveugle", à cette "femme aux lèvres bleuies qui n'avait bien sûr jamais entendu [s]on nom"...

************Épilogue

*************** 1

J'ai su comment les visages se défont,
Comment on voit la terreur sous les paupières,

Comment des pages d'écriture au poinçon
Font ressortir sur les joues la douleur,
Comment les boucles noires ou cendrées
Ressemblent soudain à du métal blanc.
Le sourire s'éteint sur les lèvres dociles
Et la peur tremble dans un petit rire sec.
Si je prie, ce n'est pas pour moi seule,
Mais pour tous ceux qui ont avec moi attendu
Dans le froid féroce, ou sous la canicule,
Au pied du mur rouge, du mur aveugle.

*************** 2

Il va être temps de se rappeler.
Je vois, j'entends, je vous sens là :

Toi, qu'on a traînée vers la fenêtre,
Toi, qui n'étais pas sur ta terre à toi,

Toi qui secouais ta jolie tête
Et qui disais : "Je viens ici comme chez moi."

Je voudrais vous nommer toutes par votre nom.
Mais ils ont pris la liste. Où poser les questions ?

J'ai tissé pour elles un grand voile
Avec ces pauvres mots qu'elles m'ont donnés.

Je me les rappelle toujours et partout.
Que vienne un autre malheur, je n'oublierai rien.

Et si l'on bâillonne ma bouche torturée,
A travers laquelle crient des millions d'êtres,

Alors qu'on ait de moi semblable mémoire
A la veille du jour anniversaire.

Et si, je ne sais quand, dans ce pays,
On songe à me dresser une statue,

Je donne mon accord pour la cérémonie.
Mais j'y mets une condition : qu'on la place

Non pas près de la mer qui m'a vu naître
(Avec la mer tous les liens sont rompus),

Non dans le parc des souverains, près de la souche
Où me cherche une ombre inconsolable,

Mais ici, où j'ai attendu trois cents heures
Sans que pour moi s'ouvrent les verrous.

C'est que j'ai peur, dans la mort bienheureuse,
D'oublier quel bruit faisaient les fourgons noirs,

D'oublier la porte qu'on claquait affreusement,
et la vieille qui hurlait comme une bête blessée.

Que, des paupières de bronze, immobiles,
La neige en fondant coule comme des larmes !

Que le pigeon de la prison roucoule au loin
Et que sur la Néva glissent doucement les bateaux !

1940. Mars (7)



Notes :

(1) Ces images ouvrent le film réalisé par Semyon Aranovich que l'on peut trouver en dvd sous le titre The Anna Akhmatova File (1989).




(2) Cette traduction figure dans Poèmes, paru en 1992 aux Éditions Librairie du Globe.

(3) Le Roseau a été "reconstitué" dans une belle édition bilingue, avec la traduction de Christian Mouze, chez Harpo & (2007).

(4) Le texte français est ici celui de Sophie Benech, qui a donné une édition bilingue illustrée du seul Requiem aux Editions Interférences, en 2005.

(5) Son troisième mari, Nikolaï Pounine sera arrêté en 1935 et mourra dans un camp en 1953.

(6) Joseph Brodsky, préface des Poèmes (Éditions Librairie du Globe)

(7) La traduction est celle de Jean-Louis Backès, figurant dans Requiem, Poème sans héros et autres poèmes, paru en 2007 dans la collection Poésie/Gallimard.

(8) On trouve pourtant, sur le site ImWerden, un fichier audio où l'on peut entendre Akhmatova dire Requiem. J'ignore dans quelles circonstances et à quelle date il a été enregistré. Je suis même incapable de dire quels poèmes du cycle il contient...

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